« Qui capture l’Etat ? » est le titre de l’ouvrage que vient de publier le Cercle des Economistes aux PUF.
Pour les lecteurs de ce blog une telle interrogation n’a rien d’illégitime, l’Etat n’étant qu’une forme possible et toujours changeante de « l’extériorité » propre à tout groupement humain. L’Etat est ce qui dépasse chacun des membres de la communauté et qui pour autant, à l’inverse des religions primitives, est accaparé par des individus, qui idéologiquement sont censés être au service de ce qui les surplombe tous. Les lecteurs de ce blog savent aussi que l’on désigne par l’expression « entrepreneurs politiques » les personnes cherchant à monopoliser les outils de façonnage de l’extériorité, lesquels dans les formes modernes de l’Etat sont le plus souvent la loi.
Ainsi parler de capture de l’Etat est une forme de pléonasme : il est dans le destin des hommes de connaitre une extériorité qui ne peut être que capturée par certains d’entre eux. La démocratie est la forme la moins répressive de cette humaine condition, puisqu’elle est censée assurer le plus grand « turn over » de ceux qui de prés ou de loin vont utiliser les outils de la contrainte publique - la loi - à des fins privées, essentiellement le pouvoir, pour ceux que l’on a appelé entrepreneurs politiques, et pouvoir obtenu et maintenu en distribuant un cocktail de lois et règlements avantageux pour un ensemble de groupes censés représenter une majorité.
Le titre de l’ouvrage publié par le Cercle des Economistes peut donc sembler correct : l’Etat est une entité capturable et l’objet du livre serait d’en révéler ses bénéficiaires.
Hélas, la lecture déçoit assez rapidement car la quinzaine d’auteurs qui s’y expriment, n’ont manifestement pas le souci de tenir compte de l’essence de l’Etat, pour en décrire ce qu’ils croient être des disfonctionnements.
C’est ainsi le cas de Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des Economistes, qui loue à tort les vertus de l’Ecole d’Economie de Toulouse, elle-même spécialisée dans une théorie du management de l’Etat et par l’Etat, et qui pourtant travaille – fort curieusement - sans théorie de l’Etat. Comme si on étudiait l’eau, toutes ses propriétés et tous ses usages sans jamais savoir qu’elle est la combinaison de 2 atomes d’hydrogène et d’un atome d’oxygène, et donc sans connaitre les propriétés intimes de la molécule issue de cette combinaison.
Mais c’est aussi le cas de la plupart des auteurs de cet ouvrage.
C’est par exemple celui de Jean-Paul Pollin qui se lance dans un court article sur « L’Etat dépossédé » sans jamais se poser la question de sa nature : de quoi peut-il être dépossédé s’il n’est pas identifié ? Comment expliquer cette dépossession sur tant de thèmes évoqués dans l'article ( la régulation microéconomique, la régulation financière, l’Autorité de Contrôle Prudentiel, l’abandon de la politique monétaire, etc) si l’on ne peut en saisir la chaine des causes….laquelle passe nécessairement par l’identification de la nature profonde de l’Etat ?
C’est aussi le cas d’André Cartapanis, qui dans un texte consacré à « l’Etat défaillant » s’adonne à la même erreur tout en osant parler « d’Etat complet ». Comment identifier cette dernière notion, sans recourir aux dérives de la pensée normative, qui doit logiquement se trouver absente de toute pensée se voulant proche des canons de la scientificité ? L’Etat n’est pas ce qu’il doit être, il est simplement ce qu’il est et doit être expliqué, si possible avec la même rigueur que celle rencontrée, pour expliquer les mouvements de l’écorce terrestre ou celui des planètes. Ce que fait l’Etat, doit être expliqué par une chaine de causes que l’on remonte jusqu’à la rencontre d’un postulat, socle de tout raisonnement scientifique. Et si la chaine des effets ne correspond pas à un modèle susceptible d’approcher la réalité, de rendre compte de la réalité observable, alors le postulat est simplement renversé, et l’on passe à un autre paradigme, une autre chaine d’explications.
On pourrait multiplier les exemples, en se contentant de ne mentionner que les titres des articles de cet ouvrage qui à eux seuls sont révélateurs des insuffisances méthodologiques : « Les Etats ont-ils le Droit de faire défaut ?» ; « Gulliver empêtré ou l’Amérique d’Obama » ; « la capture par la crise des Etats européens » ; « La capture des Banques centrales » etc.
En sorte que, dans le monde des économistes du Cercle, ce qu’on appelle capture devient intellectuellement un disfonctionnement. Et disfonctionnement par rapport à une norme censée représenter le « bien ». Encore une fois, nous sommes très éloignés des pratiques scientifiques les plus courantes : serait-il imaginable qu’un astronome parle d’un disfonctionnement du système solaire ?
Bien sûr, la dérive normative provient essentiellement du fait que les hommes sont conscients d’un monde humain qu’ils souhaitent éventuellement transformer, souhait parfaitement compréhensible et probablement légitime, mais souhait inimaginable concernant le cosmos ou de façon plus générale le réel . La dérive normative constitue la grande pollution des raisonnements menés dans le champ des sciences humaines. Encore une fois dérive bien légitime ou bien compréhensible, puisqu'ici le réel ce sont les hommes, Il convient toutefois de bien l'avoir en tête si l’on veut élever la rigueur de nos raisonnements.