L’élection présidentielle américaine et les prochains rendez-vous électoraux en Italie, en Autriche, puis en Hollande, en France et en Allemagne créent un nouveau climat de tension sur les marchés. Les taux longs américains sont ainsi passés de 2,2% fin juin 2016 à plus de 3% aujourd’hui. Par contagion, le phénomène se déploie en Europe et en particulier chez les plus fragiles. L’Italie connait maintenant une courbe des taux dont les valeurs (jusqu’à 3,5% pour les obligations à 50 ans) dépassent largement une croissance économique de seulement 0,8% pour la présente année.
Mécaniquement le cours des dettes publique s’affaisse et le risque de taux augmente avec celui de la maturité. Ainsi les obligations italiennes à 50 ans ont perdu 11% de leur valeur 6 semaines après leur lancement à la fin de l’été. Il en est déjà de même pour la plupart des titres publics de la partie sud de la zone Euro. Globalement on peut estimer que 1% de hausse entraine une baisse de 20% pour les titres à maturité très longue.
Les conséquences sont évidemment sévères pour les investisseurs et surtout pour La BCE qui, gavée de dette publique, devient une structure de défaisance avec- si l’on reste dans l’idéologie allemande- évaporation de ses capitaux propres et recapitalisation par les divers pays actionnaires. De quoi développer une nouvelle crise de la zone euro.
Dans un tel contexte on est amené à se poser la question d’une possible fin de « l’exposition à la dette » des différents Etats, c’est-à-dire la suppression d’un marché primaire de la dette dont les aléas mettent clairement en évidence ce que certains appellent le caractère inachevé de la construction de la monnaie unique.
Et il est vrai que si l’on se tourne vers l’histoire financière – sans même aborder ce qu’on appelle le « mode hiérarchique du financement de la dette publique »[1] - on se rend compte que les siècles passés avaient engendré l’idée de dette perpétuelle et un monde à priori beaucoup plus stable. Pourquoi une dette publique perpétuelle et comment expliquer sa disparition ?
L’origine en est simple : la volonté de contourner l’interdit du prêt à intérêt par l’église. Ce qu’on appelle rente était un moyen commode de céder un bien contre le versement d’une annuité régulière derrière laquelle se cachait un véritable taux d’intérêt. Inaugurée en 1535 en France avec François 1ER , elle devait se développer massivement en Grande Bretagne après la révolution anti Stuart (1688) et devenir hégémonique pour nombre d’Etats au 19ième siècle.
Si le principe est simple le prix reste élevé. Le capital étant durablement aliéné, le risque souverain non exclu et l’inflation toujours possible, il faut comprendre que le taux de l’intérêt est logiquement plus élevé que sur une dette de courte maturité, ce que confirme la classique courbe des taux. C’est la raison pour laquelle nombre d’Etats ont essayé d’en limiter le surcout par des clauses juridiques plus ou moins contestables. Ainsi celle de l’intervention sur un marché secondaire de la rente avec, en particulier, une clause de rachat à la discrétion du Trésor. Le prix étant jugé trop élevé le Trésor rachète de la dette, en fait monter le cours et fait baisser le prix des rentes futures. Stratégie douteuse qui pourra éloigner les rentiers et maintenir le prix, et stratégie qui ne sera jamais, à ce titre, utilisée par le Trésor britannique jusqu’à la fin du 19ième siècle. Notons aussi que la rente perpétuelle devient un outil privilégié de l’épargne avec constitution de l’équivalent d’un véritable système de retraite avant l’heure.
Ce sont essentiellement les immenses besoins de la première guerre mondiale qui, par le biais de l’inflation, vont faire disparaitre progressivement la rente perpétuelle. L’apparition ultérieure du keynésianisme avec des taux qui ne sont plus des prix de marché, ce que l’on a appelé la répression financière, confirmera la disparition.
Le retour en force de la finance à partir des années 80, la fin des liens entre Trésors et Banques centrales, la généralisation des taux de change flexibles avec libre circulation du capital, etc. ont remis au premier plan le mode marché de l’endettement public. A la fin des années 90 le mode marché est généralisé et tous les grands pays du monde disposent à côté du Trésor d’une agence spécialisée dans la vente de dette publique.[2] Dans la plupart des Etats, sauf peut-être en Grande Bretagne, la bonne gestion de la dette publique consiste bien évidemment à la rendre la moins couteuse possible, ce qui passe par la volonté de mettre en concurrence la totalité des épargnes mondiales et donc de bénéficier de la profondeur d’un marché planétaire[3], mais qui passe aussi par des maturités relativement courtes[4]. Internationalisation de la dette et court-termisme sont ainsi devenus les outils d’un taux et donc d’un prix peu élevé, Mondialisation d’une dette à court terme, « low cost », mais volatile, constituent les caractéristiques principales de la dette publique moderne.
Avec la crise financière qui fait d’un euro (mal construit parce que de fait politiquement inconstructible - une proie) les déficits budgétaires ont surdimensionné les appels au marché de la dette publique avec, s’agissant de la France, près de 10% de son PIB annuel[5]. De quoi donner des sueurs froides aux responsables de l’AFT lorsque les taux montent.
C’est ce qui fait penser à certains que le retour de la rente perpétuelle permettrait de mettre fin à l’exposition des dettes par transformation de la dette publique, en rente perpétuelle[6]. Il s’agirait de financer les amortissements annuels de la dette publique par émission de dette perpétuelle. Cela entrainerait en quelques années l’asséchement du marché de la dette publique avec disparition progressive du risque de spéculation…si toutefois il y a retour à l’équilibre budgétaire. Signalons que les Etats à fort excédent d’épargne- essentiellement Allemagne, Hollande et Luxembourg - n’ont en aucune façon intérêt à une renaissance de la dette perpétuelle plus couteuse que l’actuelle dette publique.
Resterait donc les Etats à déficit d’épargne cherchant aussi à renationaliser une dette publique devenue trop dangereuse. Pour autant une renationalisation de la dette serait un projet difficile car il faudrait une mobilisation beaucoup plus grande de l’épargne nationale, une épargne attirée par des taux plus élevés, mais qui serait aussi affectée à la seule sécurisation d’un Etat, et une sécurisation chèrement payée. Concrètement il s’agirait d’un effet d’éviction au détriment d’investissements dans l’économie réelle. Cela signifie un effet dépressif d’autant plus important que le rythme fixé à la transformation de la dette est lui-même rapide. Si tous les pays à fort besoin de financement s’acheminaient vers un tel processus, il en découlerait une contraction de l’activité avec contagion sur l’ensemble de la zone. En particulier si la France, seconde économie de la zone, devait amortir le flux annuel de dette étrangère échue, soit environ 100 milliards, on peut imaginer la puissance de la dépression, qui en retour il est vrai, aboutirait à la renationalisation complète de la dette au bout d’un peu plus de 7années.
Au-delà, il est clair que l’effet dépressif serait plus important là où la rente serait la plus couteuse c’est-à-dire dans les pays du sud. Il faut donc en conclure que le passage à la rente perpétuelle ne peut être l’occasion d’une renationalisation des dettes.
De tout ceci il résulte que le retour de la dette perpétuelle ne peut s’envisager sans un fort appui parallèle de la monétisation directe, une monétisation interdite, ou trop limitée dans le cadre sans doute très surveillé par l’Allemagne, de l’application de l’article 132.1 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
Il sera décidément très difficile d’échapper au processus de dislocation violente de la zone euro.
[1] Cf l’article : http://www.lacrisedesannees2010.com/article-statut-des-banques-centrales-et-etats-du-monde-85259345.html
[2] En France l’AFP située dans les locaux de Bercy.
[3] La dette publique française est aujourd’hui vendue à 17 Spécialistes en valeurs du Trésor (SVT) pour l’essentiel des banques dont de nombreuses sont étrangères.
[4] A fin septembre 2016, la dette publique était à 60% dans des mains étrangères. Dans le même temps elle était d’une maturité moyenne de 7 ans et 124 jours.
[5] 198,5 milliards d’euros pour l’année 2016.
[6] On trouvera un tel point de vue chez Michaël Berrebi et Jean Hervé Lorenzi. Cf : « Un Monde de violence, l’Economie mondiale 2016-2030 » ; Eyrolles ;2015. Cette idée se retrouve également dans nombre de groupes de réflexion.