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15 janvier 2024 1 15 /01 /janvier /2024 07:48

Notre texte[1] publié le 31 décembre dernier comportait un point essentiel : abandonner la voie sans issue de l’éternelle surveillance permanente des budgets publics au profit de la surveillance constructive de l’équilibre des comptes extérieurs. Cela passait par des renversements ambitieux : la fin de la domination des banques centrales et le retour des Trésors comme entités autonomes et motrices d’une reconstruction. Cela passait aussi par la fin du paradigme de la compétition interétatique à celle de la coopération.

Ce texte était aussi le point d’aboutissement d’une série d’autres articles insistant sur les points suivants : la montagne vertigineuse des nouveaux enjeux qui se portent à l’échelle du monde, donc aussi à la civilisation occidentale et à la France en particulier[2] ; l’impossibilité radicale d’y faire face en perennisant une  logique « d’overdose » d’endettement classique[3]; l’urgente nécessité de dé financiariser nombre d’activités ; avec au final la nécessité de passer, au moins à l’intérieur de l’UE, d’une architecture institutionnelle porteuse d’un affaissement des nations à celle d’une association d’Etats souverains démocratiques[4].

Le présent papier apporte un complément sur l’importance d’une révision radicale de la gestion budgétaire dont nous disions qu’elle devait quitter le champ de l’idéologie de la dette.

1 La gestion budgétaire dans l’ancien fordisme.

 A l’époque du fordisme classique la gestion du budget ne portait que fort peu sur l’aide à la  compétitivité des entreprises. Au-delà des grandes infrastructures construites par l’Etat, ce dernier s’intéressait moins à la qualité de l’offre globale qu’à la quantité de la demande globale. Parce que nourrie par des gains de productivité très élevés (de l’ordre de 5% l’an) l’offre globale était en quelque sorte naturellement compétitive. Le cas échéant la souveraineté sur le taux de change pouvait l’y aider. Par contre il fallait assurer le déversement des grains de productivité en garantissant la demande globale. La construction d’un immense Etat Providence fut ainsi une assurance de débouchés avec pour effet ultime l’édification d’une immense classe moyenne[5]. Nous sommes dans ce qu’on appelait, il y a bien longtemps, les trente glorieuses…

2 La gestion budgétaire dans le nouveau monde.

 Sans revenir sur le pourquoi et les détails de l’édification du mondialisme dont l’UE devait en être le modèle réduit le plus parfait, il est clair que la gestion budgétaire allait changer de manière radicale. Désormais les Etats ne sont plus des aménageurs d’une demande globale qu’il faut développer, mais des contributeurs d’une offre globale compétitive. Et l’UE avec la monnaie unique va devoir devenir très sourcilleuse sur la bonne  gestion budgétaire. Le déficit public, qui naguère s’évanouissait par une fiscalité elle-même nourrie par la très forte croissance engendrée par les gains de productivité, devient l’objet d’une surveillance accrue. Il est apprécié en ce qu’il nourrit la finance (les bons du Trésor sont la matière première indispensable de la multitude des contrats financiers[6]) mais il n’est réellement et durablement toléré que s’il s’inscrit dans des limites raisonnables[7] et repose sur une baisse des prélèvements obligatoires. Par contre il n’est guère apprécié s’il repose sur la hausse de la dépense publique, laquelle vient concurrencer des activités privatisables et financiarisables. Propos qui méritent quelques explications.

Parce que dans la mondialisation, et plus encore dans l’UE, il n’y a plus de frontières il faut se révéler compétitif. Il n’y a plus à nourrir une demande globale qui risquerait de se manifester par un supplément d’importations et de chômage. Il y a à contribuer à la musculation des entreprises et donc concourir à une politique dite d’offre compétitive.

        - Compétitivité par baisse de la pression fiscale

Une façon de procéder est bien évidemment la baisse de la pression fiscale, laquelle augmente directement les marges et au final la rentabilité globale. De ce point de vue les Etats qui ont perdu leurs frontières maintiennent encore la distinction entre  un « dedans » et un « dehors », ce qui entraine leur mise en concurrence dans la course à la baisse de la pression fiscale. La concurrence entre les entreprises est aussi une course aux fins d’amaigrissement des Etats. Et de ce point de vue la bataille est rude pour empêcher une cartellisation des Etats lesquels verraient possiblement un intérêt à ce que, par exemple, les bénéfices soient imposés proportionnellement à l’endroit où les ventes sont réalisées. De ce point de vue le Cartel du pétrole (OPEP) est plus facile à réaliser que celui de la fiscalité. Et mêmes les tentatives européennes nouvelle (emprunt européen) ne sont pas des « moments hamiltoniens ». La cartellisation des Etats est d’autant plus difficile qu’il y a désormais libre circulation du capital, ce qui met en concurrence près de 200 Etats travaillés par une industrie de la finance employant plusieurs milliers d’avocats, comptables, consultants, tournés vers l’aide des plus fortunés et des moins scrupuleux.

Dans ce contexte l’Etat français n’a pas cherché à cartelliser et s’est plié à la nouvelle logique : baisse des impôts sur les bénéfices, baisse des impôts de production, affaissement de la fiscalité sur le capital, CICE, acceptation des « délocalisations fiscales » y compris à l’intérieur de l’UE (Irlande, Luxembourg), etc. L’Etat français ira même au-delà et pratiquera ouvertement une politique de baisse des charges sociales le tout agrémenté d’une politique de subventions sous formes diverses et totalisant selon REXCODE entre 6 et 9,6% du PIB, ce qui est considérable[8].

Et la pression s’accroit dans un contexte européen qui procédé par élargissement et non par approfondissement. Ainsi le passage à 27 Etats en 2004 devait accroitre la pression sur la compétitivité par l’adjonction d’Etats (pays de l’Est) aux normes salariales très inférieures à celles de l’Europe occidentale. Que dire de l’accueil de l’Ukraine dont on voit déjà les problèmes posés par une compétitivité agricole très supérieure à celle de la Pologne, de la Hongrie, etc. ? Au total, la recherche de compétitivité par baisse des prélèvements fiscaux est et sera toujours insuffisante…La seule voie possible étant la cartellisation et la perspective d’un grand Etat mondial. Hypothèse très irréaliste…

            -Compétitivité par baisse de la dépense publique

Elle est à priori encore plus difficile à réaliser car électoralement plus dangereuse. Il s’agit ici de diminuer le périmètre de l’Etat Providence : réduction/ financiarisation des prestations sociales, réduction/privatisation/financiarisation des services publics, privatisation/financiarisation du système de santé. Dans ce cas l’Etat gère une politique de l’offre en se retirant et en offrant des parts de marché à l’offre privée. De quoi retrouver le député/ économiste Frédéric Bastiat dans son combat contre les Etats au 19ième siècle.

 C’est bien évidemment le cas du marché de l’électricité venu largement détruire EDF[9]. C’est le cas du système de soins avec retrait des structures publiques qui se cantonnent aux cas difficiles- d’où ce qu’on appelle la « dégradation du service public »- et élargissement continu des structures financières, type capital- investissements, qui sélectionnent leurs activités (Zöi est un bel exemple des start-up de l’e santé). Par lobbying très actif, notamment auprès des autorités européennes, les apporteurs de capitaux ont réussi à prendre le contrôle de structures dont la réglementation imposait jusqu’ici la direction par des professionnels de santé[10]. De quoi transformer demain des médecins ou dentistes en « cadres moyens taylorisés» de structures entièrement financiarisées[11]. Dans la pratique, nombre d’établissements sont ainsi privatisés et participent à l’émergence de grands groupes complètement financiarisés (Ramsay). C’est le cas des cliniques, de nombreux EHPAD et d’une partie de la sphère médicosociale. Plus globalement encore c’est le cas des Partenariats publics privés (PPP)[12] Notons toutefois qu’il s’agit le plus souvent de fausses privatisations, les structures correspondantes jouissant d’une enveloppe  juridique privée alors que le financement reste largement public. Comme quoi le retrait du périmètre des Etats est une opération très difficile : à la ponction financière sur les déficits, vient s’ajouter la ponction  sur les fausses privatisations (pensons par exemple à Orpéa).

Pour des raisons aussi culturelles[13] déjà entrevues sur le blog la France se trouve en particulière difficulté dans une course à la baisse de la dépense publique qu’elle n’arrive pas à concrétiser : augmentation des emplois publics locaux qui pour beaucoup correspondent à une forme du traitement social des effets du chômage industriel, et surtout augmentation considérable des dépenses de santé et de retraites provoquées par le vieillissement de la population. A cela il faut ajouter que les efforts de rationalisation/privatisation se sont déroulées par développement d'une considérable bureaucratie  que l'on retrouve dans nombre de branches et surtout dans les dépenses dites sociales, en sorte que le front office visible est devenu handicapé par la lourdeur croissante du  back office invisible ( "marché de l'énergie", Hôpital, social, médicosocial, etc.). Comme quoi des gains de productivité microéconomiques espérés sont engloutis par les pertes de productivité non comptabilisées à l’échelle micro économique[14]. Ajoutons qu’il existe des cas d’organisations qui relèvent de la dépense publique et qui vont fonctionner à rendements décroissants sur de très longues durées (facultés de médecines qui en France, par le biais du numérus clausus, vont produire de moins en moins de médecins pour des couts de plus en plus élevé). Nos pourrions multiplier les exemples à l’infini.

 Au total les dépenses de l’Etat régalien sont durablement stabilisées voire en diminution (pensons à l’armée), ce qui pour une population en croissance correspond à une dégradation du service public (pensons aussi à la justice). Par contre celles de l’Etat social augmentent malgré les tentatives de rationalisation/ privatisation. Ainsi on passe de 266,9 à 317,7 milliards d’euros entre 2019 et 2022 pour les dépenses de santé, et de 346 à 375,6 milliards d’euros entre les mêmes dates pour les dépenses de retraites. Plus globalement les dépenses de protection sociales passent de 761 à 849 milliards d’euros entre ces mêmes dates et représentent aujourd’hui près de 33% du PIB.

 3 Une gestion budgétaire dépassée à dépasser

La grande transformation de la gestion budgétaire se solde pour la France par une baisse de la pression fiscale nette de subventions et une impossibilité de voir baisser la dépense publique malgré les tentatives de rationalisation/privatisation et les difficiles réformes des retraites. Il en résulte un déficit budgétaire constant, considérable, et donc difficilement gérable. Globalement l’Etat français cherche à jouer le jeu de la compétitivité mais la démarche est quasi-impossible dans le contexte mondialiste et européiste d’un interdit de solidarité entre Etats, et d’un mur électoral qui interdit une dévaluation massive des retraites dont les titulaires représentent 40% des électeurs, dévaluation couplée à une autre tout aussi massive correspondant aux dépenses de soins. Le modèle culturel français vient ici bloquer le politique dans son aventure mondialiste et européiste.

Globalement l’Etat français ne peut faire face à l’impératif de compétitivité tout en prenant des risques au regard d’un déficit public beaucoup plus élevé que dans le reste de l’UE. Sa dette publique est encore appréciée dans sa fonction de collatéralisation « sûre » dans les contrats financiers[15], mais tend à devenir trop élevée. La France est donc bien dans une nasse, une situation où elle se trouve désarmée face aux immenses contraintes géopolitiques et environnementales[16] dans laquelle elle se situe parmi d’autres pays qui ne sont pas dans une situation significativement meilleure. C’est la raison pour laquelle nous retrouvons le projet/programme de changement radical de paradigme exposé dans « Construire la colonne vertébrale d’une France renaissante »[17]

Cela passe comme exposé dans l’article susvisé par la disparition autoritaire de la dépendance financière, le retour d’un Etat créateur de monnaie[18]…qui ménage l’euro en raison des contraintes géopolitiques majeures du moment. Un tel dispositif, qu’il faut évidemment négocier, déplace les contraintes sur un nécessaire équilibre des comptes extérieurs à coconstruire dans une coopération entre nations souveraines. Simultanément il rendrait plus réaliste un processus de coopération avec une Ukraine qui ne peut sérieusement, même à long terme, intégrer une UE dans son architecture institutionnelle présente.

 

                                                                             Jean Claude Werrebrouck

 

[1] http://www.lacrisedesannees2010.com/2024/01/construire-la-colonne-vertebrale-d-une-france-renaissante.html

[2] http://www.lacrisedesannees2010.com/2023/12/la-reconstruction-passe-par-une-bonne-dose-de-de-financiarisation.html. D’une certaine façon nous entrons dans le schémas du « catastrophisme éclairé » cher à Jean- Pierre Dupuy. Il s’agit obligatoirement de se munir d’investissements de protection contre des évènements inéluctables dont l’émergence doit- être bloquée. Cf son ouvrage : « Pour un catastrophisme éclairé, quand l’impossible est certain » ; seuil ;2002.

[3] Soulignons que la hausse du taux d’épargne (16% contre 14 avant la pandémie) et celle des marges (32,5% de la valeur ajoutée) sont très loin des pharaoniques besoins d’investissements.

[4] http://www.lacrisedesannees2010.com/2023/12/le-socle-de-tout-programme-electoral-serieux.html

[5] http://www.lacrisedesannees2010.com/2021/12/le-redressement-de-la-france.html

[6] Il est selon la règlement 648/2012 – directive dite « EMIR »- la matière première de base exigée dans les chambres de compensation sur tous les dérivés.

[7] Cf les règles budgétaires de l’UE.

[8] Le Vade-Mecum des aides d’Etats est aujourd’hui un livre comportant 338 pages.

[9] On pourra ici se reporter sur tous les articles du blog consacré à l’électricité. Voir notamment : http://www.lacrisedesannees2010.com/2022/10/edf-la-dialectique-du-demantelement-et-de-la-nationalisation.html. L’ARENH est effectivement un transfert de valeur du secteur publics vers des structures privées dont l’activité est essentiellement spéculatives sur un marché administrativement imaginé.

[10][10] Loi du 13 juillet 1975, article L753-760 et décision de la cour de justice européenne du 16 décembre 2010

[11] Les start-up e-santé se disent encore bloquées par la difficulté de remboursement des actes. Pour autant elles mobilisent un effectif croissant de médecins rares retirés à la médecine classique.

[12] On trouvera une analyse précise des difficultés des PPP dans le N°163 (2017) de la Revue Française  d’Administration publique: « Une arme à double tranchant ? Le recours aux partenariats publics privés et la maitrise des risques budgétaires ».

[13]http://www.lacrisedesannees2010.com/2020/04/pour-sortir-de-la-crise-mettre-fin-a-la-schizophrenie-de-la-france.html.  http://www.lacrisedesannees2010.com/article-independance-des-banques-centrales-et-paradigmes-culturels-117604632.html

[14] Ce faisant nous retrouvons ici les travaux d’Ivan Illich avec ses grands concepts de « contre productivité » et de « vitesse généralisée » et  avec la distinction entre production autonome et production hétéronome, cette dernière finissant par devenir obstacle à la réalisation des objectifs qu’elle est censée servir. (Cf ses « œuvres complètes » publiées chez Fayard en 2004 et 2005)

[15] CF la directive EMIR déjà citée.

[16] Des risques qui se multiplient avec de graves conséquences sur l’économie internationale mesurées par le FMI lequel recense aujourd’hui 3000 obstacles contre seulement 700 en 2017. Des conséquences jusqu’ici peu anticipées par les marchés financiers dont les indices de perception des risques sont jusqu’ici relativement stables et modérés. En particulier l’indice de volatilité (VIX) reste très bas en ce début d’année.

 

[18] Un peu comme le propose la très américaine « Théorie Monétaire Moderne » avec Stephanie Kelton dans son ouvrage: « Le Mythe du déficit » (Les Liens qui libèrent, 2021) ou d’une  façon plus classique avec Jezabel Couppey Soubeyrand dans son futur ouvrage chez le même éditeur : « Le pouvoir de la monnaie », ouvrage co écrit avec Pierre De Landre et Augustin Sersiron. Publication ce 17 janvier 2024.

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commentaires

M
La création monétaire que vous proposez n'est-elle pas l'héritière des sommes prêtées jadis et naguère au Trésor Public par l'Institut d'émission, c'est à dire la Banque de France, mais jamais remboursées jusqu'à ce que le tandem Pompidou Giscard mette fin en 1973 à ce dispositif qu'on appelait vulgairement la planche à billets, en vigueur en France depuis des siècles ?
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J
Oui, vous avez raison. 1973 est la première étape d'un éloignement de la Banque centrale au regard du Trésor. Il y en aura d'autres jusqu'à la prétendue indépendance. La création monétaire sera totalement retirée à l'Etat et totalement donnée au système bancaire. De quoi faire aujourd'hui de la contrepartie de la masse monétaire une immense dette ponctionnant l'économie réelle et ses acteurs non financiers. ET la traduction du rapport croissant entre masse monétaire et PIB depuis 40 ans est l''étouffement de l'activité réelle et la boursoufflure de la finance. Emmanuel TODD a raison de recalculer le PIB qui ne veut plus rien dire et de créer ce qu'il appelle le PIR (produit intérieur réel). De quoi comprendre la question du ravitaillement de l'Ukraine en munitions par l'Occident tout entier alors même que le PIB russe ne représente que 3% du PIB occidental.

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