A force de faire semblant de ne pas comprendre la réalité russo/ukrainienne, Trump pourrait déclarer devoir se retirer. Bien que fort complaisant avec ce qu’il croit pouvoir être son ami Poutine, il pourrait utiliser l'invariant russe, s'appuyer sur lui pour repousser à très loin un inéluctable déclin américain et ce sans même peut-être affronter trop directement la Chine. Toutefois, pour bien comprendre la situation et prendre les bonnes décisions, il lui faudrait d'abord bien analyser ce qu'est la réalité de l'ex empire des tsars.
La présente note s’intéresse à la compréhension d’une réalité russe et plus particulièrement son modèle anthropologique, modèle jusqu’ici peu défriché. . On peut en effet s’étonner de caractéristiques sociétales a priori assez éloignées de ce que l’on trouve dans l’occident classique : un Etat laissant très peu de place à la société civile, un demos davantage objet que sujet, un repli sur soi contrarié par une interaction sociale souvent brutale et violente, une très difficile émergence de droits de l’homme dont celui de la propriété voire du respect de la vie. Ces caractéristiques sont elles-mêmes des qualificatifs divers d’une même réalité : la faculté d’un pouvoir très éloigné à nier toute autonomie réelle à une population, simple moyen de sa propre fin, à savoir sa reconduction au pouvoir.
1 - Anatomie de l’Etat Russe.
En Russie comme ailleurs, l’aventure étatique fût probablement la cristallisation d’une évolution qui selon l’expression de Pierre Clastres devait aboutir à ce que ce dernier appelait « un coup d’Etat fondant l’Etat ». Partout dans le monde, le « big bang » des Etats fut l’appropriation du « commun » d’une société, ce que l’on appellerait dans le langage moderne les biens publics. L’histoire assez classique des Etats fut le passage d’un âge patrimonial plus ou moins long (le groupe au pouvoir gère le commun comme son bien propre), à un âge institutionnel (le groupe au pouvoir reconduit sa domination par un partage et la reconnaissance de droits attribués à un demos). Dans certains cas, l’âge institutionnel peut se déliter avec passage à un âge relationnel où l’Etat lui-même semble s’affaisser devant le marché (démocratie puis mondialisation). L’âge relationnel qui semble être le moment présent des Etats de l’UE délègue au marché et aux économistes l’édification d’un intérêt général. Le marché devenant la nouvelle patrie à défendre. Signalons qu’il n’existe aucune théorie de l’histoire et rien ne dit qu’il existe un passage ordonné entre les âges : des retours ou des ordres inversés sont toujours possibles. Rien ne dit non plus que la réalité correspond à des âges complètement séparés et complètement distincts. Ainsi il n’est pas impossible de penser que l’UE pourrait évoluer, après son âge plus ou moins relationnel vers un stade intermédiaire que certains appellent déjà la marche vers « l’étaticité ». Stade sans doute très difficile à reconstruire car devenu étranger à ce que l’on peut considérer comme point d’aboutissement du stade relationnel à savoir celui d’un individualisme devenu radicalement narcissique.
Ce qui semble caractériser l’histoire de l’Etat russe est l’importance de l’âge patrimonial, la difficulté du passage à l’âge institutionnel et, plus récemment, sa greffe sur un âge relationnel qui lui reste fondamentalement étranger.
2 - Une construction impériale sans équivalent.
L’âge patrimonial s’est parfaitement adapté à la construction d’un empire où - à l’inverse de ce qui se passait en Occident (Grande-Bretagne et France arrimées depuis longtemps à l’âge institutionnel) - la métropole n’est pas géographiquement séparée des colonies. Alors que la France se distingue de l’Algérie par une frontière naturelle, il n’existe pas de barrière physique entre la colonie et l’Etat patrimonial russe. Et comme l’âge patrimonial est celui où les sujets sont dépourvus de l’essentiel de ce qu’on appelle les droits de l’homme, voire le simple respect de la dignité humaine, le colonisateur peut utiliser ses sujets comme matière première de la colonisation. Parce que dépourvus de droits de propriété qui n’existent que pour les dominants, les sujets peuvent être instruments de la colonisation et être déportés en masse vers de nouveaux lieux. D’où la multitude de groupes russophones dans des espaces a priori très éloignés mais jamais séparés de la métropole par une barrière naturelle qui n’existe pas. Phénomène que nous n’avons pas constaté avec les autres colonisations où, même en Algérie, il n’y avait pas de réelles déportations et où ce qu’on appelait les pieds noirs étaient des volontaires très autonomes au regard de l’Etat central. Les cas contraires - sauf l’énorme exception que fût le commerce triangulaire, sauf également des moments parfois tristement génocidaires (enfumades de Bugeaud) - étaient non généralisés et concernaient surtout une déportation des colonisés récalcitrants vers d’autres colonies, donc des personnes dépourvues des droits de propriétés de l’âge institutionnel de la métropole.
Dans le cas de la Russie, les moyens de production de la colonisation et de l’expansion de l’âge patrimonial, doivent historiquement rester ce qu’ils sont à peine d’effondrement de l’empire en expansion : les déportés doivent conserver leur rang et ne doivent jamais accéder aux droits de l’homme classiques. Il en résulte une distance réduite entre le colon et le colonisé, ce qui n’était pas le cas des empires coloniaux occidentaux. Dans le cas inverse, une stratégie d’accès aux classiques droits de l’homme entrainerait un effondrement de l’empire, ce que « Catherine la Grande » tentait d’expliquer aux philosophes des lumières et en particulier Diderot. Constatons qu’aujourd’hui encore les déportations restent une pratique assumée : enfants et familles ukrainiennes, minorités des espaces de l’Asie centrale, etc.
3 - Un point d’appui sur des structures anthropologiques à privilégier.
Les deux paramètres classiques des droits de l’homme : vie, liberté, reposent sur un troisième qui devient le point d’appui des deux premiers : la propriété. C’est dire que l’âge patrimonial de l’Etat russe ne permet pas l’arrimage à la notion classique de propriété : vie et liberté seront toujours sous la dépendance du pouvoir. D’où la difficulté de faire naître un âge institutionnel allant jusqu’à la démocratie. Au mieux, on aboutira à une citoyenneté qui restera bloquée sur le patriotisme ou le nationalisme alors qu’en Occident il sera possible d’aller plus loin. D’où l’asymétrie fondamentale dans une situation de guerre : un coût de la vie très élevé dans un cas ( l’Occident dépassant l’âge institutionnel et déjà plongé vers le point d’aboutissement dans l’âge relationnel , à savoir l’individualisme narcissique), et très faible dans l’autre (Russie dont l’âge institutionnel reste enkysté dans un âge patrimonial essentiel pour le groupe des oligarques). Dans un cas nous avons la doctrine du zéro mort dans la guerre et dans l’autre, il sera naturel d’extirper de l’univers carcéral des personnes que l’on enverra sur le front.
D’une certaine façon, l’Etat russe se trouve très aidé par des structures familiales qui selon la classification d’Emmanuel Todd relèvent du type souche, voire communautaire, avec des caractéristiques culturelles qui restent éloignées de celles de l’occident classique où la valeur égalité l’emporte. Le poids de l’autorité indiscutable s’impose avec ses conséquences sur des droits de l’homme qui n’ont pas la même signification qu’en Occident. La dimension âge patrimonial de l’Etat Russe est ainsi en relative congruence avec des structures familiales qui ne vont pas contester frontalement la violence du pouvoir. La perspective d’une révolution a ainsi beaucoup plus de chance de se réaliser par le haut que par le [1]bas, ce que semble bien voir un Giuliano Da Empoli dans son dernier ouvrage.
4 - Un point d’appui récent sur des Etats vivant l’âge relationnel.
Mais l’Etat russe qui passe déjà difficilement le cap de l’âge institutionnel est retenu, voire confirmé dans son âge patrimonial par sa greffe sur les Etats de l’âge relationnel (Occident). Les richesses de l’immense empire peuvent être valorisées auprès des Etats devenus vassaux d’un mercantilisme privé. C’est bien évidemment le cas - véritablement caricatural - de l’Allemagne dont le mercantilisme permettra d’alimenter une rente gazière gigantesque accaparée par les détenteurs/défenseurs de l’âge patrimonial russe. De quoi nourrir - non pas avec des droits mais avec des marchandises - les dépendants du pouvoir russe. De quoi, par conséquent, légitimer la forme patrimoniale du pouvoir par une population qui reste à l’écart des agitations du post-modernisme occidental. De quoi envisager par des oligarques, le retour d’un North Stream 2 en négociant avec des USA semblant renouer avec les prémisses d’un retour vers une sorte d’âge patrimonial[2] Mieux, de quoi distribuer des salaires considérables et du capital qui l’est davantage encore, à ceux qui s’engagent dans la machinerie militaire. C’est dire que malgré une démographie très difficile, l’Etat patrimonial russe peut encore alimenter la machine de guerre par une offre suffisante de personnel et de moyens financiers : les chaînes d’inscription à la guerre sont le point de départ d’un changement radical de niveau de vie pour nombre de familles de colons mais plus encore de colonisés dans l’immense empire. Au final, de quoi connaître l’équivalent de la société de consommation occidentale dans un monde carcéral. Les immenses espaces de la Grande Distribution peuvent cohabiter avec ceux des colonies pénitentiaires.
5 - Un Etat sans limite territoriale
L’empire lui-même ne peut connaître de limite. Dans le cas de la colonisation occidentale, des barrières naturelles permettaient la distinction entre des colonies et des métropoles, elles-mêmes déjà marquées par les frontières des célèbres traités de Westphalie (1648). Simultanément, l’âge institutionnel et son débouché sur l’idée de citoyenneté et de droits de l’homme, délégitime rapidement le fait colonial occidental, lequel débouchera sur l’apparition de très nombreux Etats en formation au vingtième siècle. Historiquement, l’affaire ne fut pas facile et aurait pu l’être beaucoup moins encore en l’absence de barrières naturelles entre colonies et métropoles. Imaginons par exemple les difficultés supplémentaires - pourtant déjà considérables - dans le cas de la France et de l’Algérie si cette dernière avait été directement accolée à la métropole. Le cas de la Russie, au regard de l’idée de décolonisation est très différent. Parce que l’âge patrimonial peut se pérenniser et que la colonisation s’est accompagnée de déportations, il est très difficile de connaître une décolonisation. La violence naturelle de l’âge patrimonial s’y oppose, et surtout il est facile de compter sur ce qui est devenu les minorités russophones réparties sur l’immense territoire. C’est ce qui est présentement vécu avec un mouvement complexe de décolonisation/recolonisation. En occident -parce que le colon était très différent du colonisé, - la décolonisation n’en finit pas de se radicaliser y compris et surtout dans les anciennes métropoles. En Russie, colons et colonisés sont peu différents et le colonisé ne rejette pas la culture du colon. A priori impensable en occident, la recolonisation se trouve envisageable dans l’ordre Russe. Avec toutefois une limite : une colonisation vers des espaces fondamentalement étrangers à l’espace russe (l’Afrique actuelle) se heurtera à des déboires majeurs. Il sera moins difficile de se réinstaller dans les ex territoires de l’Union Soviétique que d’occuper le Sahel après évincement de la présence française.
6 - Un Etat menaçant menacé ?
Et pourtant l’empire est plus ou moins menacé car les droits de l’homme frappent à la porte et les espoirs - fondés ou non - de l’âge relationnel s’affirment. Non pas nécessairement par le canal démocratique car une grande partie des droits de l’homme peut se vivre en dehors de la liberté démocratique, mais bien plutôt par le canal économique. L’économie prédatrice et rentière monopolisée par les tenants du pouvoir peut faire l’objet d’une contestation grandissante, voire se transformer en luttes de clans débouchant sur de possibles fragmentations. Et déjà, au quotidien, une difficulté croissante à gérer les conflits d’intérêts entre groupes de décisions et la peur qui, finalement, empêche toute innovation au niveau des microdécisions. Davantage encore, la digitalisation de l’économie et les espoirs du monde numérique favorisent la fuite hors de l’empire des plus modernes. De quoi accélérer la crise démographique. Au-delà des apparences nous sommes vraisemblablement dans la crise des Etats figés dans l’âge patrimonial.
7 - Quelques conclusions trop rapides et peu perçues par la nouvelle administration américaine.
a - Les réalités d’aujourd’hui sur le théâtre russe paraissent confirmer ce qui précède : le « sultanat électoral » vécu l’an dernier par le pays ne semble guère embarrasser ce que chacun peut considérer comme une distraction dominicale où l’on était invité au jeu du plébiscite comme on peut l’être au jeu de monopoly. C’est dire que la liberté au sens occidental n’a encore que peu de sens.
b - La guerre est coûteuse, et même avec une croissance, il deviendra de plus en plus difficile de jouer le jeu de la société de consommation avec des moyens de production qui se sont reconvertis en usines de guerre. La croissance peut certes s’accélérer avec la généralisation d’une économie de guerre, mais elle ne pourra masquer durablement une perte des niveaux de vie. Entre la guerre et l'hyperconsommation il faudra choisir.
c - La guerre, elle-même, est un moyen de conserver un âge patrimonial menacé par des périphéries dissidentes qui pourraient déboucher sur des exemples de réussite légitimant un âge relationnel : un succès économique et politique de l’Ukraine n’est pas acceptable pour la Russie. Une guerre qui soude une communauté est donc utile pour le pouvoir mais son coût devra se reporter sur les dépendants, plutôt sur les colonisés que sur les colons.
d - Cette même guerre ne pourra que se limiter aux anciens espaces et La Russie, cruellement contestée dans sa volonté de devenir chef d’orchestre d’un Sud global, devra probablement se retirer - au moins partiellement - de l’Afrique.
e - Enfin cette guerre développe ce qu’elle combat : le passage de l’Etat ukrainien d’un âge patrimonial à un âge institutionnel flirtant avec l’âge relationnel européen. Plus simplement exprimé, l’Etat Russe engendre à sa périphérie ce qu’il n’est pas, et que classiquement on appelle « l’Etat Nation souverain ». Si le marché généralisé de l’âge relationnel connait quelque peine à souder une société, la guerre de l’Etat Russe resté patrimonial ne permettra pas davantage de souder et développera des risques de rupture.
8- Ce que peut faire une administration américaine tentée par les mirages d’un retour à l’âge patrimonial.
Nous ne reviendrons ici sur les paramètres d'une crise intérieure américaine qui semblent éloigner les structures anthropologiques du libéralisme classiques. Phénomène d'une grande complexité qui mène à ce qu'on appelle sans doute trop vite le "retour des prédateurs". parmi nos conclusions provisoires il y en a une: "la Russie n'a pas les moyens de se permettre de perdre une guerre". Mais elle ne peut non plus la gagner sans risques géopolitiques majeurs sur le statut de l'Amérique. Il faut donc trouver un moyen terme qui rejoint les intérêts américains notamment au regard de la Chine. Il sera très difficile pour les USA de connaitre un vaste mouvement de réindustrialisation et, au delà de la guerre des droits de douanes, il faudra envisager une autre guerre, celle qui est beaucoup plus en amont dans l'ordre économique : la maitrise mondiale de l'énergie. Une telle maitrise consacrerait le retour d'un moment heureux de l'Amérique, celui de la période 1945/1973 où les "7 soeurs " ( 5 entreprises américaines et deux anglo-hollandaises) définissaient un prix unique du pétrole à l'échelle planétaire. Un prix garantissant la compétitivité de l'industrie américaine.
S'il n'est évidemment plus possible d'en revenir à l'ordre ancien, il est techniquement et probablement possible pour les USA de construire une alliance non plus avec les Etats du Golfe mais avec la Russie.
Le montage pourrait être le suivant : création d'une entreprise américaine reprenant les actifs de "North Stream" à la Russie et rétablissant des infrastructures. Au delà, l'entreprise américaine achète le gaz russe et le revend à L'Union Européenne.
Les conséquences seraient les suivantes :
- Recentrage de la production de GNL américain sur le territoire des USA avec baisse de la production et baisse du prix aligné sur un coût marginal fortement croissant : l'économie américaine bénéficie de coûts très faibles par disparition de coûts marginaux très rapidement croissants provoqués par la ravitaillement des ports européens en GNL. On parle du financement de la guerre mais le monde médiatique n'évoque pas les conséquences sur les prix intérieurs américains de l'exportation de GNL vers l'Europe.
- Fixation d'un prix UE plus faible que le prix actuel et beaucoup plus élevé que l'ancien prix du gaz naturel naguère acheté par l'Allemagne à la Russie.
- Fixation d'un prix à la Russie qui compte tenu de l'opportunité réalisée par la possibilité de reproduire du gaz doit logiquement être très faible. De quoi, pour l'entreprise américaine, bien vivre d'une différence de prix assurant une rente énergétique. Un peu comme au bon vieux temps où les compagnies bénéficiaient d'un prix politiquement fixé sur les coûts dans les ports du golfe du Mexique alors que le pétrole était produit dans le golfe arabique à des conditions infiniment plus avantageuses.
L'amitié russo-américaine pourrait ainsi se fonder sur une réalité objective : retour d'un contrôle plus ou moins mondial de la rente énergétique pour les USA, contre garantie pour la Russie de ne pas perdre une guerre fondamentale pour sa simple survie en tant qu'Etat resté fondamentalement patrimonial.
Jean-Claude Werrebrouck – 30 avril 2025
[1] https://www.lacrisedesannees2010.com/2025/03/face-a-la-dislocation-de-l-ordre-de-yalta-quelle-strategie-pour-l-europ.html; https://www.lacrisedesannees2010.com/2025/02/le-tanleau-du-monde-peint-en-1945-a-yalta-n-existe-plus-1.html
[1] Cf ; l’Heure des prédateurs ; Gallimard ;2005.
[2] Ce que suggère l’idée d’une entreprise américaine devenant interface ente Russie et Europe (essentiellement Allemagne) et idée se concrétisant déjà par la mise au travail d’un équipe de juristes. De quoi créer pour reprendre les termes des économistes un monopole bilatéral contrarié avec en perspective le retour du contrôle mondial des énergies fossiles par les USA.