Le livre : « Pour un traité de démocratisation de l’Europe »[1] est à nouveau invoqué par Thomas Piketty dans un article du Monde des 11 et 12 mars[2]. L’auteur s’attaque aux politiques récessionistes, en particulier dans leur dimension fiscale, menées à partir de 2011 pour expliquer la montée du populisme. Face au défi qui en découle, il propose une union politique des 4 grands pays de la zone euro (Allemagne, France, Italie, Espagne) lesquels totalisent 75% du PIB de la zone.
Le schéma proposé est simple : création d’une assemblée européenne entre ces pays, assemblée qui serait issue des membres des parlements nationaux en proportion des populations des différents pays. Cette entité, démocratiquement constituée et complètement européenne, déciderait d’investissements d’avenir financés par un impôt européen sur les sociétés, sur les hauts revenus et sur les patrimoines élevés. Cette assemblée serait aussi chargée de réguler la mondialisation en invitant les entités nationales aux harmonisations fiscales et réglementaires entre pays.
Thomas Piketty prend la précaution de dire que le dispositif proposé ne correspondrait en aucune façon à la mise en place d’un dispositif de transferts. Mieux, il prévoit une clause rassurante garantissant que chaque pays bénéficierait d’un niveau de ressources proche de sa contribution fiscale. Il prend donc bonne note des conseils de ses collègues juristes signataires du livre et admet que jamais l’Allemagne ne pourrait accepter qu’en étant minoritaire au sein de cette assemblée, elle serait « exploitée » par une majorité de pays du sud.
Cette précaution retire bien des qualités au dispositif retenu et, si la nouvelle assemblée européenne se fixait un objectif d’homogénéisation comme le fait traditionnellement une assemblée nationale, ce serait avec grand embarras, donc avec lenteur extrême. Il est relativement aisé de niveler à moyen terme les prélèvements socio-fiscaux, voire les taux de salaires. Mais comment en effet gommer, même en quelques années, les énormes dissymétries qui se sont édifiées en raison des blocages des taux de change ? Comment redessiner la carte des avantages comparatifs en un temps fort éloigné du temps politique ?
Mais surtout, il est aujourd’hui des acteurs qui n’ont aucun intérêt à voir naitre un front européen uni. Vu de l’extérieur, le front de l’Union douanière, constitué depuis longtemps, ne peut que se fragiliser au regard des énormes dissymétries qui se mesurent par les colossaux déséquilibres externes. L’extérieur mercantile (les USA) le sait, et ne saurait être impressionné par le voile d’une union douanière qui ne peut cacher les divergences d’intérêts entre pays européens. En matière douanière, les USA savent qu’ils ont intérêt à privilégier une France qui, par la faiblesse de sa compétitivité, n’est pas dangereuse et à porter le fer sur une Allemagne hyper excédentaire. Le Président des Etats-Unis nous apprend ainsi qu’une Union douanière n’est solide que si les échanges externes de chaque membre de l’union sont à peu près équilibrés. On peut ainsi imaginer l’embarras d’une assemblée authentiquement européenne qui, porteuse d’un projet d’homogénéisation, serait travaillée par une Allemagne devenue minoritaire en proie à l’exercice du souverainisme sourcilleux américain.
Dans la bruyante affaire de la taxation de l’industrie automobile, les représentants français, négociateurs d’un pays déjà victime d’un taux de change France/Allemagne inapproprié, devraient-ils accepter une exposition plus grande encore de l’industrie automobile nationale au regard de la concurrence américaine ? Et avec des effets secondaires, puisqu’en raison de « règles » de l’OMC, la fin éventuelle des taxes sur les voitures américaines entrainerait mécaniquement celles sur les importations de voitures japonaises ou coréennes…L’industrie automobile allemande est prête à sacrifier les taxes à l’importation sur les voitures américaines pour sauver ses exportations vers les USA….en se moquant des dommages collatéraux sur les partenaires français….Au nom de l’homogénéisation, on ne va pas mettre en cause ce qui est acquis depuis longtemps, c’est-à-dire l’union douanière. Mais il faudra en payer le prix : le maintien d’un avantage pour l’Allemagne et des contraintes supplémentaires pour la France. De quoi rendre le projet d’homogénéisation toujours impossible : il fuit de la main de ses ardents concepteurs….
Toute tentative d’avancée plus grande vers l’union restera ainsi bloquée tant qu’on refusera de regarder la réalité. Si les transferts sont interdits malgré leur nécessité vitale pour le fonctionnement de la monnaie unique, alors c’est bien cette dernière qui va bloquer toutes les tentatives sérieuses d’homogénéïsation, c’est-à-dire le travail normalement attendu d’une assemblée censée être représentative d’une communauté en devenir. On pourra – difficilement certes- bricoler sur des politiques sociales ou fiscales communes, mais il sera difficile d’aller plus loin. La tendance planétaire lourde, celle de la fin d’une certaine mondialisation, s’accompagnera probablement d’un réel démantèlement du projet européen.