Dans le N° 131 de la « Lettre Géopolitique de l’Electricité » on rappelle clairement ce qu’on appelait l’excellence française. Par exemple, celle du branchement sur le réseau de pas moins de 8 nouvelles centrales nucléaires pour la seule année 1982. Aucun pays au monde n’a su réaliser ce que faisait EDF à l’époque. Cette excellence reposait aussi sur la capacité de l’énergéticien à produire à la chaîne, donc industrialiser et réduire considérablement les coûts de la construction et de la mise en service.
De l’excellence à la dérive
Il est inutile de rappeler que le processus fut progressivement bloqué à la fin des années 90 et qu’EDF fut d’une certaine façon une entreprise qui devait payer le prix de l’abandon du nucléaire et de la double promotion du renouvelable et du marché. Les péripéties récentes concernant la nationalisation, le devenir de l’hydroélectricité, la tarification, la fin de l’ARENH, le turn-over des dirigeants, les hésitations du pouvoir politique, etc... tournent autour d’une question fort simple : comment retrouver des marges de manœuvre concernant des investissements pharaoniques attendus ( près de 100 milliards d’euros pour les seuls 6 EPR envisagés) et garantir une électricité bon marché au profit de ce qui reste de notre grande industrie énergétivore. Ainsi, pour donner un exemple, celle de l’entité Aluminium Dunkerque, qui avale annuellement le quart de la production d’une centrale type 1300 MWH. Pour ce type d’industrie, sans une électricité bon marché la disparition est assurée et avec elle l’espoir d’une réindustrialisation du pays.
Outre l’abandon des métiers et compétences qui était lié au projet Mesmer de 1974, la double promotion du renouvelable et du marché devait emprisonner EDF dans une logique insupportable pour toute entreprise normale. Dans le nouveau contexte européen, Il fallait aider des candidats énergéticiens dépourvus de compétences techniques en vendant de l’électricité d’origine nucléaire à des acteurs qui restent essentiellement des commerçants et ont quelque peine à se risquer sans subventions vers les éoliennes ou le solaire.
Techniquement, on imposera un prix ARENH effaçant toute rémunération porteuse de marge pour EDF. Mais surtout on imposera la règle de la priorité au renouvelable et donc ce que techniquement on appelle la « modularité » de production à EDF. Il convient de bien expliquer cette contrainte.
Une contrainte de modularité probablement peu connue et rarement évoquée
L’électricité étant un bien qui reste largement non stockable, on sait que l’ajustement strict entre la puissance[JW1] offerte et la puissance appelée doit être extrêmement rigoureuse à peine d’accident grave sur le réseau. Si maintenant, les autorités politiques décident de laisser une place grandissante au renouvelable, la garantie d’un bon fonctionnement suppose la diminution de la production du non renouvelable en laissant la place à l’électricité intermittente. Simplement exprimé, si la période est venteuse alors que l’électricité est faiblement demandée, on ne peut empêcher les éoliennes de produire et d’engendrer des recettes au profit de ses propriétaires. Il faut donc imposer une réduction de production aux centrales nucléaires.
Cela entraine une première conséquence jamais expliquée , celle de disposer d’une puissance de production du mix électrique beaucoup plus élevée que ce qui semblerait normal. En imaginant qu’en 2050 ll n’y ait plus de production carbonée, il faudrait - qu’en absence de vent et de soleil et sans solution pour la question du stockage- disposer d’un parc nucléaire capable de remplacer la totalité du renouvelable… pour simplement laisser vivre le pays…
Cela entraine aussi une autre conséquence, à savoir l’impossibilité de calculer correctement le coût de l’électricité renouvelable et reporter des coûts gigantesques sur un nucléaire qui ne serait plus qu’un parc de sécurité, tel un outil militaire qu’il faut entretenir pour garantir la paix.
EDF muselée dans une improductivité artificiellement construite
D’une certaine façon nous y sommes… et déjà avec une certaine avance sur nombre d’autres pays. Parce que le parc nucléaire est en France beaucoup plus important que partout ailleurs, les centrales françaises sont déjà fortement victimes de ce report de charge. Ainsi en raison de l’intermittence, la modularité est très élevée et peut jouer plusieurs fois par jour sur des puissances considérables. Cette réalité est très visible dans les documente publiés par l’AIEA (Agence Internationale de l’Energie Atomique) concernant les variations du « facteur de charge »[1] On sait qu’une centrale doit être régulièrement arrêtée pour un certain nombre de raisons, entretiens, renouvellement du combustible, évacuation des déchets, etc. Ces arrêts viennent naturellement limiter le facteur de charge. EDF qui était moyennement classée dans le monde pour ce type de paramètre s’est considérablement dégradée depuis le début des années 2000. Aujourd’hui, elle se trouve au dernier rang dans le monde du nucléaire avec un facteur de charge de seulement 60%, alors que les très vieilles centrales américaines disposent encore d’un facteur de charge de 93%. C’est dire que même si les centrales sont très largement amorties, le coût unitaire de production est anormalement élevé en France. De fait, EDF est une entreprise muselée dans sa production en raison de la priorité donnée au renouvelable. En comprenant cela on comprend aussi que les dirigeants d’EDF tentent d’obtenir des prix jugés beaucoup trop élevés par les clients de l’industrie, des clients qui pourraient se diriger vers des pays plus accueillants comme les USA.
Par comparaison avec l’industrie automobile, EDF est dans la situation d’un ensemblier à qui on imposerait une production de 6OO véhicules/jour alors qu’il lui est techniquement possible d’en produire 1000 et de les vendre…Classiquement l’ensemblier refuserait d’enregistrer des coûts unitaires anormalement élevés et serait tenté de délocaliser la production. Ce n’est évidemment pas le cas d’EDF qui ne peut délocaliser ses centrales.
Une solution aisée…et politiquement encore impossible.
La solution technique – et bien sûr non politique – consisterait à libérer EDF de son carcan et lui permettre de profiter pleinement de sa puissance installée. Le scénario serait le suivant :
1. Baisse de 20 à 25 % du prix de vente surcompensée par une hausse du facteur de charge, ce qui rend insolvable les concurrents des ENR à moins d’augmenter considérablement les subventions publiques.
2. Passage de 60 à 90% du facteur de charge, ce qui représente une hausse de 50% de la production pour un coût total qui n’augmenterait que très peu (aux alentours de 5 milliards d’euros) en raison de la faiblesse des charges variables et donc d’un coût marginal très faible. Donc un coût global qui n’augmente que très peu et un coût unitaire qui s’effondre en raison de la hausse de la production. La baisse des tarifs est ainsi financée par une hausse de la production.
3. La hausse du taux de charge à 90% est plus facile à réaliser dans les centrales françaises que dans les centrales américaines en raison de l’homogénéité du parc. Il n’existe donc pas de contrainte technique majeure.
4. La conjonction de la baisse de prix de 25% et de la hausse du taux de charge met en lumière la non rentabilité du secteur des ENR, une non rentabilité qui ne peut être artificiellement rétablie par une nouvelle hausse des subventions publiques. L’électricité nucléaire vient ainsi se substituer à l’électricité du secteur des ENR.
5. L’exigence de surcapacité des infrastructures énergétiques disparait avec la quasi disparition de l’intermittence : le secteur énergétique français abandonne sa phase des rendements décroissants pour revenir à des rendements croissants.
6. La baisse des tarifs rétablit la compétitivité de l’industrie et gonfle le pouvoir d’achat du consommateur. Il en résulte un potentiel d’élargissement du mix énergétique en faveur de l’électricité, ce qui assure le débouché des futurs EPR.
7. La solution proposée en tant que simple substitution entre formes d’énergies décarbonées est neutre au regard de la question climatique.
Hélas, la solution proposée, logique dans un monde où l’idée d’intérêt général serait validée reste encore aujourd’hui très éloignée des réalités géopolitiques et des marchés politiques nationaux.
JEAN CLAUDE WERREBROUCK
[1] Concrètement le facteur de charge est le taux d’utilisation de la puissance installée. Ce concept correspond aussi à ce qu’on appelle dans l’industrie : le taux de l’engagement de l’outil.