Si « tous devinrent passagers clandestins » ainsi que nous le disions dans un article antérieur (http://www.lacrisedesannees2010.com/article-l-euro-implosion-ou-sursaut--43801089.html), l’affaire Goldman Sachs nous fait penser que certains jouissaient d’une conception dynamique et créative de la clandestinité.
Nul ne saura jamais qui a proposé quoi. Pour autant, on sait maintenant qu’un accord entre une banque et un gouvernement de l’Euro zone a permis- sans doute légalement- de cacher sur plusieurs années la réalité des déficits et endettements de l’Etat Grec. Un swap sur devises, dont on ne connaitra jamais le détail, permet ainsi aux entrepreneurs politiques d’un « petit un peu ronds » de goûter avec plus d’avidité encore aux charmes de la « monnaie de réserve à l’Américaine ». Et sans doute-est-il possible d’utiliser le pluriel puisque l’on apprend que l’Italie aurait conçue de façon très ouverte un montage semblable avec JP Morgan en 2002.
L’affaire va toutefois plus loin et repose la question de la régulation , puisque l’office EUROSTATS, dans son manuel de procédures SEC 95 aurait été le théâtre de débats acharnés entre statisticiens et gestionnaires de la dette, afin que précisément le calcul des ratios de dettes souveraines, puisse donner lieu à des accommodements et innovations diverses.
L’intérêt de ce type d’information est pourtant sans doute ailleurs.
Il est tout d’abord un nouvel exemple saisissant de la modification en longue période du rapport de forces entre la finance et les entrepreneurs politiques. « Battre monnaie » n’est décidément plus un « attribut de la souveraineté ». En passant de l’Etat à l’Etat de Droit, il avait déjà fallu progressivement abandonner le pouvoir monétaire, et le concéder de plus en plus largement aux groupes représentatifs de la finance, à moins que ces mêmes groupes, par effet de consanguinité, ne partagent le pouvoir avec les entrepreneurs politiques traditionnels (cf :http://www.lacrisedesannees2010.com/article-la-crise-scenario-pour-2010-42124131.html).
En passant à la monnaie unique, il faut aller plus loin, et les entrepreneurs politiques locaux perdent- en apparence- toute marge d’autonomie : la stabilité des prix devient hautement prioritaire, tandis que les budgets publics sont désormais encadrés aussi bien en termes de flux qu’en termes de stocks. Pour ceux d’entre eux qui ne peuvent en aucune façon se mettre en harmonie avec la nouvelle extériorité bruxelloise, il n’est qu’une façon de procéder : tricher. En échangeant en « hors bilan » des liquidités contre des recettes publiques ou para publiques futures (taxes aéroportuaires ou sur loterie nationale, dit-on, dans le cas grec) il devient possible d’alléger- certes momentanément- le poids de la dette souveraine. Les entrepreneurs politiques grecs n’avaient probablement pas la force de faire en sorte que le pays devienne passager clandestin, mais avec l’aide de Goldman Sachs, tout devenait possible. Alors que d’autres entrepreneurs politiques issus d’autres pays s’installaient régulièrement dans le bateau des passagers clandestins, certes en ayant en tête le non respect- à échéance - des règles du jeu, les entrepreneurs politiques grecs –mais aussi peut-être d’autres- seraient montés frauduleusement sur le navire.
Sans doute peut-on dire qu’il ne s’agissait pas d’une fraude puisqu’au fond le manuel d’évaluation d’ EUROSTATS était respecté. Toutefois, il est important de souligner que ces contrats de l’ombre sont révélateurs de la nature de la construction européenne : tout sauf pareto-optimale. Parce que les marchés politiques sont – aujourd’hui encore – incapables d’engendrer de grandes entreprises politiques européennes, le jeu reste celui du dilemme du prisonnier, où tous les occupants du navire resteront perdants. Pour employer le langage de l’optimalité parétienne, Les entrepreneurs politiques grecs, n’ont pas cherché à augmenter leur bien être, sans détériorer le bien être des autres participants, et donc n’ont pas mis en avant une stratégie coopérative. On n’est même pas dans la logique du dilemme du prisonnier, qui dans sa version classique, n’évoque pas la fraude mais la simple non coopération. Comme le jeu européen n’est à priori pas répété, cela signifie en retour, la logique comportementale de l’exclusion de la part de certains des autres partenaires, c'est-à-dire en particulier les « grands minces ». Concrètement les entrepreneurs politiques allemands seraient plutôt enclins à suivre leur opinion publique qui ne veut en aucune façon payer pour les « cueilleurs d’olives ». Sauf que les bilans des banques allemandes, déjà lourds de créances douteuses, sont aussi embarrassées de dette Grecque…
En second lieu, il s’avère que les entrepreneurs politiques locaux se sont livrés à un échange marchand mutuellement avantageux avec Goldman Sachs : avantage politique tiré de l’entrée rapide dans l’Euro zone, contre versement de recettes publiques futures au profit de la banque. Il s’agit donc d’une démarche classique d’utilisation de la contrainte publique à des fins privées. Mais, qui là aussi, révèle la légèreté de la construction européenne : l’Etat, et sa nature profonde, demeure. Ce qui veut dire que Bruxelles ne peut être qu’une béquille possiblement adaptable et remodelable, fonctionnant au seul service des Etats. La construction de grandes entreprises politiques européennes n’est probablement pas pour demain.
La reconfiguration de la béquille bruxelloise ne sera toutefois pas aisée. Simplement parce qu’à l’intérieur des Etats les marchés vont se troubler : qui à intérêt à quoi ? le coût d’opportunité des décisions publiques, n’est plus clairement perceptible, et donc de moins en moins évaluable. Et ce d’autant que les décisions à prendre apparaissent urgentes et importantes. Les débats deviennent houleux à l’intérieur des Etats, notamment en Allemagne où les marchés politiques ne sont plus ce qu’ils étaient.
Le renoncement au pouvoir monétaire par les Etats il y a maintenant plusieurs dizaines d’années était un mode très innovant d’utilisation de la contrainte publique à des fins privées. Les « marchands d’intérêt général » de l’époque pouvaient facilement vendre la stricte séparation des banques centrales et des trésors : la monnaie ne devenait-elle pas ainsi un authentique bien public non manipulable ? L’histoire concrète devait resituer ce dogme comme idéologie de ceux qui dirigeront à leur profit ou au profit de ceux qu’ils représentent, des Etats nullement disparus. L’enjeu de la crise reste celui du détenteur ultime du pouvoir monétaire. L’Etat chinois et ses entrepreneurs politiques ont plusieurs dizaines d’années de retard : La Banque centrale n’est pas indépendante. L’endettement , considérable et fortement encombré de créances douteuses, n’est pas un problème : l’Etat est le garant ultime et peut toujours siffler la fin de la récréation. Comme autrefois en Occident.