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12 juillet 2023 3 12 /07 /juillet /2023 06:47

Les évènements français de ces dernières semaines sont apparus énigmatiques, en particulier dans les pays étrangers. Si ces émeutes ne sont que des revendications de nature diverses : économiques, sociales, politiques, sociétales, etc. – comment se fait-il qu’elles soient spécifiques d’un pays qui disposent d’abord d’un Etat- providence de loin le plus généreux de la planète, mais aussi de dispositifs sociétaux soucieux d’une émancipation croissante de chacun ? Nous tenterons en quelques lignes d’apporter une réponse à cette question.

Constatons tout d’abord qu’historiquement les révoltes sont très généralement constructrices de liens sociaux. Il s’agit de contester des règles d’ensemble, celles qui sont l’armature de la société, pour en établir de nouvelles. C’est évidemment le cas des révolutions qui voient dans les révolutionnaires le souci de rebâtir le cadre institutionnel et réglementaire d’une société. C’est aussi le cas, à l’époque du capitalisme, des syndicats qui provoquent des grèves tout en protégeant l’outil de travail et ne font que revendiquer de meilleures conditions de travail. On pourrait multiplier à l’infini les exemples : se révolter c’est aussi constater que l’on fait société, un univers commun qui est confirmé et que l’on souhaite voir progresser. Constatons parallèlement une tendance lourde de l’accumulation historique des révoltes : une complexification croissante des sociétés, ce que les sociologues appellent la densité sociale, ou que les juristes désignent par le caractère stratigraphique du droit. De ce point de vue la France, pays révolutionnaire s’il en est, dispose d’une complexité sociale colossale. Nous y reviendrons.

 Beaucoup plus rares sont les révoltes qui se fixent pour objectif de détruire une appartenance à une société. C’est le cas pourtant du démantèlement des Etats, la référence ultime, à savoir l’appartenance aux mêmes règles n’étant plus jugée supportable.

Précisons maintenant qu’il existe un lien entre révoltes et « Etat ». Les sociétés sans Etat ne connaissent que peu le phénomène de révolte. Sans doute existe-il des guerres inter ethniques, mais les révoltes intra-ethniques semblent rarissimes. La logique de l’intérêt qui semble animer les révoltes n’existe pas dans les sociétés homogènes où l’ordre du monde et les rapports qui existent entre ses membres semblent être une donnée dépassant chacun. L’absence de toute forme de propriété de la terre ajoutant du poids à l’immobilisme ambiant. A l’inverse, quand l’Etat existe, la chance de voir qu’il peut jouer un rôle dans l’ordre du monde (l’intangible pouvoir des dieux est substitué par celui capricieux des hommes) devient grande. Ainsi les révoltes se tournent très souvent et très naturellement vers les détenteurs directs ou indirects du pouvoir étatique.

De ce point de vue, le cas de la France est particulièrement éclairant et dans les révoltes de ses agents censés être devenus citoyens, la demande d’Etat est considérable. Il appartient à l’Etat de calmer toutes les revendications par déplacement, abandon ou création de nouvelles règles du jeu social. Qu’il s’agisse des ouvriers, médecins, banquiers, commerçants, épargnants, employés, consommateurs, usagers, patrons de PME ou de grandes entreprises, etc. il appartient à l’Etat de calmer les uns et les autres par des révisions règlementaires aux complexités infinies. D’où l’extrême densité sociale dont l’Etat cherche à se débarrasser, par exemple par ces Etats dans l’Etat que sont ces plus de mille Autorités Administratives Indépendantes, ou, autre exemple par les appels croissants aux cabinets de conseils. Nul n’est censé ignorer la loi mais personne ne peut aujourd’hui la connaître. Précisément, la citoyenneté issue de révoltes antérieures s’évapore et n’est plus elle -même instance de socialisation. La nouveauté radicale est donc que les révoltes qui ne faisaient que confirmer l’appartenance à une même condition politique sont aujourd’hui contestées dans leur efficacité historique. Les révoltes perdent leur sens historique classique et n’assurent plus un progrès que l’on croit disparu. Le sens du collectif s’est évaporé et l’engendrement efficace d’une révolte progressiste semble de plus en plus difficile. Au-delà, l’Etat noyé dans sa complexité est devenu incapable d’effectuer des choix sans risques majeurs. Qui est aujourd’hui capable de mesurer les couts d’opportunité des politiques publiques disséminées dans les innombrables agences publiques ?

Les révoltes ont construit la société jusqu’à sa déconstruction. Mais dans le même temps cette société déconstruite, parce que précisément déconstruite accepte depuis près d’un demi siècle des agents qui vivent en commun dans une autre réalité, celle où l’ordre social est une donnée indépassable. Ces agents vivent en communauté aussi pour se protéger d’un monde qui ne respecte même plus les contraintes de la vie sociale. L’ordre social français était acceptable lorsqu’il n’était pas déconstruit et les immigrés pouvaient connaitre les immenses avantages de l’Etat- providence sans être contraints par le projet émancipateur des révoltes de citoyens et le mythe de l’individu libéré. Clairement, avec aussi l’aide de l’Etat-providence,  les mariages mixtes pouvaient se multiplier dans le respect de valeurs sociétales en voie de possibles convergences. Le déclin rapide de ces unions est le signe d’un refus de faire société.

Les émeutes de ces dernières semaines ne sont pas des révoltes afin de mieux partager les avantages multiples de l’Etat- providence. Il ne s’agit pas de faire progresser la société, mais de refuser la noyade d’une communauté dans un monde qu’elle ne peut accepter sans se détruire elle-même. Et de ce point de vue les « plans Borloo » sont inutiles. L’ennemi devient la société d’accueil, c’est- à-dire la France dont il faut détruire les signes le plus visibles. Ces signes sont bien sûr d’abord ceux de son Etat : mairies, commissariats de police, lycées, etc. Les émeutiers ne voient pas que ces signes sont des lieux pouvant assurer leur propre émancipation. A l’inverse ils pensent percevoir clairement qu’ils sont ceux de leur aliénation. Bizarrement, dans le langage des émeutiers, devenir libres c’est se libérer des outils de l’émancipation de ceux qui, à force de révoltes, ne se considèrent plus comme des citoyens.

Les émeutes ne sont porteuses d’aucun avenir positif, ni pour les anciens citoyens toujours prêts à accueillir de nouveaux immigrés, ni pour les accueillis nouveaux ou anciens. A l’inverse des révoltes traditionnelles, les émeutes d’aujourd’hui ne participent plus au mouvement progressiste de la société. La France restera un corps étranger devenu l’ennemi des accueillis. D’un côté Les émeutiers  ne peuvent que se radicaliser dans leur haine de la France. De l’autre les anciens citoyens devenus individus libérés ne peuvent que se raidir dans leur nouvelle configuration anthropologique. Il n’y a plus à envisager de compromis et tout invite à la rupture. Face à une telle situation que peut faire un Etat français devenu complètement déconstruit et impotent ?

 

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28 juin 2023 3 28 /06 /juin /2023 13:36

Nous ne reviendrons pas dans cette note sur la définition de l’Etat en général comme objet de connaissance[1]. Rappelons simplement que l’Etat est une structure qui n’a pas toujours existé, et qu’il fait (quelle que soit le lieu ou le moment historique) l’objet d’une capture ou d’une configuration par un, plusieurs ou la totalité des individus qu’il est censé servir. De fait, et c’est sans doute la difficulté, il est toujours appropriation du « commun » d’une société par un, plusieurs, ou la totalité des individus qui la composent. En termes simples, l’Etat est une combinaison de biens publics faisant l’objet d’une appropriation privée. De ce point de vue  la plupart des spécialistes en ce domaine restent prisonniers de la vieille tradition aristotélicienne qui voit derrière les formes de gouvernement (monarchie, Aristocratie, République) la gestion d’un intérêt général et sa possible altération au profit des détenteurs du pouvoir[2]. Le concept de capture – a priori plus difficile à admettre- se trouve dans un tout autre registre : l’Etat est toujours l’objet d’un enjeu de la part d’acteurs qui, en toute hypothèse, même en démocratie, cherchent à le faire fonctionner à leur profit. C’est dire que la notion d’intérêt général est elle-même contestée. De ce point de vue, la démocratie est logiquement une majorité cherchant à faire valoir ses intérêts face ou au détriment d’une minorité. D’où le propos sans doute choquant d’un Hayek qui va considérer que la démocratie serait une configuration dans laquelle « tout le monde peut voler tout le monde ».

L’idée de capture permet de mieux comprendre ce que nous avons appelé les différents âges de l’aventure étatique depuis son big bang jusqu’à aujourd’hui. Très simplement, nous sommes passés d’un âge patrimonial, (l’individu au pouvoir gère le patrimoine commun comme son bien propre) à un âge institutionnel (les individus au pouvoir, ou tous les individus dans le cas de la démocratie, gèrent ce même patrimoine commun en devant le partager par le biais de règles constitutives d’institutions reconnues).

Ce qu’il y a de nouveau depuis plusieurs décennies est que cet âge institutionnel semble s’affaisser au profit de ce que nous avons appelé un âge relationnel ou un âge du marché généralisé venant écorner, voire faire disparaître, les institutions et déformer les Etats de façon radicale. Il s’agit du temps de la mondialisation et il n’est pas nécessaire de décrire ce qui est largement connu et analysé sur ce temps concernant en particulier les Etats européens. L’âge du marché généralisé n’a pas fait grandir les formes démocratiques des Etats devenus contestées par les forces du marché. Par exemple, il n’a pas permis la contestation de ce qu’on appelle la « représentativité » dans la démocratie et, dans la plupart des cas, les élus décident sans trop se préoccuper de leurs électeurs. Ainsi un député n’accepte pas d’être considéré comme salarié de son électorat, ce que l’âge du marché pouvait et devait logiquement engendrer. Plus grave, ce même âge a fait reculer les liens de solidarité (tout devient marchandise et les institutions de protection hors marché s’érodent). D’où des difficultés nouvelles pour décider en démocratie si la capacité à délibérer recule face à l’ordre des prix qui s’imposent à tous. D’où la possibilité de voir apparaitre des « chefs charismatiques » porteurs de solutions radicales. De fait la nouvelle conjecture (âge relationnel) reste porteuse de la structure : l’Etat reste ce qu’il est, un lieu de capture…y compris possiblement violente.

Tous les Etats ne sont pas au même stade de l’aventure étatique et il n’existe pas de déterminisme historique. Les Etats européens de par leur démarche de construction d’un ordre supra-étatique ont été le plus loin dans le grand bain de la mondialisation. Ils sont donc globalement dans l’âge relationnel de l’aventure étatique et se nourrissent du marché pour davantage se déconstruire au quotidien, d’où les sempiternelles réformes structurelles accélérant la déconstruction du vieil ordre institutionnel. En termes simples, le personnel politico-administratif avait intérêt à ce que le « loup capitaliste » soit gras… mais ils n’arrivent plus à le tenir en laisse. D’autres se nourrissent du marché pour élargir leur ordre institutionnel et lui faire dépasser les limites de leurs propres frontières. C’est bien évidemment le cas des USA  qui imposent et s’imposent dans des institutions internationales (FMI , ONU, Banque Mondiale, OMC, etc.) et vont jusqu’à imposer un ordre juridique et une monnaie nationale comme monnaie mondiale. En termes simples le « loup capitaliste » peut devenir infiniment gras… il restera toujours des miettes à récolter. Enfin d’autres Etats, soit proches de leur big bang (par exemple l’Afrique), soit à mi-chemin entre ordre patrimonial et ordre institutionnel (Amérique latine), soit déjà depuis très longtemps plongés dans l’ordre institutionnel (Asie) se nourrissent de la mondialisation pour faire grandir leur ordre institutionnel, et ce sans réelle volonté de passer à l’âge relationnel. En termes simples le « loup » doit grossir… mais reste attaché à la laisse. C’est évidemment le cas de ce qu’on appelle les vieux empires dont bien sûr la Turquie, mais surtout la Chine et sans doute beaucoup moins pour la Russie. Pour ces vieux empires, l’âge relationnel serait la noyade -comme pour l’Europe- de leurs personnels politico-administratifs devenus démonétisés. Spectateurs de cette noyade ils veulent s’en préserver et contrôlent ceux qui voudraient franchir le Rubicon, d’où les mésaventures de certains dirigeants économiques qui peuvent disparaître sans laisser de trace ( PDG d’Alibaba). Dans cette configuration même la forme démocratique de l’âge institutionnel est inacceptable.

Face à la mondialisation comme nouveau commun qui s’est construit depuis plusieurs dizaines d’années, il existe donc trois types de stratégies pour les Etats : la noyade dans le marché illimité (Europe), la domination du marché pour préserver ou conquérir la puissance (USA+ Chine), l’adaptation au marché pour maintenir ou conquérir la puissance (Russie).

Le choix des acteurs qui se sont appropriés l’Etat russe est d’une certaine façon intermédiaire et relève non pas de la participation ou de la construction mais de la simple prédation. Il ne s’agit pas d’acquérir de la puissance en devenant acteur et conquérant sur le marché. Un oligarque ne peut être un Elon Musk. Il s’agit simplement de prélever des péages sur ledit marché. Tel est évidemment le cas de l’exportation des matières premières issues de ce grand entrepôt qu’est l’immense espace russe. Sans la noyade des uns ou la recherche de puissance des autres, les acteurs de l’Etat russe devraient se contenter de moins de moyens avec des oligarques et dignitaires plus modestes. Ils n’auraient pas non plus les moyens d’élargir leur périmètre de prédation sur les Etats restés largement proches de leur big bang et du stade patrimonial correspondant. Le maintien d’Etats patrimoniaux en Afrique et la prédation partagée qui en résulte supposait un minimum d’investissements pour l’entreprise Wagner. Sans prélèvement de rente minière à l’échelle mondiale il n’y aurait pas de logistique pour Wagner et donc pas de prédation partagée en Afrique.

Parce que la prédation est le mode de capture dominant de l’Etat en Russie, l’élargissement du stade institutionnel est lui-même fragilisé et l’Etat se trouve de plus en plus proche du stade patrimonial. Il s’agit donc d’une régression et le personnel politico-administratif se trouve à cheval entre la défense des valeurs de la sainte Russie et la défense des immenses fortunes prélevées par l’exercice de la violence (Patriarche Cyrille). De ce point de vue, l’Etat russe s’est dirigé vers une logique purement mafieuse.  Comme pour la plupart des mafias, son personnel politico-administratif est organisé autour d’un parrain (ici chef d’Etat) et d’une chaine hiérarchique où chaque acteur, d’une fidélité absolue dans un statut de vassal,  se  doit de respecter l’omerta sur l’infinité des « pizzo » (prélèvements) issus de la violence étatique. Le travail de communication est tout aussi considérable que dans les autres ordres étatiques et se trouve être un instrument essentiel d’accompagnement de la prédation (Usines à trolls de « Concord » et ses filiales). Le champ des espaces de prédation est partagé et fait l’objet d’une spécialisation du travail, d’où apparemment des organisations privées comme les célèbres milices. On pourrait poursuivre la comparaison avec les organisations classiques des mafias traditionnelles, la différence étant que ces dernières sont souvent en partenariat avec l’Etat alors qu’ici il y a complète identification avec ce même Etat. Et parce qu’il y a identification cette mafia se doit - comme dans  les autres Etats- de s’engager dans l’administration du commun de la société et la représentation d’un supposé intérêt général. Il faut ici comme ailleurs apporter un minimum de sécurité et de protection mais surtout respecter les croyances et valeurs charriées par l’histoire. Dans le cas de la Russie, le patriotisme - lui-même en lien avec la religion- est une idéologie ancrée depuis des siècles et peut largement se trouver articulé à la prédation rentière. Ainsi  la guerre, sous condition de peu de  risques sur la sécurité et la tranquillité des populations, peut devenir un projet d’élargissement de puissance  de la mafia (guerres au Moyen-Orient, en Afrique, et surtout dans l’ex-Union Soviétique). L’âge institutionnel fut naguère élévation d’un Etat-providence en Occident. Il est dans l’âge patrimonial russe consécration de violences que l’on croyait dépassées avec l’âge relationnel.

Nul ne sait quelle suite sera donnée à l’aventure russe, mais la gestion mafieuse de son Etat risque de faire des petits. L’âge institutionnel qui avait souvent débouché sur des démocraties était déjà contesté par les exigences de l’ordre du marché généralisé. D’où le recul de la démocratie dans l’ensemble des pays européens avec l’idée selon laquelle une élection ne peut mettre en cause les traités européens. D’où un affaiblissement continu de la puissance associée à une démocratie de simple survie.  Les USA qui s’appuyaient sur le marché pour maintenir la puissance sont aussi contestés par ceux qui, soit au stade patrimonial, soit au stade institutionnel, souhaitent une changement des règles du jeu de la mondialisation. L’âge relationnel devenu contesté peut sans doute faire marche arrière et revenir à un ordre institutionnel, mais il n’est pas sûr que ce retour confirmera la démocratie qui l’avait souvent accompagné. D’où l’émergence de plus en plus répandue d’autocrates dangereux qui peuvent se faire aider par la mafia russe. Affaire à suivre.


[1] Beaucoup d’articles sont consacrés à ce sujet sur le blog. Rappelons l’un d’entre eux : http://www.lacrisedesannees2010.com/2017/09/l-etat-nation-meme-reconfigure-est-il-un-scenario-d-avenir-partie-1.html

[2] De ce point de vue le dernier ouvrage de J F Bayart au titre pourtant très alléchant : « l’énergie de l’Etat. Pour une sociologie historique comparée du politique » (La Découverte, 2023) n’apporte rien de neuf.

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4 juin 2023 7 04 /06 /juin /2023 05:04

Nous voudrions dans cette courte note apporter un regard spécifique sur les évènements géopolitiques du moment. Les présentations les plus fréquentes évoquent les notions d’empire, de démocratie, d’autocratie, de fragmentation du monde, etc. sans aller jusqu’au cœur des indispensables raisonnements. Globalement,  un concept fondamental n’est jamais évoqué , celui d’Etat, de sa nature, de ses modalités , de ses  trajectoires historiques et ses  possibles développements. Tentons de le resituer pour mieux comprendre les enjeux du temps présent.

L’Etat Russe est à priori un Etat comme les autres et les modalités de sa construction historique ne mettent pas en cause ce qu’on peut appeler l’invariant de toute structure étatique. De quoi s’agit-il ? On sait que la vie en société génère spontanément des croyances et règles communes qui dépassent chacun des acteurs pris isolément. Cet ensemble constitue une « extériorité » (un commun qui dépasse chacun). Ce commun est logiquement enjeu de pouvoir et devient « le politique » inhérent à toute forme d’organisation sociale. Il est donc naturel que des agents dans la société cherchent soit à protéger soit à prendre le contrôle   de ces règles et croyances. D’où, selon la formule célèbre de Pierre Clastres de voir la possibilité d’un « coup d’Etat fondant l’Etat ».  Ces agents (rois, empereurs, dictateurs, voire ce que nous appelons « entrepreneurs politiques » des démocraties ou autocraties, etc.) capturent, monopolisent, et génèrent eux -mêmes des croyances et règles publiques sur un territoire. A ce titre, ils tentent de les faire fonctionner à leur profit (conquête du pouvoir ou maintien au pouvoir). Cette genèse des Etats est probablement un modèle planétaire et ses modalités spécifiques et empiriques que les historiens vont privilégier sont vraisemblablement à  l’origine d’une non- réflexion sur ce qu’on entend par Etat. On peut noter du reste que cette non-réflexion s’étend à la notion d’empire que personne ne définit de façon rigoureuse. D’où ces étonnantes 118 modalités d’empires que l’on recense dans Wikipédia.

 Les territoires étant pluriels, l’aventure étatique est aussi faite de guerres avec des moments célèbres (et probablement uniques) comme les traités de Westphalie (1648) qui seront à l’origine de ce qui sera un jour le modèle de l’Etat-Nation à l’occidental. La Russie, très éloignée des guerres européennes de l’époque, est pour des raisons historiques restée relativement absente du modèle westphalien. Ce denier modèle qui viendra limiter les périmètres de chaque Etat, voire possiblement pacifier les relations entre captureurs/monopoleurs, ne concernera pas l’immense espace situé à l’Est, et l’Etat de la famille Romanov pourra, tel un gaz, occuper tout l’espace disponible. C’est ainsi que sur trois siècles de règne, l’Etat russe s’est agrandi, quotidiennement, au rythme moyen de 140 km2. Record à l’échelle de l’histoire mondiale. Aucun monopoleur, que ce soit en Asie, en Amérique ou en Afrique n’a égalé la famille Romanov. . Notons également le catalyseur de cette croissance, une religion qui se pense supérieure au catholicisme dégénéré : la Russie, comme le dira Alain Besançon, s’étend à la manière d’une église, elle réunit et veut convertir à elle-même.

L’âge institutionnel de l’aventure étatique et sa spécificité russe

 Les agents captureurs/monopoleurs du commun, qu’ils soient Russes (Tsar) ou occidentaux (rois et empereurs), voire appartenant à d’autres continents, vont gérer leur monopole territorial en développant des biens dits « publics » et assurer une homogénéité croissante à l’intérieur de chaque espace de souveraineté : Religion, langue, mythe national, système de mesures, monnaie, armée de métier, etc. Les entrepreneurs politiques de chaque espace, y compris l’immense espace Russe, deviennent ainsi les gestionnaires de leur monopole. Cette homogénéisation, avec ses coûts correspondants notamment en termes fiscaux, n’est toutefois que relative et certains espaces seront des empires qui resteront plus ou moins décentralisés (Russie, empire Autrichien, Ottoman, etc.), tandis que d’autres seront de plus en plus centralisés (royaume de France). Cette captation de l’extériorité par des entrepreneurs politiques sera donc consolidée par la construction de ce qu’on appellera des biens publics. Une construction qui se déroulera aussi dans un cadre de relative économie marchande, elle même plus ou moins limitée au monopole territorial. Nous sommes à l’époque de l’âge institutionnel de l’aventure étatique, et bien évidemment un âge qui ne saurait exclure la guerre entre monopoleurs donc des guerres entre des nations constituées ou en voie de constitution. Encore une fois le monopoleur Russe - qui a bien compris, notamment avec son code de 1649,  l’esprit des Traités - étend sa souveraineté sur des espaces de plus en plus vastes à l’est, au nord et au sud du plus grand continent de la planète. L’effet de taille et la soumission d’ethnies infiniment variées et démographiquement réduites, feront que le choix du monopoleur confortera l’idée d’empire. Une solution minimisant probablement les coûts d’homogénéisation et de souveraineté. Par comparaison avec des concepts issus de l’économie, l’empire est une structure qui limite les coûts d’homogénéisation et sa croissance est en quelque sorte extensive, sans gains de productivité et donc sans grands bénéfices en termes de puissance. A l’inverse les Etats-nations sont une structure pouvant aller plus loin dans l’homogénéisation et développer une croissance plus intensive, et donc générant de possibles gains de productivité et de puissance. Globalement la Russie avait plus de chance de rester pauvre et la France plus de chance de devenir riche. L’âge institutionnel du monopole Etat ne développe que peu les gains de productivité, mais la variante impériale est plus handicapée que celle de l’Etat-Nation en voie de constitution.

L’âge relationnel de l’aventure étatique.

Beaucoup plus récemment, les entrepreneurs politiques occidentaux vont assister, voire participer, à la décomposition du monopole étatique en raison de la logique d’un capitalisme qui dans sa course ne peut plus accepter les limites d’un territoire devenu trop étroit : il faut aller plus loin dans le passage à la croissance intensive.  Effondrement des coûts de transports, économies d’échelle aux possibilités inouïes, nouvelles technologies, etc. exigent et accompagnent la reconfiguration des monopoles : libération des mouvements de capitaux, indépendance des banques centrales, abandon des normes nationales, traités de libre-échange avec privatisation des clauses de règlement des conflits, concurrence fiscale, etc. Les entrepreneurs politiques sont ainsi amenés à collaborer avec des entrepreneurs économiques dont certains se veulent  à la tête d’entreprises sans Etat (GAFAM). La mondialisation devenant elle-même « heureuse », l’utopie d’un monde sans guerre autorise l’effondrement des dépenses militaires et de souveraineté. L’Etat n’est plus un monopoleur et doit se faire tout petit : le marché en décompose progressivement ses institutions lesquelles deviennent de simples outils de régulation, voire de mise en relations. Les biens publics de l’âge institutionnel deviennent ainsi des biens devant obéir à la logique universelle de la capitalisation classique : l’école ne fabrique plus des citoyens mais du capital humain, l’hôpital doit fonctionner comme une entreprise, l’outil militaire doit se déployer dans la flexibilité des flux tendus, etc. Nous sommes dans l’époque du « New Public Management » et de la « gouvernance par les nombres » chère à Alain Supiot. Cette grande transformation affecte les entrepreneurs politiques victimes plus ou moins consentantes   du tsunami des marchés. Et il est vrai qu’ils n’ont guère le choix en raison d’une réalité anthropologique nouvelle, connexe de celle des marchés, faisant disparaître le citoyen au profit de « l’individu désirant » : les droits de l’homme qu’ils croyaient issus des Lumières ne sont plus naturels et deviennent éminemment culturels, d’où de nouvelles revendications sociétales pour lesquelles il  faudra apporter des réponses politiques à peine de perdre le pouvoir. Nous renvoyons ici à la grande actualité qui embrasse le quotidien des hommes qui ne cessent de calculer ce que doit être le juste en évitant de le penser. Nous renvoyons aussi à cet autre débat sur le duo marché/ démocratie, le premier devant - paraît-il - enrichir le second alors que sur d’autres continents c’est le second qui semble assurer la réussite du premier.

Cette grande transformation affecte également  la Russie…sur des bases complètement différentes….

La fausse sortie de l’âge institutionnel de l’Etat Russe.

D’une certaine façon c’est aussi le marché qui va au siècle dernier entrainer la disparition de l’âge institutionnel de l’Etat Russe. Au plus fort de son âge, le marché y était rigoureusement interdit et ses capacités créatrices de richesses peu présentes. C’est dire que l’extériorité monopolisée par les entrepreneurs politiques soviétiques se trouvait mal nourrie par des résultats économiques désastreux. Encore une fois la variante empire du monopole ne connait qu’une croissance extensive et donc sans réels gains de productivité et de puissance.

Curieusement, alors que les Etats occidentaux, noyés dans l’hégémonie marchande, se trouvaient de plus en plus dépourvus de projet et de sens, le pouvoir soviétique qui se légitimait sur la poursuite d’un immense projet (construire le socialisme) révèle son incapacité à en valider la démarche et les espoirs correspondants. Tout aussi curieusement alors que la création de richesses en Occident pouvait encore nourrir l’Etat institutionnel et payer des coûts d’homogénéisation que l’on va abandonner, l’URSS n’a plus les moyens de payer ses propres coûts d’homogénéisation et de souveraineté. Concrètement le défi de la « guerre des étoiles » des années 80 devient sur le plan économique hors de portée pour l’URSS.

L’empire reposait essentiellement sur le mythe d’un avenir radieux qui ne peut advenir. Parce que les coûts d’homogénéisation et de souveraineté deviennent insupportables, il est difficile de surmonter les crises nationalistes des années 80 :  Kazakhstan, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan, Etats baltes, Etc. Il est aussi difficile de surmonter la débâcle afghane. Et ces coûts d’homogénéisation sont d’autant plus insupportables que le monopoleur, nullement aidé par des entrepreneurs économiques qui n’existent pas est victime de catastrophes économiques tout au long de ces mêmes années : Tchernobyl, chute des prix du pétrole, etc.

L’effondrement de l’URSS et la mise en pleine lumière du centre de l’empire, c’est-à-dire l’Etat Russe, n’a donc rien à voir avec les tentatives actuelles de sécession ( Catalogne, Ecosse, Flandres, etc.) qui elles sont porteuses à tort ou à raison d’espoirs. La mise en lumière du centre, c’est-à-dire  la Russie, n’est que la fin d’un cauchemar. C’est ici le centre - L’Etat Russe- qui abandonne sa périphérie et non la périphérie qui fait sécession. De l’empire, il reste des traces plus ou moins importantes : priorité de langue, présence de communautés russes issues de l’époque antérieure, quelques infrastructures industrielles, militaires ou spatiales. De quoi rogner ou surveiller une souveraineté de républiques qui n’avaient jamais connu l’ordre westphalien.

Depuis plusieurs dizaines d’années l’Etat Russe se reconstitue curieusement à partir du marché. Il devient une captation par un collectif d’entrepreneurs économiques particuliers (les oligarques) et d’entrepreneurs politiques du monde d’avant qui décident d’utiliser le marché, non pas pour parvenir à l’âge relationnel des Etats, mais à une forme particulière d’âge institutionnel.

L’âge relationnel est proprement impensable : d’une part les entrepreneurs économiques trop liés au monopole étatique ne sont pas en mesure d’affronter un véritable marché mondial, et d’autre part les structures anthropologiques restent plus en proximité avec la citoyenneté qu’avec celle de « l’individu désirant » noyé dans l’infini des marchés. Encore aujourd’hui nombre de russes ayant connu l’ancien monde parlent de « se procurer » plutôt que « d’acheter ». Quant à la revendication de droits culturels, l’objectif reste lointain pour une grande majorité.

La stratégie de puissance et de captation de l’extériorité passe donc par le marché sous la forme la plus adaptée à la réalité : celle de la rente. L’âge institutionnel de naguère a construit un monopole sur un territoire gigantesque, monopole qui fait de l’Etat Russe  le plus grand magasin de tous les intrants de la planète capitaliste. Cette situation est porteuse d’une grande asymétrie. Alors que dans l’âge relationnel de l’Occident, le politique est désormais dans la main des marchés, dans le nouvel Etat Russe c’est le marché qui est dans la main du politique. Le modèle Russe devient ainsi en mondialisation la possibilité de retrouver la puissance de naguère. Le lecteur aura ici en tête l’exemple d’une Allemagne qui, pour servir ses entrepreneurs économiques industriels, ne voit pas que dans la logique des marchés de l’énergie, il peut encore y avoir du politique relevant de la brutalité de l’âge institutionnel. Si la mondialisation homogénéise les marchandises, elle ne peut pas, ou pas encore, réduire  la réalité anthropologique du monde à un modèle unique.

Curieusement, la mondialisation que l’on croyait puissance destructrice des Etats, n’a fait qu’engendrer la possibilité du retour de l’ordre impérial de naguère. Les Etats et leur nature profonde, à savoir une situation de capture de ce qui est commun par des individus privés, n’est en aucune façon remise en cause avec la mondialisation. Dans le cas de la Russie, les entrepreneurs politiques restent anthropologiquement et idéologiquement prisonniers du modèle impérial comme outil de la pérennisation du pouvoir : l’empire est vécu comme mode de protection du centre et de ses dirigeants privés. Et puisque l’empire ne peut être reconstitué sur ses bases anciennes, il faut lui en trouver de nouvelles : la ponction rentière sur l’économie mondiale est vécue comme le nouveau moteur de la reconstitution. La stratégie de puissance qui permettra le retour éventuel de l’empire passe donc par une captation d’un nouveau genre, et une captation qui passe par celle d’une promesse de respect d’un ordre de marché que l’Etat institutionnel n’a aucune envie de valider réellement.

C’était le mythe de la révolution socialiste mondiale qui, jadis, nourrissait l’empire et permettait de phagocyter de vieilles nations européennes (Pologne, Roumanie, Hongrie, etc.). Naguère, l’empire se construisait en dehors des marchés. Aujourd’hui il compte se reproduire en les captant à partir de la faiblesse des Etats ayant abandonné l’âge institutionnel. A cette analyse il faut introduire un élément de complexité supplémentaire. Les Etats affaissés dans l’ordre du marché (Occident) viennent aux yeux du pouvoir russe polluer les périphéries de l’ancien empire en proposant l’intégration complète dans le marché mondial. De quoi, par effet d’imitation, en arriver à la contestation dans le centre de l’ex empire. D’où l’ambigüité fondamentale : on se reproduit au pouvoir par la ponction prédatrice sur l’ordre du marché, mais on ne peut accepter que ce marché viennent rogner des périphéries pouvant contester le centre. En clair, l’Ukraine ne peut sans danger majeur intégrer l’âge relationnel de l’aventure étatique. La Russie peut restaurer son âge institutionnel par prédation rentière mais l’Ukraine ne peut rencontrer l’âge relationnel. Les oligarques classiques ne peuvent être substitués par des entrepreneurs économiques dominant les entrepreneurs politiques. Nous avons ici une cause majeure de la guerre.

Cette constatation permet aussi de mieux comprendre l’ambiguïté du couple Russie/Chine ou celle des autres Etats relativement à la guerre en Ukraine. La Chine comme la Russie ou les Etats dits du sud global se servent du marché pour conforter voire construire un âge institutionnel (Brésil, Inde, Afrique du sud, etc.). Mais dans nombre de cas, et en particulier la Chine, il ne s’agit pas d’un projet de rente prédatrice nourrissant le monopoleur incapable de se transformer et de mettre fin à une croissance qui n’est qu’extensive. Au contraire, il s’agit de construire la puissance à partir d’une victoire dans l’ordre du marché mondial, donc une recherche de croissance intensive. Avec toutes ses caractéristiques et conséquences empiriques telle celle d’une mise en cause du dollar.

A la lumière de la logique de la transformation des Etats, qui gagnera ou qui perdra le moins? L’Occident aux Etats affaissés, piloté par des entrepreneurs économiques s’imposant aux entrepreneurs politiques mais devant composer avec une société civile de moins en moins docile? La Chine à la recherche d’une victoire sur le marché mondial tout en confirmant le choix de l’âge institutionnel, au risque d’engloutir ses entrepreneurs politiques devenus possiblement incapables d’empêcher le dépassement des droits du « client roi » vers les droits de l’homme à l’occidental ? Entre les deux, il est probable que le choix russe, parce qu’anthropologiquement difficilement dépassable soit le plus compliqué. La Russie, enkystée dans son Etat qui la rend incapable d’abandonner une logique d’empire improductif, sera-t-elle la grande perdante ?

 

 

 

 

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27 avril 2023 4 27 /04 /avril /2023 08:43

 

Nous avons à plusieurs reprises souligné la progressive évolution des banques centrales en proto-Etats. Cela ne doit pas étonner les historiens de la monnaie qui peuvent nous rappeler les antiques hôtels des monnaies voire les banques centrales d'avant la prétendue indépendance de ces dernière acquises à la fin du siècle dernier. La vidéo proposée  s'appuie sur la monnaie digitale de banque centrale pour montrer les dérives possibles de l'avenir de la monnaie et la grande confusion qui pourrait résulter de ce qu'on pourrait appeler les "hôtels des monnaies à l'ère du numérique".  La vidéo proposée est bien évidemment caricaturale et manque d'une réelle profondeur d'analyse. Elle nous servira néanmoins d'introduction à un prochain billet.

Bonne écoute.

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27 mars 2023 1 27 /03 /mars /2023 06:02

L’électricité ne fût jamais – tels un feu d’artifice ou l’outil « Défense Nationale»- un bien public. On parle au mieux de service public mais jamais de bien public car l’électricité est un bien rival et excluable, qualités qu’il faut expliquer. Sa consommation par un secteur affecte la quantité disponible pour d’autres (il y en a moins), ce qui n’est pas le cas d’un feu d’artifice ou de la Défense Nationale (il y en a autant). Dans le même temps, les utilisateurs qui refuseraient de payer seront en principe exclus, ce qui n’est pas le cas du feu d’artifice ou de la Défense Nationale dont les coûts correspondants seront obligatoirement payés sous la forme de l’impôt. Pour autant nous avons - avec la crise de l’énergie- l’impression d’une glissade et les utilisateurs de l’électricité sont de plus en plus aidés sous la forme de boucliers tarifaires divers, donc sous la forme d’un impôt…comme les biens publics…. S’agit-il des prémisses d’un grand chambardement ?

Les grands moments de l’électricité.

Historiquement, l’électricité semble avoir été produite et utilisée selon des règles et des statuts divers dans le cadre de l’environnement technologique et économique du moment. De quoi réfléchir aux changements vécus et tant discutés aujourd’hui.

L’électricité est née dans le cadre d’un service public énonçant les règles auxquelles les producteurs devaient se soumettre. C’était, à la jonction des dix neuvième et vingtième siècle, l’époque des concessions où les producteurs, quel que soit le statut juridique, devaient progressivement respecter les règles d’égalité devant le service, mais aussi d’autres règles dont celles de continuité et d’adaptabilité. Rapidement, la règle d’égalité devait tenter de s’élargir avec l’idée toujours contestée de la disparition du service en raison d’un revenu insuffisant. Quoi qu’il en soit, l’électricité n’est pas une marchandise et son coût ne se transforme pas en prix mais en tarif règlementé.  C’était déjà l’époque des monopoles de petite taille en raison des coûts très élevés du transport et de l’inter connexion difficile entre communes. Mais déjà monopole en raison de coûts fixes très élevés et de coûts marginaux déjà très faibles (le raccordement d’un abonné supplémentaire étant peu coûteux au sein d’une agglomération). La tendance au monopole était elle-même favorisée par d’autres révolutions technologiques, par exemple celle qui devait remplacer les grandes chaudières au charbon dans l’industrie par le moteur électrique.

Beaucoup plus tard, au vingtième siècle, les coûts d’infrastructure et de transport s’abaissent et autorisent l’élargissement des monopoles et leur agglomération possible sous la forme d’un monopole naturel bénéficiant en continu de rendements croissants. Nous avons là le projet EDF qui ne sera plus une concession mais un monopole public. Le service public devient donc le fait d’un monopole national. L’électricité n’est toujours pas une marchandise, mais le monopoleur luttera toujours contre  l’évolution du service en instrument de redistribution : il n’est pas question de moduler les tarifs en fonction des revenus et le seul objectif de ses dirigeants est celui de la diffusion des rendements continuellement croissants à l’ensemble des acteurs économiques et des citoyens. Cette période est celle d’une spectaculaire réussite.

La troisième période est celle qui va commencer avec l’Acte Unique de 1986 et des technologies qui vont lui succéder rapidement. Le service public devient service universel lequel va introduire la fin progressive de l’égalité et donc la possible transformation des tarifs en simples prix. La forme juridique importe peu, par contre l’introduction de la concurrence devient obligatoire. L’électricité est ainsi amenée à devenir marchandise et son prix devient fonction de l’état de la concurrence et de la vie des marchés en général. Cette libéralisation est concomitante avec des réalités idéologiques et matérielles puissantes : accidents nucléaires, et questions climatiques ou environnementales. Dans les faits il s’agira de casser le vieux monopole public, d’en extraire son capital considéré comme injustement acquis ( obligation de livrer de l’électricité à des coûts très faibles dans le cadre de la réglementation ARENH), de lui imposer des règles d’un type nouveau (effacement obligatoire devant les productions intermittentes), de favoriser les technologies du renouvelable, de  les protéger malgré leur intermittence ( création des « contrats sur différences» ou CFD), de permettre l’auto-production et l’autoconsommation tout en les protégeant contre les risques d’insuffisance, etc.

Le service public n’obéit plus qu’à la seule règle de continuité, mais cette dernière est d’une certaine façon techniquement obligatoire en raison des risques collectifs énormes sur le non maintien de la fréquence (50MH). Finalement, le principe de continuité repose sur RTE qui très contraint par le caractère non stockable de l’électricité doit très strictement et très rigoureusement ajuster la demande appelée à l’offre disponible… et donc garantir la règle de la continuité. Cette règle est aujourd’hui garantie par 200 « dispatchers » qui -24H sur 24 et 7 jours sur 7- veillent à l’équilibre du réseau. A l’époque antérieure cette contrainte très forte était centralement gérée à partir d’un pouvoir absolu sur toutes les unités de production du monopole. Mais le passage au marché va développer une complexité qu’il faut expliquer.

Le marché de l’électricité et les gains à l’échange marchand

Dans un marché concurrentiel de marchandises classiques, demande et offre s’ajustent en fonction de ce que les économistes appellent le partage des gains à l’échange, notion qu’il faut expliquer. Un prix de marché - à partir duquel les échanges se nouent - est situé entre des bornes. En effet, si le prix est jugé trop faible pour le producteur, il se retire voire stocke en attendant des jours meilleurs. Si le même prix est jugé trop élevé pour le consommateur, il se retire et envisage le cas échéant des produits de substitution. A l’intérieur de l’espace de la négociation des limites haute et basse  se dessinent et vont ainsi constituer ce que les économistes appellent les gains à l’échange au profit des échangistes. Un prix proche du plafond au-delà duquel l’échange ne peut se nouer, voit des gains à l’échange très intéressants pour le vendeur et beaucoup moins pour l’acheteur. Symétriquement si le prix de marché est proche du plancher en dessous duquel l’échange ne peut se nouer, les gains à l’échange sont élevés pour l’acheteur et réduits pour le vendeur. Sauf cas particulier et sauf financiarisation (les marchandises devenant ici supports de produits financiers) les fluctuations de prix sont ainsi relativement réduites. Substitution et possibilités de stockage sont les instruments de cette réduction.

L’électricité en devenant marchandise conserve sa nature technique, celle d’un objet non stockable. Par ailleurs sa substituabilité est relativement faible, voire très faible. C’est dire que les limites que l’on trouve le plus souvent sur les marchés classiques n’existent plus et que la volatilité naturelle est beaucoup plus importante. Ainsi lorsque brusquement le prix de l’électricité devient très élevé, l’utilisateur contraint doit néanmoins se la procurer, ce que les économistes appellent l’inélasticité de la demande ou sa rigidité. Simultanément, l’échange entre fournisseurs et utilisateurs doit être assuré avec toute la rigueur nécessaire. Naguère, le prix n’existait pas et l’équilibre n’était qu’une question relevant de la seule sphère technique. Aujourd’hui, la sphère technique reste et peut même connaître une efficience accrue avec la digitalisation, mais elle se trouve en contact étroit avec une autre sphère, celle de l’économie. L’équilibre technique doit être assuré indépendamment des considérations de prix : élevé, très élevé, bas, très bas, peu importe.  C’est dire que le prix ne peut plus être corseté par des limites relativement étroites et se trouve par conséquent beaucoup plus soumis à la volatilité. Cette dernière est ainsi nourrie par une double force celle de la technique et celle de la transformation du statut : l’électricité est devenue marchandise. La volatilité ne va pas nécessairement dans le seul sens de la hausse de prix, hausse qui donne des gains à l’échange très élevés pour les fournisseurs.  Il peut à l’inverse exister des cas très singuliers où un fournisseur trouve des gains à l’échange en pratiquant des prix négatifs : il vaut mieux payer son client plutôt que de supporter les coûts d’une réduction de la production, ce qui procure évidemment des gains à l’échange providentiels et inattendus au client. A priori, ces gains à l’échange n’existaient pas à l’époque du monopole et des tarifs, époque où l’ajustement technique se réalisait sans prendre en compte tous les espaces de gains à l’échange possibles, d’où ce que les économistes pensent être une perte de valeur partageable. Plus clairement encore le marché serait porteur d’un accroissement de valeur, accroissement rendu plus accessible encore avec l’intervention de bourses facilitant la liquidité du marché.

Les bourses sont en principe apporteuses de lissage des prix en faisant mieux correspondre les offres et les demandes. Elles fonctionnent aussi selon la règle du « mérit order » qui maximise l’utilisation des unités les plus productives et laissent en réserve les unités les plus coûteuses. Elles facilitent sans doute des gains à l’échange par la souplesse qu’elles apportent sur les sous marchés qui correspondent aux grandes fluctuations de la demande (marché « intraday » qui concerne la journée, « day ahead » qui concerne le lendemain, et long terme qui concerne des futurs de 1 à plusieurs années).

S’il est probable que la transformation de l’électricité en marchandise a pu apporter de nouveaux gains à l’échange jusqu’alors peu visibles dans le cas du monopole, elle a  aussi apporté  de graves inconvénients et des interrogations.

Les faces cachées du marché de l’électricité et de ses gains à l’échange.

  • Des gains qui restent limités par la camisole d’une productivité bloquée.

Fondamentalement ce qu’on appelle gains à l’échange, que ce soit pour des marchandises classiques ou pour l’électricité, est limité par l’état des techniques. Il existait des gains à l’échange entre le pêcheur à la ligne qui vendait son poisson et le villageois qui l’achetait. Mais il existe un potentiel de gains à répartir autrement plus élevé lorsque la pêche se réalise à partir de navires usines. Ramenée à l’électricité la question est de savoir si la fin du monopole et le passage au marché s’est réalisé en générant des gains de productivité. La réponse est ici plutôt négative : Pour l’essentiel la fin du monopole et la concurrence n’ont  fait qu’engendrer des fournisseurs d’électricité qui n’ont réalisé aucune percée technologique. C’est dire que le marché n’a pas permis l’innovation. Il n’a pas non plus permis le déplacement des limites environnementales et les technologies du renouvelable sont victimes de l’effet « rebond » : leur développement est simultanément celui de l’intermittence et donc, mobiliser davantage d’éoliennes, c’est, jusqu’à aujourd’hui, développer inéluctablement la production d’énergies fossiles. 

Plus grave, la fin du monopole n’a fait que bloquer toutes les avancées potentielles du nucléaire, et ce n’est que maintenant, qu’ici ou là, se mettent en place quelques start-up du nucléaire. A cet égard l’exemple de Newcleo - avec sa nouvelle technologie permettant de boucler le cycle nucléaire et surtout la perspective de pouvoir construire en série des minicentrales - est intéressant, mais les premiers électrons ne seront produits au mieux qu’en 2032. Par ailleurs, si la chute des coûts se poursuit sur l’éolien ou le photovoltaïque, le boulet de l’intermittence mange les gains de productivité potentiels. Globalement, le passage au marché ne représente aucun gain d’efficience globale…ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas intéressant pour certains de ses acteurs.

  • Une coûteuse bureaucratie de marché

Une autre question est celle de l’architecture du marché et de son coût. La transformation du statut de l’électricité est bien évidemment un fait politique : le passage au marché est une décision qui suppose une construction, n’allait pas de soi. Le non-respect des droits de propriété d’EDF, qui telle une entreprise obligée de livrer sa production à des concurrents (ARENH), est une invention politique destructrice d’une culture : EDF n’a plus aucune raison « d’inventer ». Elle est aussi un vol puisque transfert de valeur : le tarif de l’ARENH est calculé sur des bases simplement comptables en oubliant le coût du renouvellement du parc, ce qui est régulièrement dénoncé par la Cour des Comptes. Cette construction irrespectueuse doit aussi s’accompagner d’une gigantesque réglementation dont une partie repose sur les quasi-décisions de la Commission de Régulation de l’Energie (CRE). Il faut, par exemple, réglementer l’accès à l’ARENH, car, bien évidemment, tous les fournisseurs en veulent davantage. D’où l’invention de règles sur des quotas ARENH en fonction du marché déclaré des fournisseurs, avec en conséquence des comportements opportunistes qu’il faut sans cesse surveiller voire punir. Dans un ordre d’idées semblable, Il faut désormais mettre en place de nouveaux outils pour assumer l’impossible stockage de l’électricité. Comme déjà vu plus haut, le monopole ne voyait dans l’ajustement offre/demande qu’une question technique à résoudre par la voie de la simple autorité. Sans doute, les modalités de l’ajustement tenaient-ils compte des coûts marginaux sur les diverses unités, mais nous avions un chef d’orchestre (les dispatchers) qui pilotait lui-même directement les musiciens. Avec le nouveau statut et la concurrence, le chef d’orchestre se fait plus modeste. Par exemple, il « demande » - en fonction d’un prix - la hausse ou la baisse des quantités produites  sur des unités qu’il ne pilote pas directement, ou  il « propose » en fonction d’un prix, de réduire temporairement une consommation, etc. Clairement, le chef d’orchestre doit imaginer une foule de techniques - par exemple les contrats des « responsables d’équilibre » ou les « certificats de capacités » acquis par contrats de gré à gré ou par mise aux enchères -  pour piloter une infrastructure qu’il maîtrise beaucoup moins. Et comme RTE n’est plus intégré dans le monopole historique et qu’il reste un monopole hors marché, il doit à ce titre négocier avec une bureaucratie, celle de la CRE. Cette instance dite de régulation est ainsi amenée par sa fonction de surveillance à contrôler une infrastructure complète : EDF et ses filiales, les autres producteurs, les fournisseurs, RTE et ses filiales, ENEDIS et ses filiales, etc. Bien évidemment, cette infrastructure complète se doit de s’équiper de très nombreux collaborateurs chargés des relations avec la bureaucratie officielle de régulation. Et donc ce qu’on appelle régulation du marché est en fait un ensemble de béquilles qu’il faut sans cesse contrôler pour que le marché politiquement inventé fonctionne. Le coût des béquilles n’a jamais été évalué et la Cour des Comptes reste muette sur ce point. Il est vrai que, par ailleurs, elle révèle régulièrement que le marché de l’électricité fonctionne aussi sur une réelle inconnue : la très grande difficulté d’établir les coûts réels des différentes filières de production. Comment en effet calculer le coût de l’éolien qui externalise ses propres coûts sur les unités fossiles ?

  • Un marché soumis à la financiarisation et la spéculation.

Parce que le produit électricité devenu marchandise reste une substance très spécifique (encore une fois, par nature, les électrons circulent et ne se stockent pas) , la bonne liquidité du marché  n’était pensable que par le biais de la construction de bourses (EPEX SPOT). Bien évidemment, parce que les fournisseurs ont préféré les facilités du négoce et ont boudé les contraintes de la production, la tentation était de concevoir des stratégies de « paris sur des fluctuations de prix ». Et tentation d’autant plus justifiable que, par nature encore une fois, l’électricité devenue marchandise est susceptible de connaître une grande volatilité de prix. Dans le même temps, ces mêmes fournisseurs devaient, d’un côté, imaginer - au-delà du cadeau ARENH -  des contrats d’approvisionnement négociés avec des producteurs, et de l’autre des contrats de vente avec des utilisateurs. Cette position était donc naturellement celle de la finance classique et donc invitait à utiliser tous les outils de cette dernière. Alors que sur nombre de marchés classiques, la financiarisation n’est qu’une simple possibilité, le marché de l’électricité que l’on venait de créer se devait de fonctionner en étroite collaboration avec la finance. Et une collaboration d’autant plus aisée techniquement que l’électricité est une substance beaucoup plus homogène que les marchandises classiques,  homogénéité porteuse de la contrainte de liquidité propre à la finance. Cette orientation plus « finance » que production réelle se lit frontalement dans les activités de la CRE. Cette dernière vient ainsi de publier des propositions claires sur les techniques financières à la Commission Européenne. Dans sa « Réponse à la consultation publique sur la réforme du fonctionnement du marché européen de l’énergie » en date du 14 février dernier, on notera que l’essentiel est consacré aux techniques financières. Ainsi, il n’est question que de « forwards » à améliorer, d’obligations prudentielles des fournisseurs qu’il faudrait mieux surveiller pour mieux  contrôler, voire sanctionner la qualité des stratégies de couverture , de « power purchase agreement » (PPA) à renforcer pour gérer les risques prix/volumes/profits, etc. On notera aussi que -peut-être consciente de quelques insuffisances- la même CRE s’est dotée d’un groupe de réflexion académique international dont les acteurs sont tous économistes de la finance de marché. Notons enfin que les propositions de la Commission Européenne sont toutes orientées vers la finance.  Parce que l’électricité devenue marchandise doit impérativement s’appuyer sur la finance, le véritable enjeu pour les autorités de régulation devient la recherche de stabilité. Et comme la finance est par nature faite de risques qu’il faut sans cesse couvrir er reporter sans jamais pouvoir les supprimer, il faut par conséquent inventer de nouvelles béquilles bureaucratiques. Ainsi on pourra s’étonner que - conscient des risques particuliers de marché sur un produit - l’électricité – qui n’était pas spontanément une marchandise - la CRE comme la Commission proposent des « teneurs de marché » pour limiter les dérives. Il faudrait ainsi dans le volcan d’une finance dont on ne peut sa passer lorsque l’électricité devient marchandise tenter d’introduire de la stabilité en introduisant un acteur de stabilisation….dont on voit mal qu’il pourrait être autre chose que le bras armé des Etats. ..

D’une certaine façon, et dans la précipitation, les Etats ont déjà inventé un ersatz de « teneurs de marché » : les boucliers tarifaires évoqués au début de la présente note.

 

 

 

 
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26 janvier 2023 4 26 /01 /janvier /2023 18:01

Le présent papier n' a pas la forme d'un article prêt à être publié.. Il rappelle de façon concise (sorte de "pense bête") la réalité d'un problème aujourd'hui sur la table de la Commission européennes. Les lecteurs du présent blog comprendrons que le drame du prix de l'électricité chez les  boulangers ne peut disparaitre  en quelques jours. Le personnel politico administratif bruxellois engagé  dans le travail de puis décembre risque l'épuisement devant ce qui est un nœud gordien.

1 Quelques rappels théorique et pratiques pour fixer les enjeux

-Sur un marché de concurrence classique, un prix de marché correspondant à un coût marginal n’est pas une anomalie. Le prix de marché couvre ainsi les couts de la production la plus couteuse et néanmoins nécessaire pour satisfaire la demande. Il est peut-être choquant, mais il est normal qu’aujourd’hui – dans le cadre d’un régime de marché- le prix de l’électricité se fixe sur le coût des centrales à gaz (conséquence logique d’un totalitarisme de marché).

-Un interventionnisme fixant un prix maximal inférieur au coût marginal correspond à une diminution des quantités disponibles (les producteurs marginaux disparaissent et font place à la pénurie). Seul un monopole peut produire à perte en pratiquant un prix inférieur au coût marginal, perte compensée par les profits sur les unités de production infra-marginales. Ce fut le cas d’EDF pendant près d’un demi-siècle. Il est possible d’être rentable en évitant l’écueil des coûts marginaux. Cette stratégie garantit également l’approvisionnement du marché.

-Le slogan « il faut sortir du marché européen de l’électricité » masque une méconnaissance profonde des institutions, entités marchandes, entités financières, entités régulatrices…mais aussi des croyances et idéologies qui accompagnent cette réalité trop méconnue et à nulle autre pareille

-La crise de l’énergie n’est pas bien intégrée dans les modèles macro-économiques courants. La chute des disponibilités en gaz est très grave pour le « corps économique » Allemand. (Analyse Comparée  avec le corp humain et comparaison des effets attendus entre chute de poids musculaire et chute de poids cérébral).

-L’Allemagne fragilisée préfère le marché garantissant, à priori le mieux, le bon flux des quantités…le prix étant lui compensé par des subventions publiques, que les autres pays ne peuvent s’offrir et ce, dans un contexte d’assouplissement du régime des aides d’Etat par la Commission (aux titres de la guerre, du COVID, de la transition écologique). Donc, préférence du risque sur les prix plutôt que sur celui d’indisponibilité. Gouvernement allemand plus avisé que les modèles macro-économiques.

-L’Allemagne compte maîtriser sa crise énergétique en accroissant sa compétitivité coût sur les autres pays qui ne disposent pas des mêmes capacités budgétaires.

-En 2023, le maintien d’un marché de l’électricité sera défendu par L’Allemagne. La France, naguère grande exportatrice d’électricité, n’a pas les moyens politiques d’y renoncer et va accepter. Choix de la servitude volontaire.

 

2 Comment une telle situation a-t-elle pu émerger ?

Les principes ou le logiciel EDF (Marcel Boiteux)

-L’électricité est une substance non stockable et homogène (les électrons se distinguent des molécules)

-Conséquences : Intermittence difficilement acceptable et gérable (STEP), Gestion centralisée préférable, difficiles comparaisons entre coûts des énergies renouvelables et coûts des énergies non renouvelables (externalisation des coûts du renouvelable).

-Choix d’un monopole public totalement intégré. La fonction transport restera un monopole naturel à élargir (interconnexion à l’échelle européenne).

-L’économie n’est que de l’énergie transformée et donc grande attention à la productivité globale du système. Prise de conscience de possibles rendements continuellement croissants caractérisant le monopole naturel et sa supériorité sur tout autre modèle.

-Le choix de la logique d’une efficience maximale.

-Principe de résistance au regard des injonctions publiques de redistribution : d’abord l’efficience (problème EDF), ensuite la redistribution (problème Etat). Construction et résistance d’un « Etat EDF »

-Bureaucratie limitée par soumission complète des unités de production au respect de l’égalité instantanée entre énergie appelée et énergie produite. Coût du service public internalisé.

-Résultat : construction d’une infrastructure propre à la compétitivité industrielle de la France (tarifs de l’électricité très attractifs). Résultat qui doit beaucoup à Marcel Boiteux lequel a beaucoup travaillé sur le coût marginal en association avec Maurice Allais, Premier Prix Nobel d’Economie français.

-Faiblesse : Entreprise nationale d’une culture très étrangère à celle de la mondialisation ( comparaison avec ELF Aquitaine et  Compagnie Française des Pétroles). On ne peut facilement vouloir « éclairer le monde après avoir éclairé la France ». La situation de monopoleur est-elle une force autorisant un processus d’innovation et de créativité ?

La matérialisation historique de la grande casse.

-Arrêt brutal de la machine à produire des investissements lourds en série (fin des années 90). Dernière centrale au repos pour capacité excédentaire. Fin du plan Messmer et éloignement progressif des compétences de ce qui était d’abord une entreprise consacrée à l’investissement.

-Début d’une internationalisation sans maîtrise des codes de la mondialisation (début des années 2000) . Echecs et mauvaises affaires. 

-Fin du monopole public inscrit dans la loi. (Rencontre européenne de Barcelone du 13 mars 2002 où la fin du monopole public est décidée).

-Comment construire une concurrence face à l’entreprise la plus efficiente du monde ? Problème du couple Europe-Allemagne vis-à-vis de la France (grande coalition  contre le nucléaire français).

-Une monstruosité économique,  symbolique et juridique: Loi NOME et «saignement de la bête »  par le biais de l’ARENH. Victoire de Bercy sur « l’Etat EDF » Etat de droit ? Servitude volontaire des dirigeants d’EDF ?

-Part grandissante des énergies renouvelables, intermittentes, décentralisées et subventionnées. Externalisation des couts correspondants sur l’ex monopole : priorité oukazienne  de l’intermittence sur le continu.

-Naissance d’un prix volatile parmi des tarifs. Fluctuations et couverture de marché. Boursouflure financière exubérante. Production délaissée au profit de simples échanges.

-Modèle start-up d’une concurrence sans innovations, sans investissements, sans révolutions technologiques, mais avec captation de rentes spéculatives (trading). Sauvetage des dizaines de fournisseurs alternatifs? ( on maintien le marché car il est très difficile de faire autrement) ) ou sauvetage d’EDF ? ( Ce qui passe par une rupture radicale)

-Bureaucratie internalisée et externalisée de type « gosplan » (CRE= « béquilles » du faux marché ? ).

-Aucune évaluation de la nouvelle politique publique développée autour de la loi NOME.

 

Que conclure ? 

Un choix d'une extraordinaire difficulté: les exécutifs nationaux vont beaucoup intervenir ....et attendre de nombreux mois. Hélas le presse même spécialisée se contentera de décrire l'écume des discussions. Par contre la France devra se contenter in finé de modifications mineures et donc la probabilité du maintien d'un faux marché même arrangé est grande.  

 

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12 janvier 2023 4 12 /01 /janvier /2023 08:43

Les débats sur le prix de l’électricité sont de plus en plus éloignés  de la simple raison. Nous proposons çi dessous quelques rappels simples et leurs conclusions.

Comprendre sérieusement la réalité du terrain

1 Il est possible dans un marché concurrentiel classique de ranger les entreprises selon leur efficience. Si l’entreprise la moins performante de la branche survit c’est tout simplement parce ses couts unitaires sont couverts par le prix de vente. Si tel n’était pas le cas elle arrêterait son activité.   Les autres, plus performantes, enregistrent un profit correspondant à la différence entre leurs couts et le prix de vente. La moins performante et qui néanmoins survit peut s’appeler entreprise marginale, et son cout de production peut lui aussi s’appeler marginal, un cout égal au prix de vente. Sur un marché classique où règne une réelle concurrence le prix de marché correspond donc au cout marginal, celui de l’entreprise la moins efficiente.

2 Ce qu’on appelle marché de l’électricité est typique de ce que l’on vient d’énoncer. Là aussi on peut classer ces entreprises en fonction de leur efficience. Simplement ces entreprises, qui fabriquent ici des électrons, dépendent beaucoup, dans leur rang de classement, de variations des prix et du cout de ce qu’elles utilisent pour la fabrication desdits électrons. Ainsi, en période de grand vent les éoliennes seront peut-être mieux classées que les centrales nucléaires ou au gaz. De la même façon, en période de risque géopolitique les centrales alimentées par du gaz ou du charbon en provenance d’un étranger non ami risquent de se trouver fort mal classées. Dans le premier cas- il est vrai fort théorique- si le marché n’à pas besoin des centrales nucléaires ou au gaz, le cout marginal devient le cout de l’éolien. Le cout marginal est très faible et donc le prix est lui-même très faible. Dans le second cas si le marché continue d’exprimer sa demande c’est le cout des centrales au gaz qui devient le cout marginal et donc un  prix de marché beaucoup plus élevé.

3 Ce qu’on appelle marché de l’électricité n’est toutefois pas exactement le même qu’un marché classique. Le produit- des électrons- est homogène ( les électrons produits par des éoliennes sont les mêmes que ceux produits par une centrale nucléaire), ce qui est rarement le cas sur les marchés classiques ( il existe des différences, par exemple des marques) où les entreprises tentent de se distinguer par des variations de qualité. Par contre ces entreprises fabriquent des objets stockables, ce qui n’est pas le cas de la marchandise électron qui elle ne peut que circuler à vitesse très élevée. Alors que sur le marché des voitures il peut exister une différence entre quantité demandée et quantité offerte, différence comblée par des stocks, la différence, à peine de rupture ou de pertes nettes, est impossible sur le marché des électrons.

4 Cette contrainte majeure entraine une organisation très complexe : l’ensemble de l’infrastructure électrique composée d’une myriade d’entreprises différentes et en concurrence doit pouvoir dans l’instantanéité produire/fournir autant d’électrons qu’il n’en est appelé par la multitude des utilisateurs. C’est dire qu’il faut un chef d’orchestre – celui qu’on appelle « Commission de Régulation de l’énergie » en France- qui lui-même se doit de veiller à la capacité et à la réactivité des musiciens. Concrètement il lui faut veiller à la capacité des fournisseurs, lesquels devront s’engager à fournir, par exemple en Europe, des « certificats de capacité » apportant la preuve qu’ils peuvent réagir dans l’instantanéité. Ce type de contrainte n’existe pas sur les marchés classiques et aucun chef d’orchestre, sauf en dehors de celui faisant respecter le droit classique n’est exigé.

5 Cette contrainte majeure se complexifie si le marché est dit « libre» et s’internationalise : il faudra d’autres chefs d’orchestres dans les pays voisins et un chef d’orchestre en chef permettant de veiller aux importations et exportations d’électrons dans un ensemble libre beaucoup plus large et interconnecté. Non seulement les orchestres nationaux se doivent de bien jouer mais au-delà, le bon jeu suppose le bon jeu partout ailleurs. Concrètement il est impensable que l’Allemagne ne puisse exporter le produit de ses centrales à gaz à la France si les utilisateurs français font appel à une demande plus élevée que les capacités françaises. Concrètement un marché de l’électricité doit se concevoir au niveau européen.

6 Cette contrainte majeurs se complexifie encore si à l’intérieur des orchestres existe des joueurs dont le manque de fiabilité est inscrit dans les gènes. C’est le cas des producteurs ou fournisseurs intermittents, ce qu’on appelle les énergies renouvelables. Comment bien jouer c’est-à-dire produire à chaque seconde autant d’électrons qu’il en est appelé s’il existe une panne chez certains, par exemple des éoliennes victimes d’un anticyclone ? A l’inverse comment bien jouer si de gros joueurs (centrales nucléaires) manquent de souplesse ? Il faut ainsi décider d’augmente le nombre de joueurs qui ne peuvent toutefois, économie de marché oblige, accepter d’investir que s’ils peuvent jouer. Il faut donc que le chef d’orchestre soit à la fois autoritaire et bienveillant : les éoliennes doivent être prioritaires quite à exiger des joueurs plus stables de restreindre leurs prétentions. Concrètement quand les éoliennes fonctionnent bien il faut demander à EDF de produire moins, et c’est EDF qui sera visé car c’est sur lui que le chef d’orchestre à le plus de poids. On conçoit alors des degrés nouveaux de complexité avec par exemple ce que l’on appelle les « contrats d’effacement », ou les « responsables d’équilibre ».

7 Dans cet univers de marché à nul autre pareil tout devient contrainte bureaucratique avec quelque chose comme un « gosplan soviétique ». Il existe pourtant au moins une rationalité de bon sens : parce que la marchandise électron est, à l’inverse des marchandises classiques, totalement homogène, il n’est pas nécessaire d’envisager un réseau de transport privé pour chaque centrale (chaque joueur). Nous aurons donc un monopole de transport et tous les électrons passeront par les mêmes canaux (RTE-ENEDIS en France). C’est bien sûr, parce que bien placé, que ce monopole de transport assurera nombre des contraintes bureaucratiques associées au marché de l’électricité.

Quelles conclusions tirer de cette très brève présentation ?

1 Si la demande d’électrictité augmente, ce qui est le cas en très longue période et si pour des raisons politiques on préfère une production d’électrons qui ne passe pas par une consommation de molécules (uranium, fuel, charbon, gaz) alors la tendance à une insuffisance de l’offre est forte. Concrètement la demande augmente plus rapidement que l’offre et le prix de marché aura tendance à augmenter. Si maintenant il n’y a pas, à court terme  de révolution technologique permettant de ruiner les joueurs marginaux dont les couts sont élevés, alors le prix de l’électricité dans un cadre de marché- il faut répéter cette précision- s’alignera sur le cout marginal qui n’est autre que celui des couts des centrales au gaz de l’Allemagne…

2 Cette première conclusion est pourtant étonnante car dans une économie de marché les offreurs sont en concurrence et se musclent pour répondre à une demande croissante. Dans le cas de la France, l’entreprise EDF était historiquement capable de répondre avec une extraordinaire souplesse à la demande en augmentation. Si tel ne fut pas le cas c’est bien évidemment en raison des décisions du chef d’orchestre et au-delà du personnel politico administratif du pays. Il fallait en effet briser ce qui était historiquement un monopole pour le confier à ce qui allait devenir un marché.

3 Le monopole EDF étant très efficient il ne pouvait que rester monopoleur dans le marché et donc se révéler incapable d’engendrer de la concurrence. Confier EDF au marché devait donc passer par sa saignée, ce qui fut réalisé par la loi NOME et la naissance de l’ARENH.

4 Ce que nous vivons aujourd’hui est donc le fruit de décisions antérieures, celles qui ont introduit l’idée d’un marché de l’électron qui pourrait ressembler- moyennant quelques rudes contraintes- aux marchés classiques. Mais aussi celles qui ont introduit une multitude d’acteurs complètement opportunistes : point n’est besoin d’être producteur pour entrer dans le marché d’un produit parfaitement homogène, donc un marché où il n’y a pas à se battre sur une marque. Par contre il suffit de bien respecter, voire influencer  les décisions du chef d’orchestre et profiter des subventions d’EDF par le biais de l’ARENH. De quoi obtenir des électrons qu’on ne connait pas. Même la grande distribution française pourra ainsi se lancer dans la fourniture d’électrons qu’elle ne connait pas et qu’elle ne voit pas.

5 On passera ainsi facilement de la production à la simple fourniture, puis au simple négoce sur des bourses très éloignées de la problématique réelle de l’électron : marché à terme, marché de la couverture (hedging), produits financiers complexes avec sous-jacent électricité et notionnels de grandes taille pour aboutir à une authentique gestion de portefeuille très éloigné du métier d’énergéticien. La grande tendance n’est pas celle de l’innovation technologique de rupture mais le simple échange de titres financiers. Petit à petit le marché devient irréel : parce que marchandise complètement homogène fournisseurs et utilisateurs ne discutent par autour de l’ électron invisible. Aucun fournisseur ne peut dire à son client qui a produit l’électron qui vient de lui être vendu. La traçabilité devenue si importante dans les marchés classiques n’a aucun sens sur ce qu’on appelle le marché de l’électricité. D’où les acrobaties juridiques et bureaucratiques sur « un 100% énergie verte » qui ne correspond pas à la réalité matérielle.

6 Parce que la grande presse voire les politiques et les économistes oublient d’en revenir aux fondements d’une approche simplement de bon sens, nous entendons des phrases creuses et fausses: « l’Allemagne nous impose son cout marginal », « Il faut revoir le fonctionnement du marché européen de l’électricité, ce qui exige de longs débats », « on peut rester dans le marché mais imposer un prix qui ne soit pas celui des centrales les plus couteuses », « on ne voit pas pourquoi il faut payer si cher l’électricité  alors que la France produit l’électricité la moins couteuse », etc.

C’est dans ce contexte de méconnaissance, d’ignorance, voire de malhonnêteté  intellectuelle que les débats consacrés à la renégociation des contrats au profit des petites entreprises se sont noués.

A suivre.

 

 

 

 

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27 décembre 2022 2 27 /12 /décembre /2022 09:31

Henri Proglio était président d'EDF lorsque la loi NOME instituant la cession d'électricité produit par EDF a de simples marchands fut programmée. A l'époque il ne se prononçait pas sur ce qui était un scandale légal. Il est aujourd'hui d'une certaine façon libéré.

Bonne écoute.

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15 décembre 2022 4 15 /12 /décembre /2022 05:08

 

L’empilement des crises planétaires génère une fracturation laissant de plus en plus apparaître ce que l’on croyait disparu ou fossilisé : Etats-Nations anciens ou plus récents, voire empires ragaillardis. La mondialisation heureuse reposait pourtant sur la promesse de l’effacement de ces objets cachés sous le grand manteau de l’économie sans frontières.

L’Europe s’élargissant vers l’Est, modèle réduit et presque parfait de cette mondialisation, se trouve elle aussi soumise à fracturation et laisse apparaître de vieilles différences que l’on s’efforçait jusqu’alors de masquer. L’Allemagne gommait son histoire tragique en se lovant dans les marchés avec un succès planétaire. S’étant éloignée de la politique de puissance, sa domination devait désormais reposer sur la compétitivité. La France se devait d’abandonner progressivement son logiciel étatiste et devait tenter de rester grande dans une grande Europe devenue immense marché. Plus loin, la Russie n’était plus un empire sans limite, mais un grand magasin de matières premières accroché à l’immense marché. Le pluriel était inscrit dans les gènes mais l’horizon devenait commun.

Le destin commun de l’Allemagne et de la France ne comportait pas le même niveau de difficultés. Il était aisé pour l’Allemagne d’endosser le libéralisme après le tragique de l’histoire. Il était beaucoup plus difficile pour la France de franchir la même étape alors que sa trajectoire était faite d’un exceptionnel succès économique reposant sur le fordisme classique et ne passant pas par le libéralisme. L’entente franco-allemande que l’on disait indispensable à l’UE reposait ainsi sur une asymétrie de naissance et de destin.

 En congruence avec l’évolution générale du monde, le libéralisme allemand devient ordo-libéralisme. Pour la France les choses sont infiniment plus difficiles. Le fordisme classique correspondait à sa culture : la passion de l’égalité, la préférence du plan sur le marché, la place non centrale de la propriété, le goût des grands projets planifiés et des technologies de rupture, le respect des grands serviteurs de l’Etat, etc. Mieux, ce fordisme avec ses gains de productivité élevés la nourrissait : la redistribution renforçait le mythe de l’égalité. La révolution libérale dans sa variante ordo-libérale va devenir un chemin de croix et va engendrer une véritable schizophrénie française.

L’histoire de l’approche des questions énergétiques constitue le modèle de cette schizophrénie. Lorsqu’éclate la première révolution pétrolière (1973) la France s’appuie encore sur son modèle fordien pour y répondre. D’où le fantastique succès du plan Messmer assurant en quelques années la réduction de la rente pétrolière devenue l’impôt versé aux Etats pétroliers. D’où aussi une compétitivité industrielle enviée par des partenaires qui ne réagissent que beaucoup plus modérément au prélèvement de la rente pétrolière.

La spécificité de la culture française fait ainsi que l’énergie - et en particulier l’électricité - ne saurait devenir une marchandise classique. EDF est un service public dominé par des ingénieurs serviteurs de l’Etat qui se fixent pour objectif d’assurer la distribution de l’électricité dans les conditions d’une efficience maximale. Objectif réalisé de façon spectaculaire : industriels pouvant s’appuyer sur des prix stables et faibles de l’électricité, ménages au pouvoir d’achat renforcé par la maîtrise des coûts de l’énergie, ponction macroéconomique muselée au détriment des accapareurs de la rente pétrolière.

Le grand marché accepté par la France dans le cadre européen, chamboule complètement le jeu. Curieusement, la France devenue schizophrène accepte la concurrence sur un service qu’elle assurait dans des conditions d’efficience inégalées dans le monde. Face à cette irrationnelle décision, il faut inventer un marché qui ne peut naître spontanément. Il faut donc tuer le monopole ultra-compétitif en l’obligeant à céder une partie de son électricité à des marchands qui ne connaissent rien du métier et sont largement incapables de produire. Ce sera tout le sens de la loi NOME en 2010 qui va engendrer plusieurs dizaines de fausses entreprises vivant de la spéculation sur des marges entre prix se formant sur des bourses, une subvention garantie d’EDF (ARENH), et des ventes spot ou à terme. Il faut aussi subventionner massivement des producteurs alternatifs incapables de produire dans les conditions du monopole. EDF et L’Etat, tous deux équipés d’une lourde bureaucratie indispensable à l’artificialité du marché, tiennent ainsi à bout de bras la question de l’électricité.

Moins de moyens pour EDF, moins de moyens pour l’Etat, sont pour la France la réalité du passage au marché européen de l’électricité. On sait aussi que ce moins de moyens sera justifié par des considérations écologiques dont le fondement reste discuté.

A plus long terme, l’attrition des moyens d’EDF va entraîner d’autres conséquences : maintien des énergies fossiles et maintien d’une  rente pétrolière/gazière qui devait logiquement diminuer ; abandon progressif de la chaîne nucléaire française avec fin des programmes et fin du projet de « boucle nucléaire » se matérialisant dans  la filière à neutrons rapides ; compétitivité accrue des partenaires européens en particulier l’industrie allemande qui voyait d’un mauvais œil les très avantageux coûts du nucléaire français, et qui se réjouit des déboires d’un parc vieillissant et en réduction.  

L’empilement des crises fait renaître le tragique. L’Allemagne libérale devient victime d’une rente pétrolière/gazière qui se trouve renforcée par le mythe des énergies intermittentes. L’impôt prélevée par les rentiers sera durablement très lourd pour une industrie très gourmande en énergie. Le modèle ordo-libéral n’est plus de mise et l’Etat allemand tentera de compenser le prix du gaz par des mesures annonciatrices de déficits budgétaires importants. Sous-compétitivité, inflation, déficit budgétaire deviennent des réalités que l’on pensait disparues. La France devenue stupidement ordo-libérale doit de toute urgence respecter sa vieille culture et cesser sa schizophrénie.

Le débat sur l’architecture d’un futur marché de l’électricité risque d’être trop long, et déjà il angoisse la BCE qui y voit des risques sur la finance spéculative de la zone euro. Dans ce contexte, l’affaiblissement durable de l’Allemagne doit devenir une occasion pour la France de redéfinir les règles du jeu.

Dans cette perspective, un gouvernement français devenu conscient du grand dérapage de la période 1990- 2022 devrait s'affranchir des contraintes que le pays s'est infligé au nom d'idéologies ruineuses. A ce titre il conviendrait:

  • D’envisager toutes mesures utiles avec l’Allemagne pour mettre fin au faux marché de l’électricité.
  • De rétablir les prérogatives d’EDF : en mettant fin à l’ARENH ; en proposant un monopole européen de transport et de distribution permettant d’uniformiser les bases d’une compétitivité commune ; en élargissant l’interconnexion des réseaux aux fins d’une solidarité européenne large et ne passant pas par les marchés .
  • De faciliter la perspective de la « boucle nucléaire » aux fins de l’utilisation productive des déchets.
  • De mettre fin aux bureaucraties, à la spéculation, et à la volatilité des prix et tarifs. Cela passe par le retour rapide d’une maitrise de la finance par le politique.
  • De mettre les questions énergétiques en « économie de guerre » afin de quitter rapidement la dangereuse situation présente. Les expériences passées, même sans guerre réelle, telle le programme américain "Apollo" du siècle dernier doivent servir de modèle.
  • De mettre à profit ce moment historique pour mettre en place un système énergétique fertilisant la réindustrialisation du pays. Cela passe par le retour d’une planification réelle. Cela passe aussi par la mise en place d’un outil financier qui, cessant de s’orienter vers des créations monétaires à des fins spéculatives, s’oriente vers de la création aux seules fins de la production. De quoi restaurer les conditions sérieuses d’un authentique financement de la reconstruction du pays.

Soulignons hélas, que pour l'essentiel, les débats parlementaires menés au sein de l'actuelle "Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France", révèlent l'ignorance bavarde des députés face aux difficultés réelles du pays. . 

 

 

 

 

 

 

 

 

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11 octobre 2022 2 11 /10 /octobre /2022 13:22

La France et l’Allemagne s’opposent sur la question du gaz, la première proposant un prix d’achat à ne pas dépasser et la seconde préférant une politique nationale d’aide dont l’enveloppe générale se monterait à 200 milliards d’euros.

Les difficultés de la technique du plafond de prix

Si l’on propose un prix plafond sans fixer, dans les contrats, les quantités concernées, ces dernières apparaitront comme un résultat ne correspondant pas nécessairement aux demandes nationales pour les différents pays. Cette considération n’est que le résultat banal de la théorie économique traditionnelle : pour un prix donné, la demande est celle correspondant aux demandes agrégées des participants au marché. A priori, il serait question d’une plateforme européenne d’achat de gaz avec redistribution aux différents acheteurs, en particulier privés, qui, jusqu’ici, négociaient des contrats de longue durée. Dans le cadre européen, cette plateforme faisant apparaître un acheteur unique est probablement juridiquement contestable mais surtout pose de redoutables problèmes.

 Si Bruxelles fixe un maximum faible, la demande sera excédentaire par rapport à une offre déficitaire. En effet, le gaz russe - désormais d’accès interdit- participe à la limitation mondiale de l’offre disponible. Dans ces conditions, on voit mal les fournisseurs américains, norvégiens, etc. préférer le ravitaillement de l’Europe face à des débouchés plus rémunérateurs sur d’autres continents. Il en résultera des quantités insuffisantes qu’il faudra répartir entre les pays. Comme l’Allemagne est de très loin le pays le plus gros consommateur, son industrie sera relativement plus pénalisée que celle des pays dont la base industrielle s’est déjà largement évaporée. La réalité concrète est sans doute un peu plus nuancée en raison de la rigidité des infrastructures de livraison. Ainsi la Norvège est dépendante des oléoducs qui assurent l’exportation de son gaz, ce qui réduit son pouvoir de négociation. Toutefois les acteurs de la branche sont les entreprises classiques du secteur  (Statoil, Exxonmobil, Total, Conoco philips, etc.). Il est donc évident que la souplesse des méthaniers de ces  mêmes compagnies - lesquels circulent aussi bien depuis l’Amérique que depuis la Norvège-  permettrait aisément de rétablir la force de négociation de la Norvège.

Si Bruxelles fixe un maximum  élevé, la quantité disponible à répartir sera naturellement plus importante puisque les offreurs seront attirés par un effet-prix attractif. La limitation des quantités disponibles sera plus supportable pour l’économie Allemande. Toutefois l’écart de prix avec les zones bénéficiant d’une énergie abondante (essentiellement les USA, où cet écart est passé de 1à 2 en 2019 et  à 7 en 2022) sera beaucoup plus importante et justifiera des délocalisations industrielles au détriment de l’Allemagne… et des délocalisations aussi attirées par des politiques gouvernementales telles que celles proposées par « l’inflation Reduction Act » américain. Cet écart étant probablement durable en raison de coupures probablement définitives des northstream 1 et 2, il y a menace sur l’existence même de l’industrie allemande.

Quel que soit le niveau choisi de prix maximum, L’Allemagne ne peut que refuser cette politique proposée par la France et quelques autres pays.

Les difficultés de la technique du bouclier tarifaire.

Le choix de l’Allemagne est clairement celui du maintien durable de son industrie à l’intérieur des frontières nationales. Elle semble vouloir y associer des moyens colossaux (200 milliards d’euros soit 5% de son PIB) essentiellement orientés vers des boucliers tarifaires. Ces moyens, maladroitement cachés dans un véhicule indépendant du budget fédéral, sont aussi autorisés par un endettement public allemand beaucoup plus modéré que partout dans le monde. Un effort semblable est impensable pour les compétiteurs de l’Allemagne en particulier la France et l’Italie. S’agissant de la France, le bouclier tarifaire qu’il faudrait retenir serait d’environ 135 milliards d’euros, alors que les moyens retenus sont respectivement de 24 milliards pour 2022 et 45 milliards pour 2023. S’agissant de l’Italie le bouclier tarifaire à retenir pour le niveau de protection retenu par l’Allemagne serait d’environ 95 milliards d’euros alors que les moyens retenus sont de l’ordre de 40 milliards. Bien évidemment ces énormes différences résultent des conditions macroéconomiques avec une Allemagne dont la dette publique ne se monte qu’à 70% du PIB alors qu’elle est abyssale pour la France (113%) et l’Italie ( 150%).

L’Allemagne, après avoir bénéficié pendant plusieurs dizaines d’années d’un taux de change favorable , taux de change autorisant des excédents commerciaux anormaux et jamais dénoncés par Bruxelles (jusqu’à 10% du PIB), tente aujourd’hui de profiter de la crise de l’énergie pour introduire une nouvelle sur-compétitivité autorisant la  pérennisation de son modèle de développement. L’Allemagne a pu administrer l’Europe à partir de la mise au pas de la Grèce. Elle n’a plus les moyens de se sauver en blessant davantage ces grands pays que sont la France ou l’Italie. Hélas, ce n’est pas la solution française de prix maximum qui permettra la résolution de la crise et il faudra payer le prix de dizaines d’années de politiques publiques folles. Tous nos articles concernant la crise de de l’énergie sont là pour en témoigner[1].


http://www.lacrisedesannees2010.com/2022/09/prix-de-l-electricite-un-probleme-sans-solution.html

http://www.lacrisedesannees2010.com/2022/09/marche-de-l-electricite-vers-une-crise-du-couple-franco/allemand.html

http://www.lacrisedesannees2010.com/2022/09/electricite-passer-d-un-capitalisme-de-connivence-bureaucratique-a-un-service-public-rationnel.html

http://www.lacrisedesannees2010.com/2022/09/le-g7-et-le-prix-plafond-pour-le-petrole-russe-consequences.html

http://www.lacrisedesannees2010.com/2022/08/edf-va-t-on-achever-la-bete-apres-l-avoir-tant-saignee.html

http://www.lacrisedesannees2010.com/2022/07/ce-que-pourrait-etre-une-nationalisation-d-edf.html

http://www.lacrisedesannees2010.com/2022/05/pourquoi-payer-le-gaz-russe-avec-des-roubles.html

http://www.lacrisedesannees2010.com/2022/02/en-route-vers-une-nouvelle-crise-de-l-energie.html

http://www.lacrisedesannees2010.com/2022/01/delirante-annee-2022-l-equivalent-de-40-du-budget-militaire-de-la-france-pour-sauver-le-marche-de-l-electricite.html

http://www.lacrisedesannees2010.com/2021/11/electricite-que-faire-pour-acceder-a-des-prix-maitrises.html

http://www.lacrisedesannees2010.com/2021/10/le-marche-de-l-electricite-ou-le-grand-gachis-de-la-bureaucratie-neoliberale.html

 

 

[1]

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