Inutile de rappeler des chiffres colossaux qui ne cessent de s'accroître de jour en jour. Sans transformation majeure, le service des dettes publiques, même à taux zéro va prendre un envol ne permettant probablement plus d’y faire face.
Les emprunts assurés par l’Agence France Trésor avaient pu diminuer à la fin des années 2010 et se trouvaient sous la barre des 200 milliards d’euros, soit environ 80% des recettes fiscales du Trésor central. Le budget 2020 dans sa première version correspondait déjà à un important dérapage puisqu’avec un déficit prévisionnel de 93,1 milliards d’euros, les besoins de financement passaient à 226 milliards. La version rectifiée du Budget, suite aux premières mesures correspondant à la crise sanitaire (loi de finances du 23-03-2020), élève le déficit prévisionnel à 109 milliards et les besoins de financement à 246,1 milliards. Le service de la dette augmente donc de plus de 25% en moins de 2 années, ce qui promet un beau regain d’activité à l’équipe de l’Agence France Trésor….
Cette hausse va, sans doute pour la première fois dans l’histoire, permettre des dépenses publiques venant très majoritairement de crédits bancaires, et en première ligne les 16 banques, dites « Spécialistes en Valeurs du Trésor [1]», sélectionnées par l’Agence France Trésor. En effet ces besoins de crédits bancaires sont à comparer aux recettes nettes du budget initial 2020 ( 250,7 milliards restants après transferts aux collectivités territoriales, 41,2 milliards et la contribution de la France à l’Union Européenne, 21,5 milliards),mais des recettes qui seront réévaluées à la lumière du tarissement des ressources fiscales à venir. En effet, selon des calculs déduits des données de l’INSEE[2], les recettes fiscales calculées sur la base d’un confinement de seulement 6 semaines diminueraient de 81,1 milliards d’euros, soit le tiers des recettes nettes initialement prévues…ce qui porterait les besoins de financement à 327,1 milliards d’euros… Ajoutons que la décision du 9 avril dernier d’engager 100 milliards supplémentaires, porterait alors l’objectif de l’Agence France Trésor à 427,1 milliards d’Euros.
Compte tenu du tarissement estimé de la masse fiscale, cela signifie que pour l’année 2020, les dépenses du Trésor seraient composées à plus de 70% …par du crédit bancaire (427/ 170)…Du jamais vu. Faut-il ajouter que ces crédits bancaires sont largement du crédit à la consommation puisque les dépenses correspondantes sont largement des dépenses dites courantes et en particulier des dépenses sociales ? De quoi se poser une autre question : quel peut-être, dans de telles conditions, l’avenir de ce qu’on appelle la marché de la dette publique ?
Posons- nous en effet, de façon brutale, la question de ce qui se passerait si l’on supprimait le dit marché, en allant plus loin encore que ce que vient de décider la Banque centrale anglaise (BOE) laquelle va acheter directement des titres du Trésor britannique.
Imaginons par exemple l’annulation autoritaire de la dette publique française. Quelles en seraient les conséquences ?
En mettant entre parenthèse la question éminemment centrale de l’euro, l’annulation mettrait immédiatement en grande difficulté, au-delà des « grossistes » de la dette, les 16 banques SVT, des milliers d’acheteurs de la « matière première dette publique ». Parmi ces deniers on trouve des banques dont des banques centrales, des établissements de crédit, des compagnies d’assurances, des fonds souverains, des Organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM) dont les SICAV (Sociétés d’investissement à capital variable et les FCP (Fonds communs de placement), d’autres gestionnaires d’actifs comme des fonds de pension, etc. L’ensemble se trouvant réparti, selon les chiffres fournis par le bulletin mensuel de l’AFP, entre résidents (46,4%) et non- résidents ( 53,6). Vu l’ampleur du montant de la dette négociable du Trésor ( 1848 464 705 105 euros au 28 février 2020) et surtout l’effet de contagion interbilantaire, c’est l’ensemble du système financier planétaire qui s’effondrerait comme un château de cartes : d’abord une illiquidité radicale de beaucoup de produits financiers (tous ceux contenant de la dette publique française), ensuite une insolvabilité complète des institutions porteuses de tels produits contaminés. La fin de l’histoire étant une crise économique planétaire majeure.
On conçoit dans ces conditions, que la solution face à une telle décision, serait l’effacement sur des milliers de bilans du dommage provoqué par substitution de monnaie centrale, à l’euro près, à la dette publique devenue de nulle valeur . La chose est simple dans son principe : la ou les banques centrales, créditent un compte à l’actif de chaque institution d’un montant égal à l’actif détruit et rien ne change au regard des exigences de passif. Tous les bilans sont nettoyés avec cette forte impression de préférence pour la liquidité…
Du point de vue de l’Etat qui prend une telle décision, le soulagement est immense et il n’a plus à amortir par une opération de crédit bancaire ses dépenses, y compris la charge en intérêts, au titre du service de sa dette. Et cet Etat pourrait être remercié par l’ensemble du système financier qui, ainsi allégé, pourrait se lancer vers de nouveaux investissements. Comprenons en effet que les dépenses publiques se poursuivant, les dépôts bancaires continueraient d’être alimentés, venant ainsi nourrir le multiplicateur du crédit. Le soi-disant effet d’éviction cher aux économistes serait ainsi confortablement contourné.
Ce scénario est bien évidemment un rêve car cela suppose que les banques centrales acceptent, en synchronisation, de jouer le jeu, et un jeu qui pourrait donner lieu à des comportements mimétiques accélérant le tsunami planétaire. On comprend un peu mieux pourquoi l’indépendance des banques centrales est en quelque sorte une garantie contre le risque d’une catastrophe planétaire. Mais beaucoup mieux encore, on comprend que le marché de la dette publique, inutile en soi avec une banque centrale obéissante, est un moyen permettant d’élargir la part de marché de la finance, et de l’asseoir sur des produits réputés sûrs : quel Etat, et donc quels entrepreneurs politiques risqueraient de prendre la responsabilité d’utiliser cette bombe atomique qu’est l’annulation autoritaire de la dette publique ? La paix par la dissuasion nucléaire…de quoi comprendre que les bons du Trésor ont une valeur quasi sacrée, une valeur introduisant d’immenses privilèges sur les calculs de ratios imposés par la régulation bancaire.
La finance ne veut pas être réprimée par la disparition d’un marché de la dette publique qui lui est si utile. Pensons par exemple aux « appels de marge » de plus en plus importants avec la spéculation massive, laquelle utilise si naturellement la matière première "dette publique". Symétriquement elle ne peut non plus en accepter un développement trop important, car le risque de voir des Trésors, épuisés par des besoins de financement monstrueux, prendre des décisions irréversibles est devenu très grand. Nous avons pris l’exemple de la France, mais pensons aux Trésors de l’Europe du sud dont bien sûr le Trésor italien. C’est la raison pour laquelle ces banques centrales indépendantes garantissant le bon fonctionnement de la finance, s’éloignent quelque peu de leur code de bonne conduite[3]. Elles sont garantes de l’existence d’un marché de la dette publique très largement inutile pour tous les acteurs économiques en dehors de la finance, mais elles doivent en limiter le périmètre en devenant de plus en plus souvent acheteuses, bien sûr sur les marchés secondaires, et bientôt acheteuses directes. Et lorsque l’on devient acheteuse directe, il n’y a plus véritablement marché mais accord…pour limiter la marché. C’est très exactement ce que vient de décider ( co-décider ?[4]) la banque centrale britannique qui vient de se livrer à une innovation peut-être radicale. Nous disons peut-être car les avances au Trésor sont encore remboursables…ce qui n’a rien d’obligatoire[5]. Que le pays symbole de la « finance libérée » prenne une décision répressive, est sans doute un fait historique majeur. Qui ose en parler ?
[1] Les 16 banques sont : BofA Securities Europe SA, Barclays bank, BNP Paribas, Crédit Agricole CIB, Citigroup, Commerzbank, Deutsche Bank, Goldman Sachs, HSB France, JP Morgan, Morgan Stanley, Natixis, NatWest Markets, Nomura, Société Générale. La taille et la surface mondiale de ces établissements permettent d’assurer, selon les acteurs de l’AFT, une gestion optimale de la dette publique française (liquidité, sécurité, prix).
[2] Cf : [RussEurope-en-Exil] Le coût économique de la crise du coronavirus (au 10 avril) par Jacques Sapir
[3] Le Pandemic Emergency Purchase Programme (PEPP) adopté le 6 mars dernier a permis de faire grossir le bilan de la BCE, lequel se montait au 3 avril à 5199 milliards d’euros, soit près de 50% du PIB de la zone. Y a-t-il une limite à la taille du bilan de la BCE ?
[4] Il s’agit effectivement d’une co décision puisqu’elle a fait l’objet d’un communiqué commun le 9 avril dernier. Les avances vont prendre selon le communiqué la forme de droits de tirage à court terme avec « si possible » un remboursement avant la fin de l’année…on s’éloigne beaucoup de la rigueur des contrats sur le marché de la dette publique classique.
[5] Ce qui nous fait penser aux célèbres « avances non remboursables au Trésor » de la Banque de France sous la quatrième République.