Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
22 mars 2022 2 22 /03 /mars /2022 10:49

La crise sanitaire a lancé les premières pierres sur un ordre mondial fait d’un tissu économique que l’on croyait efficient. Il est à craindre que la crise ukrainienne mette définitivement un terme à cet ordre.

La fin de l’emballement mondial d’un ordre spontané de marché.

Construit à partir d’une foule d’ingrédients -doctrine du libre-échange, liberté de circulation du capital, infrastructures logistiques, sécurisation financière des échanges- etc… d’immenses chaînes de la valeur extrêmement complexes se sont tissées sur la planète et ont fonctionné avec la  précision  d’un juste à temps garanti. Tous les biens et services, des plus simples jusqu’aux plus complexes, arrivaient dans les entrepôts, usines, bureaux ou sur les tables des consommateurs avec une précision horlogère et ce, sans la sécurité des stocks que l’on constituait jadis. A cette époque la logique du « faire-faire » l’emportait sur celle du « faire » et toutes les institutions « s’horizontalisaient » : les usines classiques pouvaient être largement remplacées par des échanges et même les Etats étaient invités à réduire drastiquement le périmètre de leurs activités. Certains d’entre-eux, véritables fossiles, n’étaient plus que de simples régulateurs de la grande toile des échanges (Union Européenne). Cette horizontalisation sans limite du monde avait aussi pour conséquence une nouvelle anthropologie : le rapport de l’individu à autrui ne s’inscrivait plus sous l’angle de l’autorité mais celui du simple marché. La perspective finale d’un tel monde devenait ainsi enchanteresse : fin des guerres entre Etats désormais muselés ou édentés, amélioration économique continue, émancipation généralisée et fin de toutes les formes de soumission. Avec évidemment, une contrepartie : les difficultés éventuelles au cours d’une vie deviennent strictement personnelles et rarement des questions sociales. Bref, à l’affaissement institutionnel correspondait un individualisme croissant.

Pour autant, cet emballement du marché et de la toile économique mondiale qu’il générait, pouvait, déjà avant la crise sanitaire, être largement interrogé.

Deux interrogations.

 Une première question résultait de la prise de conscience de la fragilité de la toile mondiale. On savait déjà que la prospérité engendrait la naissance de produits ou services de plus en plus complexes dont les éléments étaient produits en divers points de la toile mondiale et éléments à rassembler en juste à temps. Qu’un élément vienne à manquer et c’était la production qui s’affaissait avec réactions en chaîne sur l’ensemble de la toile. Cette réflexion invitait déjà à penser que la complexification croissante des chaînes devait entrainer une limite que tous les qualiticiens de l’industrie connaissent : la qualité globale dépend de celle de l’élément le moins fiable.

La toile financière qui devait s’articuler à la toile de l’économie réelle, connaissait sans doute mieux la question de la fragilité, d’où son épaississement gigantesque avec les produits financiers de couverture, les CDS et autres produits dérivés, le tout pour des montants représentant plus de 50 fois le PIB mondial. De ce point de vue, à la toile fragile de l’économie réelle devait correspondre une toile beaucoup plus importante de l’économie financière. Il n’y avait donc pas à s’étonner de la financiarisation engendrant des flux financiers autrement plus importants que les flux réels. Cette épaisseur de la toile financière ne la rendait pourtant pas moins fragile et chacun sait que les produits financiers supposés couvrir des risques ne font que les reporter sans jamais les faire disparaître.

Une seconde interrogation concernait celle de la présence d’Etats anciens ou en formation sur la toile. Tous y laissaient au moins une trace, celle de leurs monnaies circulant plus ou moins bien en raison des qualités intrinsèques de ces dernières. Parmi celles-ci une s’était lourdement imposée et était devenue monnaie dite de réserve : le dollar des Etats-Unis. C’est dire que l’immense toile financière qui recouvrait celle de l’économie réelle favorisait grandement cet ancien Etat qui pouvait plus que d’autres laisser le jeu de l’échange généralisé sans se soucier d’équilibrer les comptes : ses agents peuvent jouer sans limite sur la toile alors que tous les autres se devaient de pouvoir trouver les ressources nécessaires au jeu. De gros Etats en formation, tel l’Etat Chinois, ambitionnaient de se servir de la toile pour y conquérir une puissance que de nombreux autres (union européenne) avaient abandonné. Cela passait par un respect apparent des règles du jeu et des tentatives réelles de conquête. Sur la toile de l’économie réelle cela passait par l’autonomie technologique et la tentative d’imposition de nouvelles normes mondiales censées remplacer les anciennes. Pensons par exemple aux technologies numériques ou à l’affaissement meurtrier des barrières à l’entrée dans nombre de processus industriels. Sur la toile de l’économie financière cela passait par la contestation du dollar dans les échanges et la tentative d’y substituer d’abord des monnaies nationales et au final la monnaie chinoise.

Au final, la toile, devenue intrinsèquement de plus  en plus fragile, se trouvait contestée par le jeu des Etats, non pas ceux qui acceptaient leur disparition programmée (Union européenne) mais ceux qui entendaient en tirer des profits plus spécifiquement économiques (USA) ou des profits en termes de puissance (Chine). Cette hétérogénéité des acteurs étatiques sur la toile était aussi une hétérogénéité anthropologique : individualisme sans limite dans les espaces désertés par les anciens Etats, maintien de la soumission dans ceux animés par la recherche de puissance.

 

La première rupture de l’ordre mondial : la crise sanitaire.

La crise sanitaire viendra déchirer gravement les deux  toiles - celle des produits et services et celle de la finance -  de la mondialisation des échanges. Rappelons brièvement les faits : dislocation rapide des demandes mondiales avec forte croissance de celle des produits du numérique et affaissement de la demande de certains services, fermeture complète d’unités de production sur la toile, forte croissance de l’endettement, etc. La toile des produits et services  plus tendue va se déchirer et nombre de produits deviendront rares en raison de l’absence de telle ou telle pièce ou composant (intrants de l’industrie pharmaceutique, semi-conducteurs, etc.). La toile financière sera dans une certaine mesure plus élastique en raison des interventions massives des banques centrales : il est plus facile de créer de la monnaie que de trouver un substitut à telle ou telle pièce industrielle. De ce point de vue, la crise sanitaire portait davantage sur un risque économique que sur une  débâcle financière mondiale.

La fin, au moins provisoire, de la crise sanitaire développe des conséquences logiques : forte croissance résultant des déficits publics et de la fin de l’épargne forcée, tensions sur les matières premières dont l’énergie qui, dans sa forme de produit fossile, était déjà contrainte par les luttes contre le réchauffement climatique, tensions sur les productions des zones restées sous les contraintes COVID. Le tout entraînant des effets de stagflation que nous commençons à connaître.

La seconde rupture de l’ordre mondial : la crise Ukrainienne.

La crise ukrainienne développe quant à elle des conséquences autrement redoutables puisque le politique va décider lui-même de la déchirure des toiles.

C’est ici la déchirure de la toile financière qui va entraîner celle de l’économie réelle. Il est d’ailleurs  très difficile de distinguer entre sanctions financières et sanctions en termes d’économie réelle. L’interdiction faite aux banques russes d’utiliser le dispositif Swift constitue bien évidemment une fermeture des autoroutes de circulation de la valeur : comment financer les importations russes en provenance du reste du monde et exportations russes en direction du reste du monde ? La toile se déchire ici au milieu de la frontière entre l’Occident et ce qui reste d’empire russe. Elle ne se déchire pas complètement avec les autres continents et la Russie, mais les entreprises prennent le risque de sanctions américaines au titre de l’extra-territorialité du droit américain. Certes, les entreprises occidentales peuvent rester en Russie mais elles cessent d’être rattachées à la vaste toile de naguère. Cette déchirure provoque des effets de contagion par le biais des intrants devenus indisponibles de part et d’autre de la toile déchirée. Pensons par exemple à l’aviation qui, d’un côté, ne peut plus disposer de titane et de l’autre ne peut plus disposer des pièces de rechange. Comment Décathlon Russie va-t-il approvisionner ses magasins fait de 80% de produits importés s’il est atteint par la disparition du Swift ? Les exemples peuvent être multipliés à l’infini. Bien évidemment avec des effets de second tour : les avions ne pouvant plus être fabriqués et les pièces ne pouvant plus être délivrées, ou -autre cas parmi 1000- les actifs russes de la famille Mulliez  ne pouvant plus être aisément valorisables. Les sanctions sur le système Swift peuvent toutefois être en permanence réévalués voire évitées, ce qui est bien sûr le cas de l’énergie (embargo ou non sur la gaz, possibilités de comptes séquestres, embargo sur le pétrole, etc.).

Une autre sanction financière est bien évidemment le gel des réserves de la banque centrale de Russie qui interdit tout accès au marché des changes et vient en appui à la première sanction. Cet interdit vient de provoquer l’écroulement du rouble et la fermeture de la Bourse de Moscou.

Que va devenir la monnaie ?

De façon plus générale, la monnaie redevient une arme, alors qu’elle était de par la convertibilité généralisée un instrument très sûr de la circulation de la valeur, instrument dont le centre de gravité reposait essentiellement sur le dollar lequel était devenu la monnaie ultime. La sanction concernant le gel des réserves n’est d’ailleurs que l’aggravation de ce qui était déjà pratiqué par les USA depuis de nombreuses années avec les amendes au détriment des agents commerçants en dollars et ne respectant pas les embargos américains dans certains pays (Iran, Soudan, etc.). Et le dollar, même altéré par l’extra-territorialité du droit américain, n’est sans doute pas remplaçable car toutes les monnaies vont devenir des armes potentielles plus redoutables que le dollar. La raison en est que les Etats ou empires en formation (Russie, Chine, Turquie, etc), d’essence moins démocratique que les USA, ne peuvent offrir des limites institutionnelles crédibles à l’action arbitraire des exécutifs correspondants. C’est dire que le dollar sera peut-être de moins en moins la monnaie ultime, mais qu’il n’y aura pas de candidat crédible à son remplacement. C’est dire aussi que les grandes entreprises mondiales vont devoir se reconfigurer en fonction de ces ruptures, avec par exemple des structures juridiques permettant la spécialisation et le containment des risques ( cas de Daimler qui se scinde en fonction des débouchés chinois d’une part et américains d’autres part).

C’est enfin dire que les réserves des banques centrales du monde vont perdre de leur utilité et de leur crédibilité : Parce que ces réserves sont aussi des armes nationales potentielles, leur capacité à être des prêteuses en dernier ressort va s’émousser. D’où des défauts potentiels, des activations de couvertures DTS, avec leurs effets contagion. D’où une méfiance quant à la qualité de la toile financière mondiale appelée à se disloquer progressivement et se reconfigurer autour de zones monétaires. Et une méfiance qui va aussi se manifester par des fluctuations beaucoup plus importantes des taux de change, donc des difficultés de sécuriser la toile des échanges au sein de l’économie réelle mondiale. La spéculation sur tous les intrants s’en mêlant, ( Bourses de Chicago, London Metal Exchange de Londres, etc.) nous avons là de plus en plus de difficultés pour les acteurs de l’économie réelle, acteurs qui vont chercher à réduire autant que possible leur implication dans la toile planétaire.

A ces blocs monétaires nouveaux risque de correspondre des zones de normalisation technique et des blocs technologiques qui vont accélérer la dislocation du  lego industriel planétaire. Conscients de cette réalité, des Etats devenus fossiles semblent entamer un processus de reconstitution. Ainsi, on parle de « souveraineté européenne » avec la naissance du « Chips Act » européen entièrement orienté vers la construction d’un pôle technologique géant impliqué dans l’industrie des semi-conducteurs. Construit en partenariat étroit avec l’industrie qui se trouve en amont aux USA (design des puces autour d’INTEL, Micron, Nvidia, AMD, etc.), il est censé devenir une protection contre l’empire chinois en formation.

Simultanément, des zones de circulation de l’énergie peuvent se mettre en place avec notamment la séparation d’une Europe occidentale du reste du continent eurasien et consolidation des échanges en yuans entre la Russie et la Chine.

Redevenue une arme entre des mains politiques, la monnaie risque évidemment de faire l’objet d’un dirigisme inflationniste bien commode : il n’y a plus de limite aux déficits budgétaires, une réalité aussi exigée par la nécessaire construction ou reconstitution d’un outil militaire de grande taille.

 L’Euro dans un contexte guerrier

L’avenir de l’euro semble s’articuler entre 2 limites, celle idéologique, correspondant à la volonté de rester unis autour de cet objet tabou qu’est devenu la monnaie unique, et celle du comportement techniquement possible d’une banque centrale qui ne peut augmenter ses taux et doit abandonner les règles de proportionnalité dans ses achats de dettes publiques nationales. On sait déjà que la guerre ukrainienne n’arrive pas à ralentir la spéculation sur les spreads de taux entre les pays du nord et les pays du sud de la zone. La banque centrale pourra-t-elle  y remédier sans abandonner ses principes directeurs ? Le grand retour du militaire risque en effet de mettre en doute le triple ajustement libéral (couple prix/salaire ajusté sur la productivité, équilibre budgétaire, défense du taux de change par containment de l’inflation importée) qui a porté sur les fonds baptismaux la monnaie unique.

Les logiques de guerre entrainent le primat du militaire sur l’économiste ce qui menace l’euro. En retour ces mêmes logiques parce que porteuses de grandes peurs font resserrer les rangs autour de ce qui est devenu un tabou. Quelle force l’emportera ?

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : Le Blog de Jean Claude Werrebrouck
  • : Analyse de la crise économique, financière, politique et sociale par le dépassement des paradigmes traditionnels
  • Contact

Recherche