Le choix du modèle allemand de banque centrale qui s’est partout imposé à la fin du siècle dernier, fut facilité par la commune croyance en un nécessaire devoir de lutte contre l’inflation. Cette dernière très importante dans les années 70 était attribuée aux largesses de la politique monétaire que – selon la théologie monétariste de l’époque - les Etats pratiquaient sans modération. De ce point de vue, le dessaisissement radical de la gestion monétaire au profit d’une banque centrale indépendante, organisme simplement soumis au maintien de la valeur de la monnaie, est apparu comme modèle à suivre.
Aujourd’hui, les difficultés d’une mondialisation intimement liée aux causes profondes de la crise en termes réels[1], questionnent le bel unanimisme. Mais surtout, la guerre des monnaies qui semble s’amplifier, passe par l’examen des racines culturelles nationales, paramètre oublié au moment du grand basculement vers l’indépendance.
Mondialisation et racines culturelles oubliées
Les racines culturelles mises à l’écart des raisonnements économiques concernent au moins trois grandes conceptions de la liberté : l’anglo-saxonne, la française et, peut- être plus intermédiaire, la conception allemande.
Les deux premières sont assez radicales et très radicalement opposées.
L’anglo-saxonne fait de la liberté une dépendance de la propriété qui, selon la loi naturelle de Locke, est elle-même un bouclier au regard des agissements d’autrui. Je ne suis libre que si je dispose de droits de propriété eux-mêmes négociables sans restriction sur un marché. On comprend, par conséquent, que l’idée de société n’est pas centrale, cette dernière s’analysant d’abord sous la forme d’une somme d’individus dont il faut simplement protéger les droits de propriété. Cela signifie la centralité d’un marché où l’interaction sociale génère des situations concrètes -des résultats économiques- censées justes si les règles de la justice procédurale au sens de Nozick sont respectées[2]. Clairement, cela signifie qu’un Etat ne saurait intervenir dans l’interaction sociale au nom d’un intérêt général, intérêt qui ne peut exister que sous la forme d’une croyance ou « production idéologique » d’importance secondaire. De fait pour un anglo-saxon l’intérêt général se ramène à la liberté qui elle-même autorise le « rêve américain ».
La conception française est fort différente et la liberté ne passe pas par le bouclier de la propriété, laquelle ne jouit pas d’une importance première malgré l'importance qui a attaché la Révolution et les libéraux du XIX siècle. Perte de prééminence qui a, pour corollaire, une place assez secondaire réservée à un marché devenu souvent objet de méfiance. Ce qui compte est bien davantage la position jugée honorable de chacun dans la société, laquelle est sans doute faite d’individus, mais des individus qui se regardent et observent, avec attention toute particulière, leur position relative sur l’ensemble de l’échiquier social[3]. Cette caractéristique va jusqu’à s’inscrire dans l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen laquelle précise que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Dans la conception française, la « justice résultat »[4] au sens de Nozick compte beaucoup et correspond à l’idée d’un intérêt général. En revanche, la justice procédurale est assez secondaire et correspond aux conséquences d’une position non centrale accordée à la propriété.
La conception allemande est, de fait, une position intermédiaire, assez complexe, qui tente un dépassement des deux premières. C’est, précisément, ce dépassement théorisé à partir de Kant et plus tard par les théoriciens de l’ordo libéralisme ( W. Eucken, W. Röpke , F. Böhm, etc.)[5] qui fera de la liberté une réalité qui ne peut s’épanouir que dans une certaine soumission à la société, soumission valorisée sur la base d’une égale participation aux décisions communes. Il y a du holisme dans la tradition allemande, un holisme qui lui-même provient d’un romantisme construit sur le rejet de la Révolution française. Mais le holisme est contrebalancé par une méfiance au regard d’un Etat que l’histoire condamne non pas en tant qu’Etat fort, mais en tant qu’Etat incapable d’assurer la commune liberté. Bizarrement, l’Etat doit être fort pour assurer sa mission de neutralité et de construction d’un intérêt général.
La liberté allemande passe par la propriété, davantage que dans la loi française et moins que dans la loi américaine. Elle passe aussi par le respect des droits individuels moins que dans la société américaine et davantage que dans la société française. Tout cela conduit à un ordre du marché, peut-être moins échevelé que l’américain mais sans doute plus libéral que l’ordre du marché français.
Liberté allemande et paradigme monétaire hégémonique
Il se trouve que cette représentation du monde fut aussi théorisée pour justifier l’ordre économique et monétaire en Allemagne, et justification non exempte d’ambiguïtés, qui aboutira à la conception allemande de la banque centrale.[6]
L’ordo libéralisme allemand, sous-produit d’une histoire pluri séculaire, n’est pas facilement compréhensible. Son point de départ est à priori proche de celui des libéraux qui considèrent que l’interaction sociale se doit d’être le fait d’individus responsables de leurs choix. Pour autant, proches de « l’ordre spontané » Hayékien[7], les auteurs de l’école de Fribourg considèrent que le marché génère aussi des situations de monopole et des rentes incompatibles avec un intérêt général.
Il existe donc un intérêt général qui, toutefois, n’est pas « l’optimum » que l’on rencontre dans la théorie néoclassique, laquelle ouvre la voie à la présence d’un Etat parfois chargé d’y conduire. A l’inverse, l’Etat pouvant lui-même introduire des inégalités, les théoriciens préfèrent parler d’une Constitution de l’économie, c’est-à-dire un ensemble de règles analogues à celle des Constitutions politiques, règles qui s’imposeront à l’Etat comme s’impose à lui la norme juridique la plus élevée.
Les habitués de ce blog comprendront mal l’émergence de règles encadrant aussi bien les choix individuels que les choix politiques et règles censées générer un intérêt général qui ne fait pas l’objet d’une définition précise[8]. Par contre, il importe de voir que la Constitution de l’économie intègre une composante monétaire, dont la réalité est de créer un ordre qui là aussi, dépasse et encadre les choix individuels et politiques.
Bien évidemment, la vision de la monnaie ne peut qu’être normative et les théoriciens de l’ordo libéralisme, ne cherchent pas à produire une définition de la monnaie issue de son mouvement historique propre (monnaie comme objet politique central selon le blog[9]). Par contre, la monnaie issue d’un projet complètement normatif, devra être sanctuarisée et ne pourra faire l’objet d’aucune manipulation privée ou publique. Sans doute est- elle juridiquement définie, donc définie par l’Etat, mais elle est indépendante des pouvoirs politiques, comme l’ensemble du corpus juridique qui, constitutionnellement, s’impose à l’Etat lui-même. De la même façon que l’Etat est le serviteur des règles juridiques qu’il impose et à ce titre se doit de respecter l’indépendance de la justice, il doit aussi respecter la monnaie dont il assure la définition et le cadre de fonctionnement, en s’interdisant de l’utiliser à son profit sous la forme d’un crédit. Nous retrouvons ici la subtilité allemande d’Etat suffisamment fort pour ne pas tomber dans les facilités.
Si donc, la sanctuarisation passe par une banque centrale chargée de contrôler la création monétaire classique par des banques insérées dans le marché du crédit, l’Etat ne saurait lui-même être « consommateur » de sa propre monnaie sous la forme d’un emprunt auprès de la banque centrale. Etat et banque centrale ne peuvent que vivre séparément, ce qui va conférer à la dite banque une indépendance, avec toutefois comme objectif constitutionnel de bien respecter la sanctuarisation : la monnaie doit être l’instrument de la stabilité des valeurs et donc la banque centrale aura pour objectif constitutionnel de lutter contre toute dérive inflationniste.
Cet aboutissement de la pensée ordo libérale n’est pas exempt d’ambiguïtés et d’imprécisions et rien ne vient démontrer que « l’économie sociale de marché » qui va concrètement en résulter, est l’outil interdisant l’apparition de rentes que la théorie, encore une fois très normative, voulait combattre. Ainsi la stabilité monétaire est sans doute favorable à l’émergence d’une classe de rentiers dont les intérêts entrent en contradiction avec les groupes exportateurs, voire les salariés. Et c’est bien la rente financière qui va devoir être intégrée dans la gestion planétaire de la grande crise. La répression financière imposée à l’Etat - interdiction d’une rente monétaire pour ce dernier - peut devenir liberté d’épanouissement pour les rentiers privés.
Gestion de la grande crise et retour des approches contraires de la liberté
La fin du siècle dernier, qui voit le grand mouvement d’indépendance des banques centrales, correspond de fait à la victoire du paradigme culturel allemand, paradigme qui ne correspond pas exactement, ni au paradigme anglo-saxon ni au paradigme français. Et la gestion de la présente grande crise a pour effet très visible de faire réapparaitre, au-delà de la fiction d’une norme devenue mondiale, les différences culturelles concernant la façon de concevoir la liberté.
C’est le monétarisme américain[10] et plus encore les nouveaux classiques qui ont aidé l’ordo libéralisme allemand à dessiner les contours des banques centrales du monde à la fin du siècle dernier. Et, à l’époque, la grande peur de l’inflation a engendré le même bouc émissaire, à savoir les Etats. Dans ce grand mouvement, les différences culturelles fondamentales furent oubliées. La grande crise les fait réapparaitre et cette fois probablement au détriment de l’Allemagne qui devra choisir entre la fin de son ordo libéralisme et sa sortie de la zone euro.
Les banques centrales anglo-saxonnes, au beau milieu de la grande crise, ne sont pas soumises à la normativité ordo libérale. Liberté, propriété et marché ne connaissent pas de limite venant les surplomber. Que le marché dans son fonctionnement débouche sur des situations de monopole et de rente ne gêne que si des droits fondamentaux ne sont pas respectés. Sans doute la hausse des prix est-elle une variable importante, mais la monnaie n’est en aucune façon sanctuarisable. Et comme le tout marché l’emporte dans la genèse du ciment social, la vraie contrainte est davantage un niveau d’emploi compatible avec la cohérence sociale. Les gestionnaires de la banque centrale américaine ne peuvent ainsi se couvrir des habits de l’ordo- libéralisme et doivent ajouter une dimension croissance et emploi à leur feuille de route. L’intérêt général se ramenant pour l’essentiel au « rêve américain », la création monétaire massive n’est pas rejetée si elle a pour vertu de maintenir le rêve. Ajoutons que s’agissant des USA, aucune contrainte monétaire extérieure ne s’impose, ce qui signifie une grande liberté dans la création de monnaie. Liberté aujourd’hui complètement assumée pour tenter d’éteindre l’incendie de la crise.
La banque centrale française est bien évidemment plongée dans le système européen de banques centrales et, de ce point de vue, l’Etat qui lui correspond, sera de plus en plus tenté de cesser l’aventure ordo libérale. Les rentiers ont massivement profité de ce qu’on a appelé la fin de la « répression financière », mais, parce que dans la tradition française la liberté ne se réduit pas à la propriété et au marché, c’est dans ce dernier pays que la rente financière prend les risques les plus importants, d’où l’attachement considérable des milieux qui en profitent à ce qu’on appelle le « couple franco-allemand ». La banque de France, devenue objet étranger dans son propre pays, sera de plus en plus soumise à de très fortes contraintes impulsées par la crise et la tradition culturelle française.
Mais l’Allemagne elle-même, sera contrariée par sa tradition culturelle. Déjà le comportement de la BCE n’est plus en accord avec la grande tradition ordo-libérale[11]. Alors que, naguère, la banque centrale, qu’elle soit européenne ou simplement allemande, se devait d’être l’équivalent d’une cour suprême ou un conseil constitutionnel veillant à la sanctuarisation de la monnaie - exactement comme le principe d’indépendance de la justice et de respect du droit - la BCE est devenue dépendante d’intérêts privés et publics : le système bancaire européen devenu massivement insolvable, qu’il faut aider, et les Etats européens eux-aussi insolvables et qu’il faut, au moins de manière détournée, aussi aider.
C’est dire que l’impérium allemand s’est réduit au strict territoire national, territoire lui-même contesté puisqu’il a bien fallu au travers de péripéties fort multiples en arriver à ce que le contribuable allemand soit sollicité pour financer, banques et Etats européens impécunieux[12]. La seule résistance de l’ordo libéralisme traditionnel n’étant que celle offerte par la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe. Empiriquement, les racines culturelles allemandes, très gravement menacées, se lisent dans la volonté de maintenir un système de retraites adossé à un vieux pays, système qui font les préoccupations des fonds de pension.
Le respect de l’ordo libéralisme n’est donc plus véritablement tenable, sauf à décider de quitter la zone euro. Hypothèse de plus en plus crédible avec l’aggravation continue de la crise. Et hypothèse qui ne ferait que gagner du temps car si les rentiers seraient grandement favorisés par une sortie avec hausse mécanique du taux de change qui s’en suivrait, le groupe des grands exportateurs serait lui très lourdement pénalisé.
La France, dans ses traditions, et excepté sa classe rentière fondamentalement non entrepreneuriale[13], ne peut accepter l’ordo libéralisme. Elle y mettra fin d’une façon ou d’une autre.
L’Allemagne tente de son côté de maintenir sa tradition, alors même que son groupe exportateur très puissant n’y a pas intérêt. La guerre planétaire des monnaies, qui se développe, pour chacun tenter de se sauver des griffes de la grande crise, débouchera sur des conséquences implacables pour une Allemagne dont le solde extérieur est excédentaire de près de 6 points de PIB. [14]
Clairement, le « couple franco-allemand » est aussi devenu une alliance entre la rente française et le groupe exportateur allemand. Les rentiers allemands auront de plus en plus de mal à supporter les aides vers les pays du Sud via le FESF et le MES.[15]Ils ne pourraient en aucune façon accepter les énormes transferts imposés par un fédéralisme complet.[16]
Cette alliance doit logiquement se rompre car les transferts vers le sud seront aussi payés par l’ensemble des contribuables allemands et donc aussi le lobby exportateur, qui aura à arbitrer entre la, hausse de la pression fiscale et la chute de ses débouchés.
Cette alliance était clairement favorable à l’Allemagne et tout aussi clairement défavorable à la France. Ce dernier pays en a payé le prix d’une très forte désindustrialisation, assortie d’une fin de la répression financière qui n’a même pas enrayé la chute historique de l’investissement. La fin de cette alliance, fin qui serait aussi très favorable aux rentiers allemands avec gains en actifs du fait du Mark fort, serait favorable à la France. On peut donc imaginer de profonds changements à venir sur les marchés politiques allemands et français.
[1]Concernant l’idée d’un décalage entre offre globale mondiale et demande globale mondiale on pourra lire : http://www.lacrisedesannees2010.com/article-la-loi-de-say-comme-obstacle-à-la-lecture-de-la-grande-crise-115527906.html
[2] Robert Nozick, dans « Anarchie, Etat et Utopie » PUF, 1988, parle de justice procédurale pour évoquer le résultat d’un jeu social, que ce dernier soit de l’ordre du simple jeu (échecs, football etc.) ou du jeu économique. A ce titre un résultat est réputé juste si les procédures qui y ont conduit, ont à chaque étape respecté les droits de propriété fondamentaux. Dans cette conception, que le résultat d’un contrat de travail entre un employeur et des salariés amène le premier à s’enrichir considérablement, n’est pas injuste si le contrat dans toutes ces clauses respecte les droits fondamentaux, notamment ceux de la liberté contractuelle et si, bien évidement, ces clauses ont été respectées durant le jeu.
[3] Ce point de vue est notamment celui bien analysé par Philippe d’Iribarne dans « La logique de l’honneur » Seuil 1993.
[4] La justice résultat, à l’inverse de la justice procédurale, apprécie le résultat du jeu pour le déclarer juste ou injuste en fonction d’une simple opinion de justice. La justice résultat n’intervient en général pas dans les jeux traditionnels (Echecs, football, etc.) où seule compte une justice procédurale ( les règles du jeu ont-elles été respectées ?) mais elle intervient massivement dans le jeu de l’économie et se trouve être à la base des politiques dites de redistribution.
[5] Ces auteurs sont rassemblés dans ce qu’on a appelé l’école de Fribourg qui a connu ses moments de gloire entre les deux guerres mondiales et après la seconde guerre pour engendrer ce qu’on a appelé « l’économie sociale de marché ».
[6] Les développements qui suivent s’inspirent partiellement de l’article d’Eric Dehay : « La justification ordo libérale de l’indépendance des banques centrales », Revue Française d’Economie, Vol 10, N°1 1995, PP. 27-53.
[7] Cf notamment l’ouvrage majeur de Hayek : « Droit, Législation et Liberté » PUF,1985, et particulièrement le tome I où l’auteur développe sa grande distinction entre les ordres spontanés (plutôt le monde anglo-saxon) et les ordres organisés (plutôt l’ordre français). Soulignons qu’il y a eu de nombreux contacts entre les ordo libéraux allemands et la « Société du Mont Pèlerin » fondée par Hayek après la seconde guerre mondiale.
[8] On pourra ici s’intéresser à des textes comme http://www.lacrisedesannees2010.com/article-le-monde-tel-qu-il-est-78572081.html, ou « Pour mieux comprendre la crise : déchiffrer l’essence de l’Etat » (texte du 16 février 2010).
[9] Cf http://www.lacrisedesannees2010.com/article-monnaie-bien-sous-tutelle-ou-objet-politique-central-115094856.html
[10]Notamment sous l’égide de Milton Friedman qui pourtant n'était pas favorable à l'indépendance.
[11]Notamment avec les dispositifs LTRO, OMT, ELA et surtout des taux proches de zéro qui finissent par peser sur la rente financière.
[12]Notamment avec le MES et demain avec l’union bancaire.
[13] Il faut toutefois noter que la rente française est largement inscrite dans l’immobilier, ce qui veut dire que la part strictement spéculative et financière est relativement réduite. Une « euthanasie des rentiers » en ce qu’elle serait davantage slogan que réalité, présenterait ainsi des risques politiques relativement limités.
[14] On peut estimer qu’une sortie de la monnaie unique pourrait porter l’euro allemand à 1 ,6 dollar. Dans le même temps la banque centrale japonaise ayant de fait déjà dévalué le yen de près de 20% depuis le début de l’année, on conçoit l’énorme contrainte qui pourrait survenir au détriment du lobby exportateur allemand.
[15] 319,7 miliards d’euros selon Jean Pierre Vesperini. CF : « l’Euro’ », Dalloz, 1993.
[16] Plus de 10 points de PIB pendant au moins dix selon Jacques Sapir.