Nous connaissons maintenant la nature profonde des Etats : comme entités très anciennes; mais aussi celle des banques centrales , comme objets très récents au regard de l'histoire, et enfin, celle des liaisons possibles entre les deux.
Etats : il n’est pas toujours possible de payer avec de la monnaie souveraine.
Si les Etats furent dès leur naissance une extériorité fondamentalement prédatrice fonctionnant au détriment de ceux sur quoi ils règnaient, l'émergence des banques centrales fût une étape décisive dans le partage de la prédation avec d'autres acteurs que les souverains. l'idée de partage est en effet opportune pour désigner le fait que désormais les États n'émettent plus - le plus souvent - directement la monnaie, et passent par une agence plus ou moins autonome, mais autonomie toujours limitée par le type de monnaie émise: celle de L'Etat.
Naguère l'Etat pouvait payer à partir de ses créanciers: esclaves, seigneuriage, ensemble de la population taxée, etc. Avec les banques centrales, il pourra certes perdre quelques avantages, mais il maintiendra le gigantesque pouvoir de payer à partir de sa propre monnaie, et même si le pouvoir de la fabriquer ne sera plus ce qu'il était. Propos qu'il faut du reste nuancer, car il fût des époques où les banques centrales étaient entièrement sous le contrôle de l'Etat.
En conservant bien sûr son droit de taxer, l'Etat prédateur, même affaibli par une banque centrale, conserve une grande partie de sa souveraineté: les agents économiques sont intéressés par sa monnaie qui seule dispose du cours légal, monnaie qu'il faut impérativement utiliser.... ne serait-ce que pour pouvoir payer l'impôt. Parce que resté maître de la base monétaire, et que tous les contrats sont libellés dans la monnaie qu'il reconnaît, la notion de défaut apparaît relativement difficile: l'Etat a encore les moyens de faire varier le niveau de dette que sa banque centrale lui doit. La dette envers l'extériorité n'est plus infinie, mais le prédateur dispose encore des moyens de décider de son montant. Ce sera évidemment beaucoup plus difficile s'il devait s'endetter envers une monnaie dont il ne maîtrise en aucune façon l'émission. Beaucoup plus difficile, mais pas vraiment impossible, ainsi que l'atteste la présente situation, où la pression des Etats de la zone euro a -de fait- obligé la BCE – certes par des moyens forts détournés - à fournir les liquidités nécessaires (489 milliards d'euro le 22/12/2011) aux fins de diminuer les pressions sur les budgets publics. Opération à ce jour assez bien réussie, qui a pris le nom de « Long-Term Refinancing Opération » (LTRO)
L'Etat fédéral américain dispose de ce point de vue d'un avantage considérable sur les autres Etats: s'il décide de bien contrôler sa banque centrale, et il le peut assez facilement dans le cadre de la législation en vigueur, son défaut est impossible. On peut ainsi considérer que les débats d'Août 2011 sur le plafond de la dette fédérale n'avaient aucun sens. Il s'agissait de s'amuser à se faire peur et de "jouer au défaut". Parce que la dette américaine s'exprime en dollars, il suffit de produire davantage de dollars pour continuer à dépenser. l'Etat fédéral n'est d'une certaine façon pas endetté, et chacun sait qu'il ne remboursera jamais. par contre, ce même Etat peut encore décider de ce qu'on lui doit, et fixer le niveau du "quantitative easing" auquel la FED devra se soumettre.
De fait, l'Etat fédéral américain est dans une position plus avantageuse que celle des Etats plus anciens , Etats qui étaient en raison de la contrainte générale d’une base monétaire métallique, dans une position où il leur était depuis longtemps, impossible de payer en utilisant une autre monnaie que l'argent ou l'or, ou une forme monétaire assurément convertible en métal . Déjà dans un milieu relativement ouvert, peuplé d'Etats en compétition, aucun d'eux ne pouvait créer et imposer une monnaie d'Etat parfaitement souveraine. D'où les catastrophes comme le système de Law ou les Assignats. Et, de ce point de vue, l'adoption progressive et organisée de l'étalon- or est un recul très net de la souveraineté: la loi d'airain de la monnaie va s'imposer à tous, bien davantage que l'Etat fédéral américain d'aujourd'hui. C'est du reste parce que le contexte de l'étalon-or limite la possibilité pour l'Etatde payer avec une monnaie de son choix -qu'il aurait souverainement émis- qu'il devra apporter la preuve de son auto limitation. La banque centrale apparait ainsi comme l'outil de cette auto limitation. Et bien sûr, un outil que l'on cherchera toujours à retourner à son avantage, en délimitant, voire en renonçant, à toute forme d'indépendance de la dite banque.
Dès sa création une banque centrale est bien- ainsi que nous le disons dans notre définition- à l’interface entre le pouvoir politique et le pouvoir financier. Parce qu'il s’agit de donner confiance en réponse à une souveraineté qui n’est plus totale, l’institution qui se met en place, se doit d’être bien séparée de l’Etat, ce qui passera plutôt par la mise en place d’une banque privée, facteur essentiel de la confiance. Il existe donc naturellement une solidarité professionnelle avec le monde de la banque et de la finance en général. Solidarité qui s’exprimera au quotidien de la réalité du fonctionnement du système bancaire. Parce que la monnaie d’Etat dispose d’un monopole dont la gestion est confiée à la banque centrale, les besoins de monnaie fiduciaire exprimés par les banques passent nécessairement par la banque centrale. D’où un dialogue permanent entre banquiers centraux et autres banquiers.
Mais il existe aussi naturellement une solidarité professionnelle avec les entrepreneurs politiques au pouvoir, solidarité qui s’exprime dans un champs des possibles contenant deux limites extrêmes.
Banque centrale contrainte et banque centrale libérée
Une première possibilité est celle d’une répression financière extrême par l’Etat. Ce dernier conserve beaucoup de son pouvoir de prédation, confie le monopole d’émission monétaire à la banque centrale, mais conserve l’essentiel du seigneuriage : les banques n’ont accès à la monnaie centrale, qu’en payant une redevance captée par l’Etat, à partir de la banque centrale. Au delà, ses paiements qui ne correspondent à aucune taxe ni seigneuriage monétaire, sont effectuées à partir de la monnaie émise gratuitement par la banque centrale. Situation extrême, qui expose l’Etat considéré, à la concurrence des autres Etats, et donc à la loi d’airain de la monnaie. Cette situation est celle de périodes difficiles, comme celle des guerres mondiales au vingtième siècle.
A l’autre extrémité nous avons un Etat qui se dépouille très largement de ses prérogatives prédatrices et qui doit « payer », le cadeau qu’il fait à la banque centrale bénéficiaire du monopole d’émission, en renonçant à ses prêts et avances, en s’obligeant à acheter de la monnaie aux banques. Dans cette circonstance, on peut aussi imaginer qu’il renonce à une partie de la prédation fiscale en distribuant des avantages fiscaux. Ce nouveau cas extrême, est bien sûr engendreur de déficits publics, le montant des dépenses ne correspondant à aucune taxe devenant prohibitif. Là aussi l’Etat, dans cette circonstance extrême s’expose, en milieu ouvert, à la concurrence des autres Etats. Il n’y a pas véritablement de loi d’airain de la monnaie, par contre il s’expose aux craintes des banques, qui peuvent douter de sa capacité à acheter de la monnaie en raison de ses déficits, et préféreront vendre de la monnaie à d’autres Etats. Nous retrouvons ici bien évidemment la situation de la zone euro, celle des déficits gigantesques de certains pays, des spreads de taux, etc.
Dans les deux cas, le déficit public est assuré, mais évidemment par d’autres moyens. Le premier est celui que l’on appelait « mode hiérarchique de gestion de la dette publique », le second celui que l’on désignait : « mode marché de gestion de la dette publique ». Mais les deux déficits sont de nature très différente.
Si l’on se réfère aux enseignements de la comptabilité nationale, on sait que la somme algébrique des soldes des comptes de capital des différents secteurs est nulle. Pour simplifier, et en faisant abstraction du compte dit de « l’extérieur », on peut ramener les choses à deux secteurs : le secteur privé et le secteur des administrations publiques. En l’absence d’un extérieur, le déficit de l’un se ramène à l’excédent de l’autre. Si donc, il existe un déficit public en mode marché de gestion de la dette, cela signifie nécessairement un excédent privé (entreprises et ménages), excédent qui se ramène à une épargne. Si maintenant il existe un déficit géré en mode hiérarchique (répression financière) cela signifie que si épargne il y a, celle-ci est insuffisante, et la création monétaire par la banque centrale vient couvrir l’écart. Notons par ailleurs, que cette absence d’extérieur dans notre exemple n’est pas une simplification abusive et à l’échelle mondiale les « extérieurs » (solde des balances des paiements) s’annulent.
Libération de la banque centrale ou libération de l’épargne rentière ?
Le raisonnement, très simple, que nous venons de monter aboutit à un enseignement fondamental : en l’absence de toute répression financière, donc en mode marché de gestion de la dette, le déficit public, correspond à un montant d’épargne plus important, que celui qui se serait constitué entre les seuls agents privés, par exemple l’épargne des ménages à destination des entreprises. C’est dire que le déficit public- dans notre langage l’affaissement de la prédation étatique- est la possibilité d’accroitre le volume, et donc le marché de l’épargne. Résultat fondamental : A l’échelle mondiale, la multiplication des produits financiers capteurs de rentes, n’est possible que sur la base de l’endettement public planétaire.
Au niveau d’un seul pays, ce qu’on appelle- concernant les finances publiques- l’application de la « règle d’or », est ainsi une « cage » venant limiter le grossissement de l’épargne, cage dont les barreaux peuvent être écartés par le recours à l’extérieur : un excédent privé pourra se nourrir sur la base d’un excédent extérieur. Réflexion qui nous fait mieux comprendre toutes les difficultés actuelles de la zone euro, et les comportements de passagers clandestins, déjà souvent étudiés dans ce blog.
La naissance des banques centrales est sans doute une limitation de la puissance prédatrice des Etats. Cette limitation est elle-même possiblement limitée lors de phases historiques particulièrement tendues, où il faut rétablir les dures lois de l’endettement sans limite, de la banque centrale envers son Etat. Ce sera le cas des 2 guerres mondiales où nous avons déjà analysé dans ce blog, l’histoire concrète des rapports entre banques centrales et Trésor. Lorsque maintenant les entrepreneurs politiques proposent à ces mêmes banques le chemin de l’indépendance, ils dessinent les contours d’un nouveau partage de la prédation : l’épargne peut grossir, et s’auto agrandir, par prélèvement de rente sur le volume taxé, ce qu’on appelle les ressources fiscales, qui sont aussi de la prédation sur d’autres acteurs. Ce qu’on appelle pudiquement le « service de la dette » dans les comptes publics. La financiarisation de la société, est la conséquence de l’indépendance croissante de la banque centrale, et avec elle la redéfinition du partage du revenu national. Au stade démocratique de l’aventure étatique, la prédation publique était elle-même partagée démocratiquement, notamment par l’édification d’un « Etat- providence ». Parce que le déficit public rehausse considérablement l’épargne, une épargne rémunérée à partir de la prédation publique- on peut même taxer le déficit de « rehausseur d’épargne », comme il existe des « rehausseurs de crédits » - il s’en suit que, relativement au PIB, davantage d’épargne, et d’avantage de finance, correspond à moins d’Etat providence ou/et, éventuellement moins d’Etat régalien, ou/et moins d’Etat investisseur.
En France la loi de 3 janvier 1973 peut ainsi être lue au travers de ce paradigme : une loi, qui parmi d’autres, va autoriser le grand redécoupage du revenu national, avec montée des privilèges des rentiers, et affaissement des classes moyennes incapables de « passer » de façon significative à l’épargne et donc à la rente.