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1 novembre 2023 3 01 /11 /novembre /2023 07:44

Note de lecture : On peut regretter que les médias aient présenté l’accord européen du 17 octobre sur l’électricité sans analyse ni explication sérieuse. La question est sans doute complexe mais il était possible de simplifier et on peut regretter la légèreté des articles publiés.

 Le texte ci-dessous est de nature un peu technique mais il est essentiel pour comprendre le véritable enjeu d’une économie de l’électricité. Bonne lecture.

 

Les européens ont convenu le 17 octobre dernier du maintien d’un marché de l’électricité. Les réseaux étant largement interconnectés, les centrales aux coûts différenciés obéiront - selon le fonctionnement classique des marchés- à la logique du prix de marché égal au coût marginal, c’est–à-dire le coût de production de la centrale la moins compétitive et néanmoins nécessaire au fonctionnement du réseau.

Compte tenu du développement des énergies renouvelables et de leur fonctionnement intermittent, compte tenu aussi du caractère non stockable de l’électricité, on sait déjà que le dit marché est  fait de bric et de broc et de croc-en- jambes bien méconnus des usagers. Ne prenons qu’un exemple, celui de la priorité du renouvelable sur le classique : Si le vent se met à souffler et que la demande d’électricité n’augmente pas au même moment, alors il sera imposé au classique de s’ajuster et de diminuer sa production du montant de la production des éoliennes. Nous laissons au lecteur imaginer semblable situation sur les marchés industriels, par exemple l’industrie automobile où il serait exigé d’un compétiteur qu’il se retire du marché pour laisser davantage de  place à un concurrent... On pourrait multiplier les exemples et confirmer que le marché de l’électricité est concrètement un faux marché pour lequel les droits de propriétés des uns et des autres ne sont pas respectés. De ce point de vue l’accord du 17 octobre ne crée rien de nouveau et laisse une place énorme aux divers régulateurs animateurs d’une gigantesque bureaucratie.

Le contenu de l’accord du 17 octobre

Techniquement, il confirme l’idée que la logique de marché et du coût marginal doit être contenue par un dispositif réglementaire permettant d’effacer la très grande volatilité des prix rencontrée à la fin de l’été 2022 avec l’envolée du prix du  gaz. Dans le même temps, il est décidé d’apporter une aide aux investissements dans les énergies décarbonées. Ces deux objectifs sont censés être atteints par des CFD (Contrats sur différences) bien ciblés sur les énergies renouvelables. Dans ce type de contrat un prix de référence est fixé par une autorité et si le prix de marché est plus faible, c’est l’Etat qui va combler la différence. Inversement si ce même prix de marché est plus élevé, il appartiendra au producteur de verser la différence à l’Etat. Un tel dispositif garantit la rentabilité des investissements tout en en interdisant une éventuelle composante rentière. L’accord du 17 octobre ne dit rien de précis sur le prix de référence mais il est clair qu’il est source de conflits car étant  un prix administré par une autorité. N’étant pas un prix de marché, il est sous la surveillance suspicieuse de la Commission bruxelloise et de sa volonté de voir respecter les règles du marché…pourtant encore une fois fait de bric et de broc et générateurs de crocs-en-jambe permanents… N’ignorant sans doute pas ce dernier aspect, les négociateurs n’ont même pas eu recours à des modèles permettant de tester les décisions…

Ce qu’il y a de foncièrement nouveau est que l’électricité produite par les centrales nucléaires françaises est également bénéficiaire de CFD. Principe acquis de haute lutte par le gouvernement français contre le point de vue allemand. Mais surtout principe qui ne permet pas à l’économie française de bénéficier de sa rente nucléaire, ce qui nous renvoie à l’exposé et à l’analyse de la configuration du secteur de l’électricité en France.

La construction historique de la dépendance française en matière électrique

Nous avons souvent souligné sur le blog le caractère extraordinairement efficient de l’entreprise EDF, une entreprise qui, fonctionnant hors marché jusqu’au début des années 2000, permettait de transférer aux utilisateurs sa rente nucléaire. 58 réacteurs très largement amortis permettaient d’irriguer le pays et surtout son industrie avec des coûts de l’électricité parmi les plus bas du monde. A titre d’exemple, les prix français étaient régulièrement 65% inférieurs aux prix allemands. Bien évidemment il pouvait y avoir un coût marginal parfois très élevé, mais les pointes correspondantes étaient amorties au sein d’une politique tarifaire administrativement décidée dans un cadre hors marché. A la fin des années 90 le programme nucléaire français fut arrêté et les compétences associées à l’édification des 58 réacteurs furent progressivement réduites dans un contexte de fort rejet du nucléaire. Une telle logique était déjà la marche vers la dépendance car il était évident que l’outil allait vieillir au sein d’un paradigme intellectuel nouveau s’épanouissant à Bruxelles : il faut mettre fin aux monopoles publics. La suite est connue : les exportations d’électricité, considérables encore au début des années 2000 (77TWH en 2002, soit environ 20% de la production totale) vont s’effondrer progressivement pour arriver à un solde négatif de 16 TWH en 2022… L’entreprise la plus compétitive du monde dans son secteur devient souffreteuse… On pourrait multiplier les chiffres avec par exemple un recul de la part du nucléaire dans le total de la production française qui après avoir monté jusqu’à 79% en 2005 ne cesse de reculer pour atteindre 63% en 2022. Bien évidemment, l’indicateur le plus important reste la production totale d’électricité nucléaire qui, après avoir dépassé les 400 TWH au début des années 2000 s’effondre à 279 TWH en 2022. La dépendance s’inscrit donc dans des choix qui allant d’une volonté politique de soumission (fin du monopole) jusqu’aux conséquences ultimes en matière de marché (mise en place en 2010 de l’ARENH qui est de fait une vente forcée à prix réduit d’une partie du nucléaire à de simple  fournisseurs devenant juridiquement des compétiteurs). Avec parfois des situations proprement scandaleuses comme celle obligeant EDF à acheter à prix léonins des KWH sur le marché de gros (près de 600 euros/MWH) qu’il faudra revendre à perte à des clients qui, après avoir fui le monopole, viennent s’y réfugier (été 2022).

Le bilan du choix de la dépendance est donc une perte de savoirs et surtout de savoirs faire associée à un étranglement politiquement décidé de la rentabilité. De quoi comprendre le résultat de 2022 (17,9 milliards d’euros de perte).

Sur un plan plus analytique, les choix historiques reviennent  à réduire le volume de la rente nucléaire de plusieurs façons :

-- par la diminution résultant de la priorité de réseau aux énergies non renouvelables

-- par la diminution imposée par les problèmes de maintenance liés aux savoir-faire (jusqu’à plus de la moitié des réacteurs au repos au cours de l’hiver 2022/2023)

-- par le transfert de la rente restante dans le cadre de l’ARENH (30% de la production 2023 à 42 euros/TWH).

Ce dernier point doit être compris comme bien davantage qu’un partage de rente restante avec les fournisseurs alternatifs, puisque le prix de vente est probablement significativement inférieur au coût de production réel pour les nouvelles centrales (EPR). Ainsi le CFD conclu avec les autorités britanniques pour les centrales d’Hinkley Point   fixe un prix garanti de 106,7 euros/MWH, tandis qu’EDF estime aujourd’hui à environ 120 euros/MWH le prix permettant de couvrir les investissements pour les nouveaux réacteurs. Au total, le parc existant qui doit être rénové (grand carénage), suppose un coût de fonctionnement très supérieur à 42 euros/MWH.

Au final il est probable que les choix et décisions historiques ont abouti à la disparition de la rente nucléaire. C’est donc en étant dépourvus d’un plan B que les négociateurs français ont dû accepter le maintien du faux marché de l’électricité au terme de la négociation le 17 octobre dernier.

Ce qu’il eut été rationnel d’exiger.

Les historiens s’interrogeront demain sur la grande peur allemande correspondant au parc nucléaire français et à ses performances engendrant une surcompétitivité de l’industrie française par rapport à l’industrie allemande. De fait, par le biais du grand marché, l’opposition radicale des allemands au nucléaire français a déjà tué la rente nucléaire française.  Il n’y avait pas, à se méfier des interlocuteurs français demandant seulement une meilleure place à l’intérieur du marché européen de l’électricité. Au lieu de négocier un accès aux CFD pour le nucléaire existant, il eut été préférable, pour la France de décider d’un cadre national pour  un CFD global chargé de préserver et reconstruire la rente nucléaire au profit des utilisateurs. Concrètement il fallait imposer un prix administré remplaçant l’ARENH et, bien sûr, un prix beaucoup plus élevé que celui de l’ARENH. Bien évidemment les interconnexions resteraient fondamentales et l’électricité pourrait être vendue et achetée par tous les acteurs européens. Si maintenant en particulier l’hiver (le chauffage des logements est en France beaucoup plus mobilisateur d’électricité, et cela fut historiquement une conséquence de la construction des 58 réacteurs nucléaires), il faut, pour EDF et d’autres acteurs, acheter à prix élevés sur le marché de gros, le prix de revente correspondant ne sera plus un prix de marché mais le prix administrativement décidé. Le CFD jouerait  et l’Etat assurerait la compensation. Pour les fournisseurs alternatifs, les électrons étant homogènes ils ne pourraient plus faire d’offres mirifiques et devraient se contenter de jouer à l’intérieur du prix administré. Ils perdraient ainsi la matière première de l’actuelle gigantesque spéculation. La logique de la priorité sur le réseau ne pourrait plus être automatique et devrait être payée sur la base du coût de l’effacement d’autres acteurs et bien sûr pour le principal d’entre eux c’est-à-dire EDF. Le respect des droits de propriété des uns et des autres serait ainsi respecté. Et c’est sur cette seule base que l’on pourrait oublier les calculs fantaisistes et établir les vrais coûts de l’électricité selon les filières. C’est aussi sur cette base que l’on pourrait clairement identifier les producteurs/fournisseurs efficients et les autres qui le sont moins et se contentent encore de capter la rente nucléaire par le biais de l’ARENH.

Globalement, le prix administré doit être plus élevé que celui de l’ARENH et plus faible que le prix moyen de l’électricité en Europe. De quoi rétablir progressivement l’efficience d’EDF tout en maintenant l’avantage d’une énergie moins chère que dans le reste de l’Europe. Le coût marginal entrainant l’envolée des prix serait en termes de volume très contenu et ne concernerait  que la contrainte extérieure : c’est l’Etat qui compense le surcoût sur les importations d’électricité et protège producteurs et utilisateurs français.

 L’accord conclu le 17 octobre repose encore sur le respect de coûts marginaux faiseurs de prix globaux possiblement aberrants qui, il est vrai, peuvent être néanmoins plus ou moins cadenassés par des CFD. La logique de l’accord du 17 octobre détruit le lien fondamental qui devrait normalement exister entre coûts unitaires moyens et prix de vente unitaire de l’électricité. Une décision qui ne permet pas de s’extirper d’une économie de rente. Mais il est vrai que rebâtir une économie de l’électricité rationnelle suppose que l’on s’extirpe des règles européennes. Non seulement l’accord du 17 octobre est étranger à tout bon sens mais il ne permettra pas à l’Allemagne de freiner une peur qui l’amènera à exiger de Bruxelles une surveillance toute particulière sur  les CFD français appliqués au Nucléaire. La France ne va-t-elle pas profiter de ceux-ci pour cacher une aide interdite par les Traités à EDF ? Il est plus que temps de voir la France renouer avec un minimum de dignité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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20 octobre 2023 5 20 /10 /octobre /2023 09:07

La circulation de l’argent entre les divers acteurs du jeu économique reste compliquée et donc coûteuse pour la collectivité. Elle était naturellement compliquée et coûteuse à l’époque de la monnaie métallique. Elle le restera avec l’apparition des billets de banques. Elle le restera encore à l’époque des chèques et cartes de paiement. Elle le reste aujourd’hui avec le téléphone devenu porte-monnaie. Encore aujourd’hui la mobilité de l’argent suppose des intermédiaires chargés de sa circulation sécurisée. Il faut en général au moins 2 banques, l’une faisant déplacer l’argent d’un compte à débiter vers l’autre qui va le recevoir et ainsi créditer un autre compte. Et comme la circulation de l’argent est le fait d’une multitude d’acteurs différents, rien ne dit qu’elle sera, à chaque instant équilibrée pour chacune des banques mobilisées. Ainsi la banque A peut devoir créditer des comptes pour un montant supérieur à ce qu’elle devra débiter sur d’autres comptes. Si elle-même ne dispose pas de suffisamment de liquidités apparaissant sur un autre compte dont elle est titulaire, elle devra emprunter auprès d’autres banques qui, elles, ont la chance de connaître un solde excédentaire sur les opérations décidées par les acteurs économiques. Plus simplement exprimé, la circulation de la monnaie dans une infrastructure faite d’entités indépendantes - les banques- connaissent des fuites ou innondations monétaires permanentes qu’il faut en permanence contrôler. Face à la circulation nécessairement désordonnée des ordres des acteurs économiques, il faut donc créer un marché où vont s’échanger les créances et dettes de l’instant. Concrètement, cela s’appelle encore aujourd’hui le marché monétaire. Les coûts correspondants à cette circulation faisant intervenir ces intermédiaires que sont les banques sont au fond des coûts de logistique, des coûts de transport. D’autres coûts interviennent car l’argent se métamorphose et peut prendre la forme d’espèces, voire de devises étrangères. D’où la présence d’un autre intermédiaire qui sera la banque centrale elle-même productrice des dites espèces. Cela suppose donc que les banques soient titulaires d’un compte à la banque centrale, compte qui pourra aussi être utilisé dans la gestion de la circulation de la monnaie entre banques. Ainsi quand la banque A devient momentanément déficitaire vis-à-vis de la banque B en raison des décisions d’échanges entre les acteurs économiques, la banque centrale pourra débiter le compte de A et créditer celui de B. Encore des coûts de simple logistique et de transport. Et bien sûr on peut imaginer que les distributeurs d’espèces qu’il faut alimenter, sécuriser et entretenir sont un élément important dans la chaine des coûts.

Les nouvelles technologies peuvent bien sûr assurer des gains de productivité et par exemple les banques en lignes sont censées alléger la chaîne des coûts. Elles restent toutefois bloquées par l’architecture générale supposant l’existence de comptes dans des établissements en concurrence. Elles le sont davantage encore avec la difficile gestion des espèces.

Mais le problème se complique car les banques qui assurent la circulation de l’argent se servent aussi de cet argent comme matière première d’accroissement de la valeur et donc de profit. Nous y reviendrons.

En attendant, un examen lucide du circuit compliqué de la circulation de la valeur mais aussi des règles correspondantes,  nous invite à suggérer l’éviction des banques au profit de la seule banque centrale. En effet, on peut imaginer que cette dernière fasse disparaître les très couteûses espèces au profit d’un porte-monnaie électronique, mais aussi fasse transférer tous les comptes de tous les acteurs économiques dans sa propre comptabilité. Que l’on soit entreprise, ménage, institution financière ou même Trésor public, tous disposeraient d’un compte à la banque centrale devenue infrastructure unique de circulation de la valeur. Une telle révolution ferait évidemment largement disparaître le marché monétaire. Simultanément, la chaine logistique plus légère serait aussi complètement sécurisée. En particulier il n’y aurait plus de « bank-run » , c’est -à- dire des moments de panique au cours desquels chacun se précipite au guichet pour retrouver son capital. En effet, la banque centrale ne peut connaître, par construction, de risque d’insolvabilité.

Comment du point de vue des acteurs économiques un tel dispositif fonctionnerait ?

1 - Une banque centrale assurant le fonctionnement du réseau monétaire.

Toutes les relations des entreprises avec leurs correspondants relèveraient d’un jeu d’écriture entre leurs comptes à la banque centrale et les comptes de tous les correspondants situés eux-mêmes à la-dite banque centrale. Chaque écriture se matérialisant par un débit et un crédit d’un même montant au passif de la banque. Cela signifie que la circulation monétaire n’en transforme pas son montant. La nouvelle banque centrale devient ainsi le logisticien unique dans la circulation monétaire. On passe ainsi d’un réseau fragmenté par l’existence d’une pluralité bancaire - une fragmentation risquée en raison de possibles maillons faibles - à un réseau unique et complètement sécurisé. Les titulaires d’un compte à la Banque centrale - en principe tous les acteurs du jeu économique- ne sont plus de simples créanciers pouvant perdre leurs avoirs liquides mais de réels propriétaires. Les droits de propriété sur la monnaie sont enfin garantis.

Au niveau international, la banque centrale gère les entrées et sorties de devises. Elle crédite et débite un compte en devises pour chaque entité et bien évidemment se trouve actrice sur le marché des changes. Le marché monétaire largement disparu au niveau interne reste au niveau externe et donc un marché monétaire entre banques centrales persiste.

2 - Statut des nouvelles banques.

Les banques désormais dépourvues de toute responsabilité en matière de logistique monétaire et des coûts correspondants peuvent continuer à développer leurs autres activités donc en particulier les opérations de crédit. Un crédit à un particulier ou entreprise se matérialiserait par un crédit au bénéficiaire sous la forme, d’un abondement sur le compte du particulier ou de l’entreprise figurant au passif de la banque centrale, et d’un débit sur le compte de la banque à la banque centrale. Nous constatons ici que le crédit n’est en aucune façon porteur de création monétaire, ce qui n’est pas le cas des opérations de crédit dans la configuration présente de l’architecture monétaire et financière. Rappelons en effet qu’aujourd’hui, un crédit est un abondement de compte qui se matérialise par une création monétaire. Et cette création monétaire en vue d’un profit (le taux de l’intérêt associé) peut s’opérer tant que la banque responsable du crédit ne se trouve pas gênée par une entrée en déficit permanent vis-à-vis des autres banques sur le marché monétaire. En effet une création monétaire massive de la part d’une banque crée mécaniquement une fuite de monnaie vers d’autres banques (le bénéficiaire du crédit effectue des paiements envers des acteurs disposant de comptes sur d’autres banques). Dans le nouveau dispositif proposé, les banques peuvent consentir  des crédits, mais seulement à partir de leur compte à la banque centrale, un compte qui sera débité pour créditer le compte du client. Bien évidemment, une banque pourrait solliciter un prêt à la banque centrale aux fins d’élargir son activité de distribution de crédits, mais une telle opération est une création monétaire de la banque centrale et non de la banque elle-même. On constate donc que la nouvelle logistique monétaire coupe la fonction bancaire traditionnelle : les banques ne peuvent plus créer de monnaie. La conclusion est donc qu’elles deviennent des établissements financiers comparables aux établissements non bancaires.

3 -  Le Trésor.

Toutes ses opérations figurent sur le bilan de la banque centrale, laquelle crédite les bénéficiaires de la dépense publique et débite les sommes correspondantes sur le compte du Trésor. Si le Trésor s’endette, le montant emprunté sera crédité sur son compte et va correspondre à des débits sur les comptes à la banque centrale de ceux des acteurs qui auront acheté de la dette publique. Sans création monétaire nouvelle par la banque centrale, l’endettement du Trésor correspond à une épargne de la part des autres acteurs. Précisément, comment désormais concevoir la création monétaire ?

4 - La nouvelle création monétaire.

Répétons que la création monétaire est jusqu’à présent le fait des banques et de la banque centrale. Logiquement, elle contribue à développer la croissance  sauf comme ce fut le cas avec les QE   où la monnaie supplémentaire reste stockée dans les systèmes financiers et ne font qu’alimenter une logique de casino.

Si dans le nouveau système, la banque centrale ne devait pas créer de monnaie la croissance serait freinée par la rareté monétaire. L’expression monétaire de chaque marchandise serait amenée à décroître, d’où un risque de déflation et de thésaurisation : pourquoi acheter et investir dans un monde où les actifs correspondants vont perdre de la valeur ? La banque centrale nouvelle formule se trouverait ainsi chargée d’une croissance de la masse monétaire adaptée à la croissance économique elle-même. N’étant que le grand logisticien de la circulation de la valeur, elle ne pourrait créer de la monnaie pour elle-même et devenir agent investisseur. Il faudrait donc qu’elle abonde les comptes figurant à son passif pour créer de la monnaie et autoriser la croissance. Bien évidemment, le volume créé tient aussi compte des relations économiques internationales, relations  pouvant introduire des fuites de capitaux en cas d’émission excessive.

Bien sûr la banque centrale pourrait créditer le compte du Trésor, un abondement sans dette correspondante et donc sans charge de la dette pour lui et les contribuables. Bien évidemment un contrôle démocratique doit être mis en place pour éviter tous les opportunismes politiques concernant des dérives vers les facilités monétaires. La règle de base étant que la contribution au Trésor privilégie les seuls investissements collectivement discutés. Une autre règle de base serait que les contributions au trésor soient muselées par la croissance économique réelle.

Dans un cadre semblable, la banque centrale serait autorisée à abonder les comptes des banques classiques. La création de monnaie correspondante au profit du système bancaire se trouverait quantitativement limitée au taux de croissance de l’économie réelle. Et une limitation à l’intérieur d’une fourchette afin d’autoriser des actions de régulation de la conjoncture. Les banques bénéficieraient d’un traitement égal, ce qui veut dire un abondement monétaire proportionnel à la part de marché de chaque banque. Les banques seraient évidemment libres de négocier les prêts avec les demandeurs de crédits. Rationaliser l’infrastructure monétaire n’est pas mettre fin à la concurrence et au libéralisme. Comme RTE (gestionnaire du réseau de transport de l’électricité) dispose du monopole de transport de l’électricité sans mettre fin à la concurrence entre producteurs, la banque centrale disposerait du monopole de transport de la monnaie sans toucher aux règles de la concurrence.

Ajoutons que les banques seraient aussi autorisées à négocier des emprunts auprès de la banque centrale comme auprès de tous les acteurs économiques. La fonction d’intermédiation traditionnelle serait donc garantie.

  1. - Le bilan coût /avantage du modèle proposé.

Il est un coût considérable pour la finance qui verrait une réduction draconienne de son terrain de jeu : impossibilité de transformer le bien commun qu’est la monnaie en matière première privée providentielle et porteuse de profit ; forte limitation du poids de  la gestion de la dette publique, le Trésor pouvant emprunter à la banque centrale, mais pouvant aussi recevoir de la monnaie sans dette. Au-delà, il est évident qu’une partie de la machinerie bancaire deviendrait complètement inutile.  Nous n’entrons pas ici dans le débat sur la banque universelle, mais il est clair qu’une telle transformation y mettrait fin..

Il est un avantage pour les piliers de l’économie réelle : répercussions sur la fiscalité de la baisse du coût des activités du Trésor ; possibilité de financer sans dette la « réparation » de l’environnement : aspect fondamental car il est aujourd’hui impensable de rembourser un capital (coûts de la protection du climat, de l’environnement, etc.) avec les intérêts correspondants alors qu’il n’y a pas de production supplémentaire ; probable diminution globale du coût de l’endettement avec marges de compétitivité plus importante à l’international, et donc perspectives alléchantes en termes d’IDE.

Il est aussi un avantage pour les ménages : la monnaie figurant sur les comptes bancaires cesse de n’être qu’un créance, toujours porteuse de risque et redevient la pleine propriété de ses détenteurs.

Plus globalement le projet est adaptable aux grands choix sociétaux : il est libéral au sens classique, et il peut devenir l’outil d’un réel interventionnisme…avec le risque qu’un déficit de contrôle démocratique puisse le transformer en un outil du totalitarisme. De ce point de vue, nous recommandons de suivre de près les travaux présents des banques centrales dans le projet MDBC (monnaie digitale de banque centrale).

Pour notre part nous souhaitons simplement que la monnaie renoue avec son caractère de bien commun.

 

 

 

 

 

 

 

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1 octobre 2023 7 01 /10 /octobre /2023 13:04

Des informations et faits nouvaux justifient la republication de notre texte en date du 1/10/2023).. Entre la dette et le climat il faudra effectivement choisir et être sérieux. On pourrait ajouter qu'il faudra aussi choisir sériusement entre la dette et l'UE...

En 2022 l'Institut de l'Economie pour le climat (14 CE) nous précise que les investissements climat ont franchi le cap des 100 milliards d'euros et que 2023 serait encore une année de hausse...toutefois fortement entravée par la hausse du cout du crédit et le renchérissement du cout des projets. Le même institut précise qu'il faudrait dans ce contexte, pourtant plus difficile, investir beaucoup plus au cours des prochaines années: au moins 58 milliards d'euros suppélemntaires. Or ces investissements sont appuyés sur une partie publique de moyens financiers à hauteur d'un tiers. Le déficit budgétaire pour l'année 2023 dépasse les prévisions de 2 milliards d'euros et les réductions de dépenses pour 2025 (12 milliards de prévus) devront être renforcées. La conclusion est que le fiancement de la transition est rigouresement impossible...sauf à changer complètement de modèle.

Le modèle de la dette interdit la protection du climat mais il interdit aussi tout passage à une économie de guerre pour soutenir l'Ukraine. L'Allemagne s'oppose au renouvellement de la "facilité européenne de paix" qui permettait un financement européen d'une partie des dépenses militaires ( achat de matériel neuf pour compenser les stocks partis vers l'Ukraine). La même Allemagne s'oppose à tout mécanisme de soutien collectif au profit de ce même pays. C'est dire qu'il n'y aura pas de commandes européennes groupées pourtant nécessaires pour justifier le financement des investissements dans l'industrie de l'armement. Les banques refusent tout crédit nouveau aux entreprises productrices de matériel militaire sans appui public, ce qui empêche le passage concret à une économie de guerre. Parce que l'Allemagne bloque, nous allons tenter d'utiliser les fonds de livret A, sans percevoir les effets d'éviction évidents sur le marché de l'immobilier....

Entre la dette, l'Europe et l'aide à l'Ukraine il faudra choisir. Hélas la configuration des marchés politiques ne permettra pas de choix rationnel et l'industrie financière restera encore, au moins à court terme, la gagante des décisions prises: nous continueront à parler de la dette.

Notre texte publié le 1/10/2023 rest d'actualité. Bonne lecture. 

Les débats budgétaires révèlent les énormes difficultés du pays : coûteux réarmement, coûteuses mises à niveau des infrastructures sanitaires, coûteuses mises à niveau des infrastructures énergétiques, etc.. et déjà la perspective d’un appel  à l’endettement public de plus de 285 milliards d’euros pour la prochaine année budgétaire. Une somme qu’il faut comparer avec des recettes attendues de l’ordre de 375 milliards d’euros. Observons que dans un tel contexte les dépenses au titre de l’environnement et du climat seraient de l’ordre de 7 milliards tandis que les besoins au titre d’un respect des contraintes de l’environnement se montent selon le rapport Pisani Ferry à 66 milliards…

Cet écart entre besoins et moyens ne concerne pas que la France. Sa levée repose sur un dogme, celui de disponibilités financières qui ne se conçoivent que dans le cadre de l’émission d’un actif devenant créance de celui qui en est propriétaire. Clairement, on accroit un stock de nouveaux ou anciens endettés et de nouveaux ou anciens créanciers.

La dette, outil inapproprié pour protéger un bien commun.

Cette pratique, reliant par contrat endettés et créanciers, est légitime dans le cadre de relations entre personnes privées. On ne peut en effet imaginer – en dehors de relations strictement personnelles et extra-économiques - qu’un acteur puisse financer un autre sans une reconnaissance de dette. De ce point de vue, même une action est une dette de l’entreprise vis-à-vis de son propriétaire. Simplement, elle peut être de nulle valeur en cas de mauvaises affaires et dans cette circonstance, selon le langage des professionnels, on dira que les « capitaux propres sont mangés ». 

Mais cette pratique n’est pas légitime pour la gestion de ce qu’on appelle les biens communs à reconstruire. En effet, si la température de la planète est un bien collectif à préserver, on voit mal des dépenses de simple préservation être assurées par des créanciers qui, au-delà du remboursement du titre acquis, exigent également une rémunération du capital investi. Clairement, les investissements au titre de l’environnement ne sont pas du capital créant de la valeur. Ils sont simplement du capital qui n’en détruit pas. Ils ne peuvent donc pas être financés par de la dette classique, celle qui relie investisseurs et créanciers dans le cadre de contrats classiques entre personnes privées –entreprises émettant des titres- ou entre personnes publiques et personnes privées (Etat émettant des titres publics). De ce point de vue, les 7 milliards de dépenses prévues au titre de l’environnement ne peuvent être légitimement dépensés à partir de la nouvelle dette anticipée au titre de l’année 2024

Comment mobiliser du capital sans dette ?

Il faut donc imaginer des émissions de capital sans dette, c’est-à-dire l’équivalent d’un don. La pratique de l’évergétisme relevant d’une autre époque, il faut donc imaginer non pas des dons de capital par des personnes privées mais des dons  de la part de la collectivité. Clairement, mobiliser des moyens concrets au profit de l’environnement suppose aussi une mobilisation concrète de moyens financiers qui ne soient pas de la dette. Même une obligation perpétuelle reste une dette à honorer et le temps n’est plus où cette dernière pouvait - comme naguère aux Pays-Bas - financer la protection des sols par des digues anti-inondations. Face à la question posée : la réponse qui vient à l’esprit est donc simple : la voie de l’impôt serait l’unique solution. Cette voie est pour autant largement impensable en raison de la concurrence fiscale entre Etats soumis aux contraintes de la mondialisation….même finissante.  De ce point de vue, les sociétés occidentales simplement peuplées d’individus déliés sont plus mal loties que la Grèce antique ou Rome qui -elles aussi démunies sur le plan fiscal-  bénéficiaient d’un évergétisme impensable chez nous aujourd’hui. Par exemple la générosité de Total Energie, avec son prix maximal de 1,99 euros pour le sans plomb, n’a rien à voir avec le Ptolémée III du troisième siècle av. JC. Elle se trouve même en être le contraire.

Une création monétaire non inflationniste et protégeant un bien commun

 Au-delà d’une fiscalité impraticable, la meilleure solution aujourd’hui est tout simplement la création monétaire, non pas celle des banques qui n’est qu’une dette mais celle de la banque centrale mobilisée par son Etat.

Concrètement, la Banque de France est invitée à créditer le compte du Trésor par une inscription à son passif. Afin d’éviter une centralisation dangereuse, on peut même imaginer un compte spécial de la banque de France au profit de chaque banque, compte figurant à l’actif de ces dernières et compte fléché au profit du seul environnement. Seuls les dossiers solides en matière d’environnement seraient susceptibles de financement sans dette, soit par l’Etat (compte du Trésor à la banque centrale), soit par les banques (leur compte spécial à la banque centrale). Il s’agirait par conséquent d’une subvention spéciale « climat » ou « environnement ». Bien évidemment, au terme du processus la richesse réelle n’augmente guère et se trouve en théorie simplement préservée : le bien commun climat ou environnement est protégé.  Toutefois en termes de PIB, tel qu’il est calculé aujourd’hui (somme de valeurs ajoutées), il y aurait croissance comptable : protéger le climat ou l’environnement est, bêtement, une valeur ajoutée au sens simplement comptable. Cela signifie qu’au final  l’émission monétaire sans dette ne déboucherait sur aucune inflation spécifique.

Reste le grand problème de l’acceptation d’un tel dispositif par les autorités européennes. Posons simplement la question du choix entre survie de l’humanité et dette.

 

 

 

 

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16 septembre 2023 6 16 /09 /septembre /2023 14:26

 

On sait que la Chine est le pays le plus avancé dans le projet de construction d’une monnaie digitale de banque centrale. Beaucoup d’autres pays suivent, mais sans doute avec beaucoup de réserve. Nous tentons ci-dessous d’expliquer que ce qui n’est encore qu’un chantier ne relève pas d’une simple question de technologie monétaire.

Les merveilles de la nouvelle monnaie

D’une certaine façon, le projet relève de la simple rationalité : les technologies du numérique autorisent une circulation de la valeur bien plus performante et le porte- monnaie électronique que l’on va construire, facilite les opérations des usagers, évite les difficultés des banques face à la gestion de la multiplicité des outils monétaires et surtout, évite les crises type bank-run. Il n’existe plus de problème de liquidité et la question de la réserve de la valeur ne se pose plus…si toutefois les porte-monnaie sont garantis par les banques centrales contre le risque d’inflation…

Mais une vraie question se pose, peut-être en Chine, mais beaucoup plus fondamentalement dans les pays démocratiques. Quel sera le périmètre d’activité de cette monnaie numérique de banque centrale ?

Dans les pays occidentaux, il est impensable que la nouvelle monnaie - relevant pourtant d’une efficience plus grande - devienne concurrente des dépôts bancaires classiques. Si, en effet, les divers acteurs choisissent le porte-monnaie électronique de banque centrale, le passif des banques s’évapore :  la loi de Gresham fonctionne à l’envers et la bonne monnaie chasse la mauvaise. Dans un tel scénario, une demande de crédit de la part d’un client suppose que la banque concernée dispose d’un compte suffisant à la banque centrale. Il n’est plus question de brandir la création monétaire classique et les banques centrales deviennent seules émettrices de monnaie. Les banques qui ont toujours vu les billets comme un fléau - une conversion coûteuse des comptes venant aussi limiter le périmètre de la création monétaire gratuite - voient dans les porte-monnaie électroniques un ennemi autrement redoutable. C’est que les clients qui savent que la partie compte courant de leurs avoirs n’est qu’une créance et non un avoir sécurisé, n’hésiteront pas à choisir la nouvelle monnaie banque centrale a priori aussi sécurisé que les billets.  En allant plus loin, il parait évident que si les monnaies numériques de banques centrales ne sont pas tenues en laisse par le politique, il y a disparition d’un système bancaire devenu l’équivalent des diligences lors du développement de l’automobile. C’est ce débat concernant les modalités de la laisse qui retarde le projet de monnaie numérique de la BCE.

Les temps anciens : ce que nous dit le « big bang » monétaire et ses enchaînements

Et de ce point de vue une monnaie numérique devenue monopole correspondrait à la monnaie imaginée par les premiers Etats voici plusieurs milliers d’années. Sans revenir à l’histoire de la monnaie, il faut savoir que c’est le métal précieux qui fut choisi par les dirigeants politiques de l’époque, des dirigeants qui vont imposer le paiement de l’impôt en or, qui vont monopoliser la création monétaire, en fixer le nom et l’unité de compte. Historiquement, la monnaie est un fait du pouvoir politique très vertical. A l’époque, la nature guerrière des Etats impose de veiller à la liquidité, les dettes de guerre donnant lieu à des paiements en métal. On sait aussi que beaucoup plus tard nous arriverons à une technologie monétaire autorisant, comme aujourd’hui, la création monétaire gratuite par le secteur privé c’est-à-dire les banques. En effet, - des acteurs vont devenir dépositaires de métal contre des certificats d’or, eux-mêmes ancêtres de la monnaie de papier que l’on veut faire disparaître aujourd’hui. Ces mêmes acteurs en se livrant à des opérations de crédit papier vont devenir eux-mêmes créanciers du prince et vont faire naître ce qu’on appelle encore aujourd’hui la dette publique. A partir de ce moment, le fait monétaire cesse d’être le fait d’un pouvoir vertical pour devenir horizontal. Et une horizontalité qui va consacrer la victoire de la finance sur le politique en allant progressivement et concrètement jusqu’à ce qu’on appellera beaucoup plus tard l’indépendance des banques centrales.

La nouvelle technologie va-t-elle changer le monde ?

Si l’on en revient à la monnaie digitale des banques centrales, on voit tout de suite qu’il s’agit d’une technologie de rupture et d’un possible retour à la complète verticalité. De ce point de vue, la Chine est beaucoup plus adaptée à ce nouvel ordre. Si malgré une stratégie de ruse ou de nécessité, elle s’est développée selon un ordre monétaire proche de celui de l’occident, avec banques classiques, banques universelles, régulation de type occidentale, banque centrale, etc., elle est parfaitement  capable de tout faire disparaître au profit de sa seule banque centrale en totale fusion avec l’Etat lui-même. De quoi faire naître un monde sous contrôle total et en revenir aux formes monétaires des premiers Etats en formation. Avec une différence, alors que dans les premières tyrannies la monnaie restait discrète pour les échangistes au regard du pouvoir, la monnaie numérique ne l’est pas et toutes les transactions se font sous le regard d’une banque centrale devenu bras de l’Etat

L’Occident, en raison de son histoire et de sa marche vers l’horizontalité, dispose d’un système  monétaire et financier ne pouvant subir une telle transformation. C’’est la raison pour laquelle les banquiers  exigent des producteurs de l’innovation, des mesures de protection qualitatives ou quantitatives. Par exemple un engagement de limitation du volume des porte-monnaie, limitation assurée par les prix (taux d’intérêt négatif sur les stocks de monnaie digitale) ou par les quantités (plafond de création de monnaie). 

On peut pourtant se demander si -malgré un lobbying très actif de la part du système financier- la nouvelle technologie porteuse d’efficience plus grande ne l’emportera pas, ce qui mettrait  en grande difficulté le système. Bien évidemment la nouvelle monnaie même rendue hégémonique ne tue pas la finance et les banques comme le shadow banking peuvent survivre. Ainsi les opérations de crédit peuvent se maintenir. Toutefois, nous tombons sous le « 100% monnaie » et la fin de la « monnaie dette ». Par exemple, tout crédit par un établissement financier se traduirait par un débit du compte de l’établissement au passif de la banque centrale et un crédit sur le compte du bénéficiaire, compte figurant lui aussi au passif de la banque centrale. Il n’y a plus d’augmentation du bilan et donc aucune création monétaire. De fait, il n’y a plus de banque classique ou universelle. Seuls subsistent les établissements financiers.

Cette fin de la « monnaie dette » réduirait ainsi considérablement le poids de la finance dans l’économie. Le changement de technologie monétaire n’implique pas la disparition des divers métiers, y compris les divers domaines de la spéculation  et les métiers de titres. Toutefois, elle en réduirait considérablement un volume jusqu’ici nourri par les facilités de la maîtrise de la création monétaire. Dans le même temps, la banque centrale  deviendrait le pôle central de la circulation monétaire avec probablement l’apport de la sécurité : les bank-run ne sont plus possibles et l’endettement public n’est plus cause de crises.

Comme toujours les technologies nouvelles sont porteuses de difficultés et de solutions. La monnaie numérique peut tout aussi bien aggraver les désordres du monde ou à l’inverse lui configurer de nouvelles opportunités. Et ces opportunités peuvent elles-mêmes aggraver les totalitarismes (Chine) ou à l’inverse apporter une solutions aux graves défauts d’une finance devenue incontrôlée (Occident).

 

 

 

 

 

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9 septembre 2023 6 09 /09 /septembre /2023 07:17

 

Il semble bien qu’un projet d’union monétaire pour les BRICS - projet  à des fins de dédollarisation - soit aujourd’hui plus ou moins abandonné. Certes, on voit apparaître des  échanges en monnaie nationale , en yuans entre la Chine et la Russie, voire le Brésil ou l’Argentine, en roupies entre l’Inde et la Russie, etc. Toutefois on est encore très loin d’une dédollarisation. De grandes difficultés interviennent lesquelles   supposent, pour être saisies, un examen sérieux de la question des échanges internationaux.  Procédons par étapes pour comprendre.

Supposons tout d’abord  un échange de marchandises entre 2 pays A et B, et supposons un échange en monnaies nationales inconvertibles.  Une telle hypothèse est irréaliste : si au niveau exportation on peut imaginer un paiement en monnaie nationale (par exemple la Russie accepte le paiement en roupies du pétrole qu’elle exporte vers l’Inde), nous voyons bien qu’au niveau importation l’Inde devrait  accepter le paiement en roubles. Cela signifie que, dans tout échange international, la question des devises existe. Aucun pays ne peut en faire abstraction. Et c’est bien la question de la devise ultime qui fait aujourd’hui consensus chez les uns (Occident) et débat chez beaucoup d’autres (« sud global »). 

Supposons maintenant un échange avec de nouvelles règles, les monnaies nationales  restant inconvertibles. Supposons que les acteurs des 2 pays A et B concernés par l’échange acceptent les paiements en monnaie nationale. Par exemple la Russie accepte de vendre son pétrole à l’Inde en roupies et l’inde accepte d’être payée en roubles pour les marchandises qu’elle vend à la Russie. Au terme de l’échange on ne pourra pas dire que le pays A a davantage exporté qu’importé, et qu’à ce titre il aura reçu plus de monnaie étrangère et perdu moins de monnaie nationale. On ne peut rien conclure puisque nous n’avons pas défini de taux de change entre les deux monnaies.  Symétriquement, on ne pourra pas conclure que le pays B a reçu moins de monnaie nationale et plus de monnaie étrangère. Excédent pour A, déficit pour B, sont des notions qui ne veulent rien dire tant qu’on n’aura pas défini la valeur de chacune des 2 monnaies. Les gains à l’échange n’ont de sens que si l’on définit un taux de change. Plus concrètement encore on ne pourra rien dire des échanges entre la Russie et l’Inde si on ne peut définir le rouble par rapport à la roupie ou la roupie par rapport au rouble.

Supposons maintenant que  les  2 monnaies inconvertibles se rattachent à une valeur commune, par exemple un poids d’or, on pourra alors porter un jugement sur l’échange. Au terme de ce dernier un poids d’or théorique s’est fictivement déplacé et vient matérialiser excédent et déficit. Et si une masse d’or théorique se déplace fictivement du pays B vers le pays A, on pourra dire que ce dernier est en déficit. Il n’est pas certain que l’échange puisse continuer longtemps si la masse d’or de B se déplace même fictivement. Il faut donc que le taux de change entre les monnaies puisse se matérialiser dans la réalité économique. Concrètement si roubles et roupies inconvertibles se définissent toutefois par un poids d’or théorique, une accumulation inégale de roupies par la Russie et de roubles par l’Inde va poser problème. Par exemple si, parce que la Russie grande vendeuse de pétrole à l’Inde n’achète rien à ce dernier, elle accumule de grandes quantités de roupies et l’Inde n’accumule aucun rouble, la  situation devient  intenable. Parce que la Russie ne peut rien faire de roupies inconvertibles elle n’a aucune raison de continuer de livrer du pétrole à l’Inde sans réel paiement : les roupies n’ont aucune valeur.

Historiquement, la question des convertibilités fut résolue par des mouvement réels d’or : les monnaies se définissent par rapport à un poids de métal et sont convertibles sans limite en métal précieux. C’est ce qu’on appelait avant 1914 le régime de l’étalon-or. Concrètement, en revenant à l’échange entre Russie et Inde, la Russie ne va pas accepter longtemps les roupies et va exiger de l’inde un paiement en or. Ce qui va déstabiliser sa situation et l’inviter à équilibrer ses échanges avec la Russie.

Si l’on fait maintenant un saut dans l’histoire, on sait que l’or fut remplacé par le dollar. Ce qui pose à nouveau la question dans notre exemple de la relation entre la Russie et l’Inde. On ne veut plus échanger  en dollars …mais ce dernier, mis à la porte, rentre par la fenêtre. Que peut faire la Russie de ses roupies si elle ne peut les transformer en dollars ? Le problème se pose de puis l’hiver dernier : La Russie ne peut accepter indéfiniment des roupies….surtout si pour d’autres raisons, dont la guerre, elle ne peut plus exporter comme par le passé des armes à l’Inde. Ces réalités monétaires sont s’une importance géopolitique fondamentale et dans l’exemple que nous venons d’évoquer, tout se passe comme si l’inde, dépourvue de pétrole, se trouvait d’un seul coup, comme par magie, pourvue de gisements de pétrole et que la Russie en serait dépourvue.

Et le problème, dans notre exemple, est d’autant plus ardu qu’en dehors du couple Russie/Inde il existe toujours un marché des changes avec des taux de change roubles contre dollars et roupies contre dollars. On ne peut expulser le dollar que si l’on met en place une nouvelle façon d’exprimer les valeurs relatives du rouble et de la roupie. Cette nouvelle façon suppose la création d’une unité de compte commune qui permettrait de comparer les 2 monnaies et d’assurer leur convertibilité en unités de compte. Mais ce serait encore insuffisant puisqu’en déséquilibre des échanges on ne voit pas pourquoi Inde ou Russie accepterait d’accumuler des unités de compte, surtout si ces derniers sont eux-mêmes inconvertibles en dollars….

Une façon de solutionner la question serait d’élargir le périmètre des échanges en intégrant d’autres pays dans le jeu. C’est bien ce que l’on imagine au niveau des BRICS. Cela suppose de nouvelles institutions et un multilatéralisme au niveau d’un groupe de pays. Tout d’abord si l’on veut échapper au dollar, il faut définir l’unité de compte sur la base de critères tels le poids de chaque participant en termes de PIB. Chaque pays contribuerait à la valeur commune à partir de son poids dans le club, et un taux de change. A supposer que cette valeur soit définie, il faut ensuite construire une chambre de compensation, les déséquilibres bilatéraux étant censés se transformer en équilibre de zone monétaire. Dans cette configuration le dollar serait marginalisé mais continuerait de rôder dangereusement.

C’est que la définition de l’unité de compte est autrement difficile aujourd’hui qu’elle ne l’était au temps de l’Union Européenne des paiements (1950-1958). A l’époque les monnaies européennes étaient inconvertibles et se définissaient par un poids d’or. Le dollar absent des pays ravagés par la guerre (la balance américaine est considérablement excédentaire et les dollars sont animés par une force centripète) est remplacé par un dollar théorique : chaque monnaie se définit par un poids d’or exprimé sur la base de la convertibilité officielle du dollar en or (une once valant 35 dollars). Ici l’unité de compte avait du sens et les déséquilibres constatés sur la base des taux de change donnaient lieu à un paiement en métal, faute de dollars circulant en Europe. Chacun était tenu, mensuellement, de régler ses dettes, ce que l’on ne voit pas encore chez les BRICS avec des échanges donnant leu à de simples paiements théoriques, eux-mêmes encouragés par la volonté de dédollariser.

 

L’unité de compte de l’Union Européenne des Paiements en 1950 puis l’ECU dans les années 80 furent construits dans la perspective d’un dépassement des Etats Nations. Il y avait  concordance entre la perspective d’une fin de la souveraineté monétaire et la fin de la souveraineté tout court. Une unité de compte BRICS le serait dans un sens très contrarié : on ne peut s’affirmer souverain, ce qui est quotidiennement et géopolitiquement revendiqué, et simultanément réduire sa souveraineté monétaire. Or c’est précisément ce qui se passerait en cas de perspective d’une union monétaire propre aux BRICS.

Dans le cas de l’Histoire monétaire depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le dollar s’est construit sur la base du renoncement des autres pays à leur pleine souveraineté : les monnaies européennes ne sont plus convertibles en or et ne sont convertibles que dans une monnaie particulière, celle qui restera convertible en métal. La puissance du dollar repose donc sur le fait qu’il expulse l’or comme monnaie de réserve pour y  prendre sa place. Et lorsque les dollars seront animés d’une force centrifuge en raison des déficits américains (à  partir de la fin des années 50) ils deviendront l’unité de compte ultime. La suite de l’histoire est simple à comprendre : en 1971, le dollar étant devenu hégémonique il n’y aura plus qu’à expulser le cadavre, celui de l’or enfin démonétisé. Pour cela le président Nixon n’aura plus qu’à déclare le dollar inconvertible : il est lui-même devenu l’or de jadis.

La réalité des BRICS est fort différente. L’unité de compte  de l’UEP, puis l’Ecu, puis l’euro, a  pu se construire sur la base d’une soumission au dollar et à l’ordre mondial qui lui correspondait. Un ordre qui confirmait la puissance américaine et la fin des Etat-Nations pour les autres pays. L’unité monétaire des BRICS peut-elle à l’inverse se construire indépendamment du dollar ? Le contexte est d’autant plus difficile que l’unité de compte à construire ne serait que le paravent du yuan, et une unité de compte qui serait toujours exposée à sa convertibilité face au dollar.

Dans un monde où unanimement les monnaies sont considérées comme des marchandises relevant d’une cotation come n’importe quelle matière première, le taux de change restera une épée de Damoclès. L’éventuelle monnaie commune des BRICS serait ainsi amenée à construire une armée de produits financiers permettant le maintien du cours et le maintien des cours des monnaies des pays adhérents. Et dans un tel contexte les produits de couverture des taux seraient d’autant économiquement supportables que les marchés seraient profonds et donc parfaitement liquides. A ce niveau quelle monnaie peut avoir la profondeur de marché dont le  dollar profite ? Comme sur les produits de haute technologie Les barrières à l’entrée sont considérables et on voit mal comment les BRICS pourraient se risquer à s’alourdir  de difficultés économiques supplémentaires. Déjà la banque de développement de BRICS ( New Development Bank, NDB) n’arrive pas à se passer des financements en dollars pour ses opérations au profit des pays adhérents.  Au-delà des difficultés géopolitiques comme l’opposition radicale entre Chine et Inde, ou le quasi abandon des « petites monnaies » (Rand, Real, etc.) face au Yuan, la simple rationalité s’opposera à tout projet de monnaie commune.

 

 

 

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16 août 2023 3 16 /08 /août /2023 12:40

« Il n’est pas contraire à la raison que je préfère la destruction de l’humanité à une égratignure de mon doigt ». Cette phrase que l’on doit à David Hume - grand inspirateur d’un Adam Smith s’apprêtant à écrire sa « Théorie des sentiments moraux » -  est probablement d’une cruelle actualité. C’est aussi dire que la guerre en Ukraine, s’ajoutant elle-même à une crise environnementale globale, va probablement redessiner le visage du monde. Du même coup, elle devrait inspirer toute démarche s’intéressant à l’avenir de la France.

Jusqu’ici le monde semblait devenir plus plat et l’utilisation méthodique du paradigme de l’économie était censée permettre la fin des conflits. La solidarité mondiale des chaînes de la valeur elles-mêmes mondialisées devait constituer la trame de la paix perpétuelle chère à Emmanuel Kant.

On sait maintenant que ce paradigme, utilisé sans nuances – pensons à l’Allemagne- était erroné car incapable de prendre en considération la complexité d’un monde décrypté par un Edgar Morin. La théorie du libre-échange et de ses avantages déjà amorcée par David Ricardo s’est pleinement épanouie avec la mondialisation construite à partir de traités relevant tous de cette théorie. Rien ne devait contrarier son application et même les Etats étaient censés se retirer des éventuels litiges commerciaux : le régalien devait se taire face à la liberté contractuelle. On sait maintenant, et on saura probablement davantage demain, que les futurs traités devront laisser une place prioritaire au régalien et à la puissance : protection technologique et souci stratégique comme principes prioritaires. Moins d’extraversion constatée et plus d’auto-centrage décidé, et pas simplement avec des nudges. Le paradigme économique ne pourra s’épanouir que dans l’étau  d’un grand retour des Etats. A ce titre, son axiomatique devra évoluer. Les rugosités géopolitiques sont  appelées à l’emporter sur les platitudes d’un paradigme qui voyait dans les Etats un fossile à faire disparaître. L’économie redeviendra Economie Politique.

Les questions environnementales et leur approche vont dans le même sens. Pendant des décennies, il fut considéré que le paradigme économique n’avait pas à intégrer la question des liens entre la vie des humains et celles des autres habitants de la planète. Le seul lien qui semblait plus ou moins exister se trouvait dans la théorie de la rente… une rente que l’ouverture des marchés devait effacer. Discours devenu littéralement hors sol, il est aujourd’hui rattrapé par la question du climat, ou celui de la biodiversité. Bien sûr, on tente de maintenir le paradigme intact en s’appuyant largement sur le « technosolutionnisme », mais on sait aussi que les sciences de la vie, beaucoup plus au centre de la complexité et du holisme qui lui correspond, sont très critiques sur ce type de solution. Pensons par exemple à la question de l’éradication des nuisibles dont on craint les retombées par méconnaissance des interrelations entre toutes les espèces végétales et/ou animales. On sait également que nombre de tentatives techniques se sont déjà heurtées à une complexité inattendue (ensemencement des nuages pour augmenter la pluviométrie, dépollution des navires qui contribue à augmenter la température des océans, etc.)  Le paradigme économique ne peut vivre en dehors de liens avec le monde.

Si l’on se borne à la question des Etats et à ce qu’ils doivent faire aujourd’hui, on reste impressionné par la gestion du passé. Naguère les entrepreneurs politiques, notamment occidentaux et notamment démocrates, ont affaissé la puissance publique en favorisant l’économie et le social. Un monde moins hiérarchisé et plus plat devenait un produit politique favorable à la conquête ou la reconduction au pouvoir. Moins d’autorité et plus de contrats voire d’émancipation relevait aussi d’un changement anthropologique et donc d’un changement de marché politique. Au delà des rapports coopération/confrontation/soumission entre entrepreneurs politiques et économiques, mais aussi avec les autres acteurs concernés ,  l’Intérêt politique passe par la satisfaction des intérêts économiques globaux ou sociétaux. Cette combinaison porteuse d’affaissement du politique pourra aller très loin avec la fin d’une guerre froide autorisant une « distribution des dividendes de la paix ». Même les USA, malgré l’énormité des industries de la défense, malgré la quête du maintien de la puissance, seront plus ou moins tentés par cette configuration. Pensons par exemple au passage d’un Georges Bush à un Barak Obama.  

D’autres Etats ont connu un devenir différent. C’est que la mondialisation peut aussi devenir le tremplin d’une restauration de la puissance. On ne se sert pas ici de l’économie pour seulement rester au pouvoir et accepter un monde plat, par essence instable et supposé contaminé par des principes démocratiques.  Des principes étrangers aux entrepreneurs politiques locaux. Au contraire, on se sert de l’économie pour assurer ou restaurer la puissance réelle ou mythique d’un passé que l’on imagine glorieux. Pensons au grand retour des empires que l’on croyait disparus. Grand retour qui s’accommode, voire s’appuie sur un individualisme de repliement tel que celui constaté dans la Russie actuelle.  C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la guerre en Ukraine. Une guerre qui fera l’étonnement de la regrettée Hélène Carrère d’Encausse et qui va rétablir la cruelle vérité de la phrase de David Hume : oui les entrepreneurs politiques russes n’ont pas d’autre choix que de penser à leurs doigts. Oui les Etats restent ce qu’ils ont toujours été : une réalité qu’en termes modernes on peut appeler mafieuse. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les grands changements géopolitiques.

C’est aussi dans ce contexte qu’il faut repenser l’avenir de la France.

De ce point de vue la France dispose - si l’on ose dire - d’un avantage comparatif. Elle paraissait déclassée et en retard dans le grand aplatissement du monde. D’où ces incessantes et toujours insuffisantes réformes structurelles proposées par ses entrepreneurs politiques cachés derrière le grand marché à construire. Un monde devenu géopolitiquement beaucoup plus rugueux devrait mieux correspondre à son histoire, à ses institutions et à sa réalité anthropologique.

Le risque est pourtant celui d’une tentative absurde de retour au passé tel qu’il était. Il est difficile d’imaginer un rétablissement brutal du franc, la mise à l’index des dévaluations internes par des décrochages monétaires fréquents, une planification à l’ancienne, une internationalisation à l’ancienne, l’agrarisme comme projet environnemental, l’affaissement des nouvelles valeurs qui ont fait disparaître  le citoyen de jadis, l’effacement d’un projet européen, la fin du multiculturalisme, etc. Il s’agit au contraire de s’armer pour mieux répondre aux nouveaux défis en s’appuyant sur un invariant c’est – à-dire une culture historique accordant une place centrale à ce que Philippe d’Iribarne appelle encore la « passion de l’égalité ». Et une passion qui se renouvelle avec les valeurs émergentes, celles décrites par Cynthia Fleury (égale valeur des formes de vies humaines) ou celles de l’individualisation ( à ne pas confondre avec l’individualisme) analysée par Pierre Bréchon.

De ce point de vue, reconstruire pour affronter les questions centrales de l’environnement et du nouveau monde géopolitique suppose qu’il soit mis fin à une guerre civile larvée, elle-même issue de la fragmentation de ce qui était l’énorme bloc des classes moyennes de jadis. Les lourdes décisions concernant les questions environnementales et géopolitiques doivent tenir compte de leur capacité à réduire la guerre civile larvée. Pour reprendre les mots de David Hume Il faut choisir l’égratignure du doigt – choisir le bien plutôt que l’intérêt aveugle -  mais en  prenant soin à la gestion de ladite égratignure.

Cela signifie que tous les projets concernant l’environnement ou la gestion des rugosités géopolitiques doivent prendre en considération leur portée en termes de fin des faux emplois, de fin des bullshits jobs,  de fin de la précarité salariale, de rétablissement d’emplois porteurs de réelle valeur ajoutée, mais aussi de contestation des rémunérations stratosphériques avec les comportements qui leurs correspondent en termes environnementaux voire simplement moraux. Adam Smith et David Hume ne doivent pas rester éloignés des futurs décideurs.  Il n’y a toutefois pas de miracle et le retour d’emplois plus productifs ne signifiera pas le rétablissement rapide des gains de productivité, le paradigme économique traditionnel devenant muselé dans le nouveau cadre. A titre de simple exemple n’oublions pas que la fin des énergies fossiles est aussi la fin relative d’une efficience confortable, et l’avion à hydrogène sera nettement moins performant que celui consommant du kérozène.

Faire face aux questions environnementales et géopolitiques nouvelles suppose des investissements colossaux en face desquels n’existe guère d’épargne suffisante. Pensons par exemple à  l’isolation du parc immobilier ou la mise à niveau qualitatif et quantitatif des équipements militaires. Pensons aussi à la novelle architecture productive à mettre en place : relocalisations, retissage des chaines de la valeur, infrastructures énergétiques nouvelles, reconfigurations logistiques, etc. Faire face à ces coûts macro et microéconomiques colossaux suppose de rassembler des moyens hors de portée pour un pays déjà victime de légendaires déficits jumeaux.   Le recours à un endettement classique considérablement multiplié n’est lui-même guère imaginable en raison de la taille des dettes et de taux d’intérêts rapidement croissants. Il faut donc mobiliser une masse colossale de capital sans dette. Cela passe évidemment par une évolution de l’architecture monétaire et financière.

En tout premier lieu cela suppose, sans le dire si possible, de mettre fin à l’indépendance de la banque centrale et de l’autoriser à émettre sans dette de la monnaie avec la   contrainte de   son utilisation aux fins nouvelles (environnement et contraintes géopolitiques) décidées par l’Etat et imposées aux entreprises.

Il est extrêmement difficile d’aller plus loin, mais il faut en même temps constater qu’il n’est d’autre solution que celle d’un remaniement considérable des règles du jeu de la finance dans le cadre d’une construction européenne jusqu’ici elle-même articulée autour de ces règles. Si on considère à priori qu’il faut savoir « égratigner le doigt » pour éviter la « destruction de l’humanité » toute réflexion sérieuse concernant l’avenir de la France doit répondre à toute une série de questions.

Sachant que les autres pays de la zone européenne sont plus ou moins dans une situation comparable et que déjà le personnel politico-administratif européen s’est fait plus souple dans de multiples domaines, dans quelles conditions est-il possible d’accepter de transformer les QE classiques en émissions monétaires sans dette ?

Dans quelle mesure et à quelles conditions cette émission aux fins des nouveaux défis qui se posent, peut-elle améliorer une solidarité européenne en termes de convergences multiples ? Par exemple en termes de meilleure articulation de chaines de la valeur aboutissant à un développement plus autocentré sur la communauté des Etats européens ?

Dans quelle mesure et à quelles conditions  serait-il possible de lier les émissions monétaires sans dette à des objectifs de convergence économisant une crise de l’euro et donc rendant plus réaliste qu’aujourd’hui le taux de change de 1 contre 1 ?

Si la précédente réflexion débouchait sur une impossibilité, dans quelle mesure un remplacement de l’euro par une monnaie commune avec rétablissement de taux de change nationaux serait-il une solution crédible ?

Ces questions sont évidemment multiples et s’enracinent dans la densité opaque des systèmes financiers (banques et shadow banking). Quelles mesures générales faudrait-il prévoir pour éradiquer les risques d’incendie ? (identification des risques et choix des solutions) L’interdit juridique de la spéculation comme paris sur de simples fluctuations de prix est-il pensable ? Quels contrôles sur la créativité financière en termes de produits et en termes de pratiques ? Est-il pensable d’élargir le champ de la responsabilité pénale pour les acteurs financiers ? Quel contenu juridique à la mise sous tutelle européenne des systèmes financiers ? Quelles conséquences géopolitiques de décisions monétaires et financières blessantes pour le cœur de la mondialisation finissante ?

Si les coordonnées fixées par ce présent papier sont exactes et si effectivement il vaut mieux « égratigner le doigt » plutôt que de « détruire l’humanité» nous attendons la constitution d’un groupe de travail consacré au sujet. A lui de fixer l’architecture d’un système monétaire et financier crédible pour affronter les nouveaux défis .

Un autre groupe de travail pourrait se servir des conclusions et recommandations du premier pour répondre à la question de l’architecture productive à mettre en place. La ligne de mire étant le rétablissement de  l’immense classe moyenne susceptible d’éloigner la guerre civile larvée qui taraude le pays. Les questions tournent autour de quelques grands sujets. Quelle place accorder aux infrastructures et quels choix ? Comment faire évoluer ou éradiquer les faux marchés de l’énergie imaginés sous la férule du paradigme de l’économie ? (Pensons à la stupéfiante loi NOME de 2010). Comment  progressivement faire disparaitre la multitude des faux emplois improductifs chargés jusqu’ici de la gestion bureaucratique des faux marchés ? (pensons à la Commission de Regulation de l’Energie et à ses satellites, pensons aux centaines d’autres Autorités Administratives Indépendantes). Quels choix technologiques ?  Plus généralement comment requalifier les victimes de ce qui est devenu le néo-taylorisme de tous y compris des cadres? Peut-on imaginer  la construction d’écosystèmes élargis à l’instar de ce qui existe encore au niveau des industries de la défense ? Comment reconstruire une agriculture sécurisée et comment la pourvoir en personnels suffisants ? Comment imaginer le contenu des nouveaux traités commerciaux ? Etc.

En résumé les 2 groupes de travail seraient chargés de proposer un programme de solutions construit en dehors de toute préoccupation en termes de marchés politiques. Il ne s’agit pas de répondre à des appels d’offre d’études de marchés pour tel ou tel entrepreneur politique, mais au contraire de simplement répondre à la question de la gestion de « l’égratignure du doigt » qu’il faut s’imposer pour éviter la « destruction de l’humanité ».

                                                      Jean- Claude Werrebrouck le 16 Août 2023.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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4 août 2023 5 04 /08 /août /2023 15:21

Très vite au cours de la prochaine rentrée nous serons  engagés dans des débats juridico institutionnels autour du couple police/justice : privilèges ou non de droits au-delà des moyens légitimes dévolus à la force publique, dérogation au regard de l’article 37 du code de procédure pénale, principe d’égalité des citoyens devant la loi, réforme législative « limite » introduisant un glissement sémantique depuis les notions  d’infractions et de délits vers celles d’erreurs et de fautes graves, etc. Comme toujours on prendra soin de ne rechercher la clé que sous le lampadaire. Entre temps on aura oublié que ces débats ont émergé de façon croissante avec ce que certains ont appelé l’ensauvagement de la société. Et un ensauvagement qui concerne davantage la France que beaucoup d’autres pays. 

Comme souvent rappelé dans le présent blog, Un Etat se caractérise par le type d’appropriation - par des agents spécialisés- de tout ou partie du « commun » d’un groupe humain. Curieusement, certains Etats africains semblent devenir aujourd'hui les exemples  immédiatement visibles et parfaits de ce type de modèle. Même en démocratie il y a détention de ce commun par des agents qui ici ont le privilège d’être choisis par des citoyens électeurs. Globalement, ce commun généré et accumulé sur des dizaines de milliers d’années est fait de croyances et règles sociétales souvent non écrites et surtout d’une armature juridique complète. Tout ce que de manière plus savante Hayek appelait «règles de justes conduites».

Ce qu’on appelle marché politique est la possibilité de geler ou transformer ces règles par les gagnants des élections. Les gagnants proposent généralement des réformes qui correspondent à autant de modifications de l’architecture juridique globale. Le tout emballé dans des programmes qui se veulent enchanteurs et surtout n’oubliant jamais ce qu’on appelle un « intérêt général ».

Ces modifications entrainent celles du bien- être de telle ou telle catégorie de citoyens. Par exemple, un blocage des loyers est un avantage pour les occupants et un désavantage pour les propriétaires ; une hausse du taux de l’intérêt un avantage pour les épargnants et un désavantage pour tel ou tel autre groupe social etc... Sachant que toute mesure entraîne des effets pervers, par exemple un ralentissement de la construction de logements en cas de blocage des loyers, il est très difficile de parler d’intérêt général. En même temps, les entrepreneurs politiques n’ont d’autre choix que de se servir abondamment de cette expression, le plus souvent de façon quasi sacrale, pour vendre leurs produits sur le marché politique. Observons aussi un activisme croissant des entrepreneurs politiques lesquels sont engagés dans des orgies réglementaires avec par exemple en France un journal officiel devenu largement illisible tant il devient volumineux. Observons enfin que cet activisme croissant ne concerne pas que le régalien ou les droits économiques et questions sociales qui lui correspondent. Il touche de plus en plus massivement les questions sociétales et plus généralement culturelles. Des droits libertés nouveaux sont ainsi venus s’ajouter aux droits créances plus traditionnels.

Observons le grand effet miroir entre entrepreneurs politiques et entrepreneurs économiques : activisme croissant pour élargir sans cesse marché économique et marché politique ; ouverture sans limite avec marchandisation généralisée de tous les actes de la vie et ses conséquences anthropologiques ; étendard de l’intérêt, macro politique d’un côté, micro économique de l’autre, etc.

Les entrepreneurs politiques à cheval sur l’armature générale de la société doivent bien évidemment faire respecter l’ordre  humain en principe généré par ladite armature, d’où le célèbre « monopole de la violence légitime » sur lequel ils doivent impérativement s’appuyer. C’est qu’au-delà des idéologies qui évoquent l’intérêt général ou le consensus social, l’ordre juridique ne tient fort banalement que par la force. Sans l’outil monopole de la violence, le monde ne peut que se défaire, aussi bien politiquement qu’économiquement.

Plus le fonctionnement logique des marchés politiques élargit l’offre globale de droits et leur consécration matérielle et plus l’exercice du maintien de l’ordre par la violence légitime devient difficile. Des espaces infinis de liberté appuyés par des technologies où virtuel et réel se confondent, permettent  de déconstruire la société, voire d’envisager sa reconstruction violente.  Comment faire si au nom d’un passé difficile (colonisation) on peut même proposer l’exclusion de ceux qui ont cultivé la liberté? Comment faire si au nom de libertés devenues infinies, l’espace du commun s’évapore ou se fragmente ? Comment faire si des entrepreneurs d’un type nouveau appelés « entrepreneurs de violence » émergent et récupèrent les idéologies d'un néo souverainisme voyant dans la démocratie un piège et dans le charisme individuel des hommes forts une solution? Comment faire si les institutions chargées historiquement de produire du sens et du collectif disparaissent ? Comment faire si une solidarité à prétention universelle se mue en simple solidarité préférentielle, laquelle, parce que sélective, est naturellement non inclusive et autorise l’émergence de bandes rivales (indigénisme, racialisme, wokisme). Comment faire si cette atrophie est elle-même renforcée par des faiblesses culturelles tant quantitatives que qualitatives (crétinisation de masse induite par les réseaux sociaux, analphabétisme militant) ? Comment se situer si je ne maitrise plus la culture du monde d’où je viens, ni - a fortiori- celle en voie de disparition du monde censé m’accueillir ? Comment marier l’ouverture sans limite d’un marché du capital et restreindre celle  d’un marché du travail (problème en particulier du Danemark ou de la Pologne) ? Comment mettre en harmonie des dilatations religieuses dont certaines sont traditionnelles et d'autres glorifient sans limite le culte de l'individu et celle d'une possible réussite ostentatoire et dilapidatrice? Nous pourrions multiplier à l’infini ce type de questions.

Globalement, l’outil monopole de la violence était adapté dans un monde où la notion de société avait encore du sens. Il s’agissait d’inviter avec force chacun à se conforter à l’intérieur de l’éventail des comportements possibles, lequel faisait l’objet d’une négociation politique à l’intérieur de la communauté. Tout ayant disparu, la violence légitime cesse de l’être et se trouve amenée à laisser la place à des émeutiers. D’où l’immense malaise des responsables en charge de l’instrument violence légitime.

La suite logique des évènements risque de devenir très difficile pour les entrepreneurs politiques au pouvoir : ils ne tiennent que sous la protection de ceux chargés d’exercer la violence légitime. Si la protection disparait, ils s’engloutissent dans le chaos généralisé. On peut anticiper que les débats de la rentrée tourneront beaucoup autour de l’édifice violence légitime. La véritable question étant comment échapper au chaos dans un monde où la violence légitime est délégitimée ?

 

 

 

 

 

 

 

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17 juillet 2023 1 17 /07 /juillet /2023 12:56

Il est inutile ici de reprendre les innombrables points de vue concernant les causes des émeutes et les solutions qu’il convient d’y apporter. Intéressons-nous plutôt aux réactions et propositions des acteurs de la sphère politico-administrative. Les « entrepreneurs politiques » (des agents élus, généralement à partir « d’entreprises politiques » appelées partis) se doivent de considérer les moyens du retour au consensus social comme des « produits » susceptibles d’être « achetés » sur les « marchés politiques » aux fins de garder ou de prendre le pouvoir. Dans le cas considéré du traitement des émeutes, il semble que la matière première de nombre des actions proposées aux électeurs repose sur l’idée « d’émancipation » dans les zones réputées difficiles. Terme à connotation bien évidemment positive convenant bien au marketing politique mais qu’il s’agit de creuser et de préciser dans l’offre globale des entreprises politiques et de leurs entrepreneurs.

 1 - Les entrepreneurs politiques de gauche parlent d’émancipation à partir de l’idée de justice, donc une émancipation comprenant des outils économiques et sociaux (infrastructures scolaires et sanitaires, accompagnement social, emplois aidés, contrôle des loyers, boucliers tarifaires, subventions, allocations diverses, bourses, etc.). Majoritairement ces mêmes entrepreneurs restent modestes dans cette offre de produits politiques en raison des limites d’un Etat-providence déjà très surdimensionné. De plus en plus à l’étroit dans ce type de produit à vendre sur les marchés politiques, ils se rattrapent depuis longtemps sur des produits de type sociétaux a priori moins couteux et aisément vendables : allègement des procédures de divorce, mesures d’égalisation des rapports entre sexes,  introduction de la « cancel culture » et mesures censées mettre fin à la société patriarcale, contestation de la notion de frontière et bienveillance concernant l’immigration au nom de droits de l’homme, etc. De quoi faciliter l’émergence d’un individu complètement désenchainé et complètement souverain de lui-même. Il s’agit donc de placer l’offre politique sous le signe de la libération. La tendance globale de l’offre de ce type d’entrepreneurs politiques est donc moins de produits de nature économico-sociale  et davantage de produits de type sociétaux.

2 - Les entrepreneurs politiques de droite sont globalement en accord avec les entrepreneurs politiques de gauche concernant toute l’offre classée et rangée dans la catégorie « Etat-providence ». C’est la raison essentielle pour laquelle il est devenu difficile pour les citoyens de distinguer la droite de la gauche. Cette convergence marque aussi la fin de ce qu’on appelait les révoltes dans notre précédent article[1] : il n’y a plus grand-chose à revendiquer dans un monde où les gains de productivité ont disparu. Les révoltes et revendications de jadis laissent la place à l’adaptation aux marchés économiques mondialisés et l’émancipation ne trouve  plus sa place dans les mesures sociales passant par l’économie. Si donc gauche et droite se confondent sur ces questions, les entrepreneurs politiques de droite sont beaucoup plus réticents sur les produits sociétaux, leur marché traditionnel étant celui d’électeurs qui baignent encore dans les idéologies traditionnelles concernant l’organisation familiale, voire les valeurs religieuses, le territoire, ou la notion de nation elle-même équipée de frontières. Ici l’émancipation ne saurait passer par des mesures sociétales. Toutefois, il s’agit de nuancer et comprendre que ces entrepreneurs politiques ont de plus en plus tendance à se scinder en  groupes très distincts.

Il y a ceux qui considèrent qu’il n’est plus possible de lancer sur le marché des produits autres que la simple adaptation à la mondialisation (libéralisation du marché du travail, promotion de simples accords d’entreprise, droit du travail adapté aux contraintes mondialistes, produits de mobilité du travail, mesures en faveur de l’apprentissage, ouverture large des frontières, etc.). En même temps, ces  entrepreneurs politiques sont très proches de la gauche voire davantage concernant les produits sociétaux. Cette tendance est appelée « progressisme ». En termes d’émancipation le résultat est d’abord d’ordre sociétal. En termes de marché l’offre correspondante est large. Globalement, il s’agit du courant au pouvoir dans la France d’aujourd’hui.

Il y a ensuite ceux qui très en accord avec le premier groupe sur les produits d’adaptation, sont opposés aux réformes sociétales, et bien évidemment en totale opposition avec tout ce qui peut concerner la libre immigration et plus encore l’idée de cancel culture ou de contestation de la société patriarcale. En termes d’émancipation l’offre est peu lisibleEn termes de marché l’offre correspondante est étroite et cela donne des résultats électoraux décevants. Il est très difficile d’être à cheval entre la mondialisation et ses contraintes d’adaptation et le refus de laisser totalement ouvertes les frontières au profit de l’immigration. Parce que le sociétal est aussi un marché déjà émergé dans l’ordre économique, la dérèglementation et la liberté radicale sur les marchés économiques ne peuvent  être accompagnées de restrictions dans l’ordre sociétal. La souveraineté de l’individu est indivisible et ne saurait s’accompagner de zones de dépendances sociétales.  L’offre politique étant peu claire ces entrepreneurs se trouvent dans la position d’un constructeur automobile proposant une carcasse de 2 cv équipée d’un moteur de voiture de course. Problème de cohérence d’offre.

3 - Il y a enfin ceux qui considèrent globalement que les produits/mesures économiques d’adaptation à la mondialisation doivent être retirés des marchés politiques. De la même façon, doivent être retirés du marché tous les produits sociétaux, tous les produits d’émancipation qui aggravent la relation entre nationaux et immigrés. D’abord par la quantité : l’immigration doit cesser d’aller dans le sens de l’ordre mondialiste et son flux devenir très encadré. Ensuite par la qualité : il ne faut pas dynamiser la naissance de l’individu complètement souverain qui devient ennemi/ami des populations immigrées. Ennemi, car la société d’accueil se trouve de plus en plus éloignée des valeurs des immigrés, un monde qui devient l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire (insupportable laïcité, insupportable abandon de l’ordre familial, insupportable cancel culture comme anéantissement des vieilles solidarités, etc.). Ami, car au nom de la liberté généralisée et de la souveraineté de tous, les agents qui vivent dans un tout autre système peuvent mettre en avant ledit système comme libre choix. Prenons un exemple : le port du voile n’est pas le signe d’une aliénation mais celui d’une liberté bruyamment revendiquée, de quoi brouiller tous les repères et introduire davantage de méfiance. Curieusement, la consolidation des règles traditionnelles peut, par simple opportunisme, ne pas entrer en contradiction avec certaines pratiques du monde libertarien.

Cette dernière offre politique, souvent appelée « extrême droite », n’accorde que peu de place à l’idée d’émancipation, se trouve très cohérente, mais représente un virage considérable par rapport aux choix des 40 dernières années. Le marché est potentiellement très large mais il y a franchissement du Rubicon et les entrepreneurs politiques correspondants n’évoquent que rarement l’idée d’émancipation. Cohérence de projet reposant sur ce que nous avons appelé le retour à « l’âge institutionnel des Etats"[2].

Globalement, l’éventail de l’offre politique va ainsi de la « créolisation » (multiplication libre de « grumeaux » baignant dans un monde liquide) à l’assimilation autoritaire. En termes d’efficience, une telle réalité dans l’offre politique globale laisse perplexe. La gauche devenue bloquée dans ses projets d’émancipation par l’économique et le social, ne peut - par sa volonté de poursuivre l’émancipation par le sociétal - que brutaliser les valeurs traditionnelles du monde des immigrés. Sa difficile démonétisation ne peut que se poursuivre. Les progressistes sont très exactement dans le même registre. Reste, d’une part, la droite marginalisée par son incohérence et, d’autre part,  ce qu’on appelle l’extrême droite dont la cohérence la laisse encore sur un marché de niche, et ce même si cette dernière connait une forte croissance. La victoire simplement électorale de cette dernière entreprise politique suppose un renversement majeur dans les croyances et certitudes forgées depuis près d’un demi-siècle. Sa gestion du pouvoir est elle-même potentiellement difficile en raison de l’énormité des coûts d’opportunité des principes d’une cohérence rejetant largement l’idée d’émancipation. Ces coûts d’opportunités sont aussi largement expliqués par l’extraordinaire densité sociale évoquée dans notre précèdent article[3]. Retrouver - en s’éloignant du mondialisme -  des marges de manœuvres au niveau économique et social n’a rien d’évident, les coûts de la démondialisation n’étant pas évaluables à partir des modèles classiques et les gains par réindustrialisation dans un contexte de lutte pour le climat étant inconnus. Dans le même temps réviser le sociétal sur la base d’un projet réel d’assimilation se heurte au monde des immigrés et à celui des tenants de l’individu radicalement souverain et croyant encore à de nouveaux espaces de liberté.

En conclusion, L’étendard de l’émancipation est certes creux mais son abandon parait difficile. L’offre politique globale telle que présentée ci-dessus ne permet pas d’apporter de réelles solutions. Les émeutes à venir trouveront leur carburant dans l’ankylose des marchés politiques. Découvrir une articulation cohérente entre l’économique (lui-même articulé à un ordre géopolitique et climatique à explorer) et le sociétal, reste le défi de notre temps.

 


[1] http://www.lacrisedesannees2010.com/2023/07/france-le-bel-avenir-des-emeutes.html

[2] http://www.crisedesannees2010.com/2023/06/l-archaisme-de-l-etat-russe-modele-d-avenir.html. Voir également : http://www.lacrisedesannees2010.com/2023/06/la-dynamique-suicidaire-de-l-etat-russe.html

[3] http://www.lacrisedesannees2010.com/2023/07/france-le-bel-avenir-des-emeutes.html

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12 juillet 2023 3 12 /07 /juillet /2023 06:47

Les évènements français de ces dernières semaines sont apparus énigmatiques, en particulier dans les pays étrangers. Si ces émeutes ne sont que des revendications de nature diverses : économiques, sociales, politiques, sociétales, etc. – comment se fait-il qu’elles soient spécifiques d’un pays qui disposent d’abord d’un Etat- providence de loin le plus généreux de la planète, mais aussi de dispositifs sociétaux soucieux d’une émancipation croissante de chacun ? Nous tenterons en quelques lignes d’apporter une réponse à cette question.

Constatons tout d’abord qu’historiquement les révoltes sont très généralement constructrices de liens sociaux. Il s’agit de contester des règles d’ensemble, celles qui sont l’armature de la société, pour en établir de nouvelles. C’est évidemment le cas des révolutions qui voient dans les révolutionnaires le souci de rebâtir le cadre institutionnel et réglementaire d’une société. C’est aussi le cas, à l’époque du capitalisme, des syndicats qui provoquent des grèves tout en protégeant l’outil de travail et ne font que revendiquer de meilleures conditions de travail. On pourrait multiplier à l’infini les exemples : se révolter c’est aussi constater que l’on fait société, un univers commun qui est confirmé et que l’on souhaite voir progresser. Constatons parallèlement une tendance lourde de l’accumulation historique des révoltes : une complexification croissante des sociétés, ce que les sociologues appellent la densité sociale, ou que les juristes désignent par le caractère stratigraphique du droit. De ce point de vue la France, pays révolutionnaire s’il en est, dispose d’une complexité sociale colossale. Nous y reviendrons.

 Beaucoup plus rares sont les révoltes qui se fixent pour objectif de détruire une appartenance à une société. C’est le cas pourtant du démantèlement des Etats, la référence ultime, à savoir l’appartenance aux mêmes règles n’étant plus jugée supportable.

Précisons maintenant qu’il existe un lien entre révoltes et « Etat ». Les sociétés sans Etat ne connaissent que peu le phénomène de révolte. Sans doute existe-il des guerres inter ethniques, mais les révoltes intra-ethniques semblent rarissimes. La logique de l’intérêt qui semble animer les révoltes n’existe pas dans les sociétés homogènes où l’ordre du monde et les rapports qui existent entre ses membres semblent être une donnée dépassant chacun. L’absence de toute forme de propriété de la terre ajoutant du poids à l’immobilisme ambiant. A l’inverse, quand l’Etat existe, la chance de voir qu’il peut jouer un rôle dans l’ordre du monde (l’intangible pouvoir des dieux est substitué par celui capricieux des hommes) devient grande. Ainsi les révoltes se tournent très souvent et très naturellement vers les détenteurs directs ou indirects du pouvoir étatique.

De ce point de vue, le cas de la France est particulièrement éclairant et dans les révoltes de ses agents censés être devenus citoyens, la demande d’Etat est considérable. Il appartient à l’Etat de calmer toutes les revendications par déplacement, abandon ou création de nouvelles règles du jeu social. Qu’il s’agisse des ouvriers, médecins, banquiers, commerçants, épargnants, employés, consommateurs, usagers, patrons de PME ou de grandes entreprises, etc. il appartient à l’Etat de calmer les uns et les autres par des révisions règlementaires aux complexités infinies. D’où l’extrême densité sociale dont l’Etat cherche à se débarrasser, par exemple par ces Etats dans l’Etat que sont ces plus de mille Autorités Administratives Indépendantes, ou, autre exemple par les appels croissants aux cabinets de conseils. Nul n’est censé ignorer la loi mais personne ne peut aujourd’hui la connaître. Précisément, la citoyenneté issue de révoltes antérieures s’évapore et n’est plus elle -même instance de socialisation. La nouveauté radicale est donc que les révoltes qui ne faisaient que confirmer l’appartenance à une même condition politique sont aujourd’hui contestées dans leur efficacité historique. Les révoltes perdent leur sens historique classique et n’assurent plus un progrès que l’on croit disparu. Le sens du collectif s’est évaporé et l’engendrement efficace d’une révolte progressiste semble de plus en plus difficile. Au-delà, l’Etat noyé dans sa complexité est devenu incapable d’effectuer des choix sans risques majeurs. Qui est aujourd’hui capable de mesurer les couts d’opportunité des politiques publiques disséminées dans les innombrables agences publiques ?

Les révoltes ont construit la société jusqu’à sa déconstruction. Mais dans le même temps cette société déconstruite, parce que précisément déconstruite accepte depuis près d’un demi siècle des agents qui vivent en commun dans une autre réalité, celle où l’ordre social est une donnée indépassable. Ces agents vivent en communauté aussi pour se protéger d’un monde qui ne respecte même plus les contraintes de la vie sociale. L’ordre social français était acceptable lorsqu’il n’était pas déconstruit et les immigrés pouvaient connaitre les immenses avantages de l’Etat- providence sans être contraints par le projet émancipateur des révoltes de citoyens et le mythe de l’individu libéré. Clairement, avec aussi l’aide de l’Etat-providence,  les mariages mixtes pouvaient se multiplier dans le respect de valeurs sociétales en voie de possibles convergences. Le déclin rapide de ces unions est le signe d’un refus de faire société.

Les émeutes de ces dernières semaines ne sont pas des révoltes afin de mieux partager les avantages multiples de l’Etat- providence. Il ne s’agit pas de faire progresser la société, mais de refuser la noyade d’une communauté dans un monde qu’elle ne peut accepter sans se détruire elle-même. Et de ce point de vue les « plans Borloo » sont inutiles. L’ennemi devient la société d’accueil, c’est- à-dire la France dont il faut détruire les signes le plus visibles. Ces signes sont bien sûr d’abord ceux de son Etat : mairies, commissariats de police, lycées, etc. Les émeutiers ne voient pas que ces signes sont des lieux pouvant assurer leur propre émancipation. A l’inverse ils pensent percevoir clairement qu’ils sont ceux de leur aliénation. Bizarrement, dans le langage des émeutiers, devenir libres c’est se libérer des outils de l’émancipation de ceux qui, à force de révoltes, ne se considèrent plus comme des citoyens.

Les émeutes ne sont porteuses d’aucun avenir positif, ni pour les anciens citoyens toujours prêts à accueillir de nouveaux immigrés, ni pour les accueillis nouveaux ou anciens. A l’inverse des révoltes traditionnelles, les émeutes d’aujourd’hui ne participent plus au mouvement progressiste de la société. La France restera un corps étranger devenu l’ennemi des accueillis. D’un côté Les émeutiers  ne peuvent que se radicaliser dans leur haine de la France. De l’autre les anciens citoyens devenus individus libérés ne peuvent que se raidir dans leur nouvelle configuration anthropologique. Il n’y a plus à envisager de compromis et tout invite à la rupture. Face à une telle situation que peut faire un Etat français devenu complètement déconstruit et impotent ?

 

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28 juin 2023 3 28 /06 /juin /2023 13:36

Nous ne reviendrons pas dans cette note sur la définition de l’Etat en général comme objet de connaissance[1]. Rappelons simplement que l’Etat est une structure qui n’a pas toujours existé, et qu’il fait (quelle que soit le lieu ou le moment historique) l’objet d’une capture ou d’une configuration par un, plusieurs ou la totalité des individus qu’il est censé servir. De fait, et c’est sans doute la difficulté, il est toujours appropriation du « commun » d’une société par un, plusieurs, ou la totalité des individus qui la composent. En termes simples, l’Etat est une combinaison de biens publics faisant l’objet d’une appropriation privée. De ce point de vue  la plupart des spécialistes en ce domaine restent prisonniers de la vieille tradition aristotélicienne qui voit derrière les formes de gouvernement (monarchie, Aristocratie, République) la gestion d’un intérêt général et sa possible altération au profit des détenteurs du pouvoir[2]. Le concept de capture – a priori plus difficile à admettre- se trouve dans un tout autre registre : l’Etat est toujours l’objet d’un enjeu de la part d’acteurs qui, en toute hypothèse, même en démocratie, cherchent à le faire fonctionner à leur profit. C’est dire que la notion d’intérêt général est elle-même contestée. De ce point de vue, la démocratie est logiquement une majorité cherchant à faire valoir ses intérêts face ou au détriment d’une minorité. D’où le propos sans doute choquant d’un Hayek qui va considérer que la démocratie serait une configuration dans laquelle « tout le monde peut voler tout le monde ».

L’idée de capture permet de mieux comprendre ce que nous avons appelé les différents âges de l’aventure étatique depuis son big bang jusqu’à aujourd’hui. Très simplement, nous sommes passés d’un âge patrimonial, (l’individu au pouvoir gère le patrimoine commun comme son bien propre) à un âge institutionnel (les individus au pouvoir, ou tous les individus dans le cas de la démocratie, gèrent ce même patrimoine commun en devant le partager par le biais de règles constitutives d’institutions reconnues).

Ce qu’il y a de nouveau depuis plusieurs décennies est que cet âge institutionnel semble s’affaisser au profit de ce que nous avons appelé un âge relationnel ou un âge du marché généralisé venant écorner, voire faire disparaître, les institutions et déformer les Etats de façon radicale. Il s’agit du temps de la mondialisation et il n’est pas nécessaire de décrire ce qui est largement connu et analysé sur ce temps concernant en particulier les Etats européens. L’âge du marché généralisé n’a pas fait grandir les formes démocratiques des Etats devenus contestées par les forces du marché. Par exemple, il n’a pas permis la contestation de ce qu’on appelle la « représentativité » dans la démocratie et, dans la plupart des cas, les élus décident sans trop se préoccuper de leurs électeurs. Ainsi un député n’accepte pas d’être considéré comme salarié de son électorat, ce que l’âge du marché pouvait et devait logiquement engendrer. Plus grave, ce même âge a fait reculer les liens de solidarité (tout devient marchandise et les institutions de protection hors marché s’érodent). D’où des difficultés nouvelles pour décider en démocratie si la capacité à délibérer recule face à l’ordre des prix qui s’imposent à tous. D’où la possibilité de voir apparaitre des « chefs charismatiques » porteurs de solutions radicales. De fait la nouvelle conjecture (âge relationnel) reste porteuse de la structure : l’Etat reste ce qu’il est, un lieu de capture…y compris possiblement violente.

Tous les Etats ne sont pas au même stade de l’aventure étatique et il n’existe pas de déterminisme historique. Les Etats européens de par leur démarche de construction d’un ordre supra-étatique ont été le plus loin dans le grand bain de la mondialisation. Ils sont donc globalement dans l’âge relationnel de l’aventure étatique et se nourrissent du marché pour davantage se déconstruire au quotidien, d’où les sempiternelles réformes structurelles accélérant la déconstruction du vieil ordre institutionnel. En termes simples, le personnel politico-administratif avait intérêt à ce que le « loup capitaliste » soit gras… mais ils n’arrivent plus à le tenir en laisse. D’autres se nourrissent du marché pour élargir leur ordre institutionnel et lui faire dépasser les limites de leurs propres frontières. C’est bien évidemment le cas des USA  qui imposent et s’imposent dans des institutions internationales (FMI , ONU, Banque Mondiale, OMC, etc.) et vont jusqu’à imposer un ordre juridique et une monnaie nationale comme monnaie mondiale. En termes simples le « loup capitaliste » peut devenir infiniment gras… il restera toujours des miettes à récolter. Enfin d’autres Etats, soit proches de leur big bang (par exemple l’Afrique), soit à mi-chemin entre ordre patrimonial et ordre institutionnel (Amérique latine), soit déjà depuis très longtemps plongés dans l’ordre institutionnel (Asie) se nourrissent de la mondialisation pour faire grandir leur ordre institutionnel, et ce sans réelle volonté de passer à l’âge relationnel. En termes simples le « loup » doit grossir… mais reste attaché à la laisse. C’est évidemment le cas de ce qu’on appelle les vieux empires dont bien sûr la Turquie, mais surtout la Chine et sans doute beaucoup moins pour la Russie. Pour ces vieux empires, l’âge relationnel serait la noyade -comme pour l’Europe- de leurs personnels politico-administratifs devenus démonétisés. Spectateurs de cette noyade ils veulent s’en préserver et contrôlent ceux qui voudraient franchir le Rubicon, d’où les mésaventures de certains dirigeants économiques qui peuvent disparaître sans laisser de trace ( PDG d’Alibaba). Dans cette configuration même la forme démocratique de l’âge institutionnel est inacceptable.

Face à la mondialisation comme nouveau commun qui s’est construit depuis plusieurs dizaines d’années, il existe donc trois types de stratégies pour les Etats : la noyade dans le marché illimité (Europe), la domination du marché pour préserver ou conquérir la puissance (USA+ Chine), l’adaptation au marché pour maintenir ou conquérir la puissance (Russie).

Le choix des acteurs qui se sont appropriés l’Etat russe est d’une certaine façon intermédiaire et relève non pas de la participation ou de la construction mais de la simple prédation. Il ne s’agit pas d’acquérir de la puissance en devenant acteur et conquérant sur le marché. Un oligarque ne peut être un Elon Musk. Il s’agit simplement de prélever des péages sur ledit marché. Tel est évidemment le cas de l’exportation des matières premières issues de ce grand entrepôt qu’est l’immense espace russe. Sans la noyade des uns ou la recherche de puissance des autres, les acteurs de l’Etat russe devraient se contenter de moins de moyens avec des oligarques et dignitaires plus modestes. Ils n’auraient pas non plus les moyens d’élargir leur périmètre de prédation sur les Etats restés largement proches de leur big bang et du stade patrimonial correspondant. Le maintien d’Etats patrimoniaux en Afrique et la prédation partagée qui en résulte supposait un minimum d’investissements pour l’entreprise Wagner. Sans prélèvement de rente minière à l’échelle mondiale il n’y aurait pas de logistique pour Wagner et donc pas de prédation partagée en Afrique.

Parce que la prédation est le mode de capture dominant de l’Etat en Russie, l’élargissement du stade institutionnel est lui-même fragilisé et l’Etat se trouve de plus en plus proche du stade patrimonial. Il s’agit donc d’une régression et le personnel politico-administratif se trouve à cheval entre la défense des valeurs de la sainte Russie et la défense des immenses fortunes prélevées par l’exercice de la violence (Patriarche Cyrille). De ce point de vue, l’Etat russe s’est dirigé vers une logique purement mafieuse.  Comme pour la plupart des mafias, son personnel politico-administratif est organisé autour d’un parrain (ici chef d’Etat) et d’une chaine hiérarchique où chaque acteur, d’une fidélité absolue dans un statut de vassal,  se  doit de respecter l’omerta sur l’infinité des « pizzo » (prélèvements) issus de la violence étatique. Le travail de communication est tout aussi considérable que dans les autres ordres étatiques et se trouve être un instrument essentiel d’accompagnement de la prédation (Usines à trolls de « Concord » et ses filiales). Le champ des espaces de prédation est partagé et fait l’objet d’une spécialisation du travail, d’où apparemment des organisations privées comme les célèbres milices. On pourrait poursuivre la comparaison avec les organisations classiques des mafias traditionnelles, la différence étant que ces dernières sont souvent en partenariat avec l’Etat alors qu’ici il y a complète identification avec ce même Etat. Et parce qu’il y a identification cette mafia se doit - comme dans  les autres Etats- de s’engager dans l’administration du commun de la société et la représentation d’un supposé intérêt général. Il faut ici comme ailleurs apporter un minimum de sécurité et de protection mais surtout respecter les croyances et valeurs charriées par l’histoire. Dans le cas de la Russie, le patriotisme - lui-même en lien avec la religion- est une idéologie ancrée depuis des siècles et peut largement se trouver articulé à la prédation rentière. Ainsi  la guerre, sous condition de peu de  risques sur la sécurité et la tranquillité des populations, peut devenir un projet d’élargissement de puissance  de la mafia (guerres au Moyen-Orient, en Afrique, et surtout dans l’ex-Union Soviétique). L’âge institutionnel fut naguère élévation d’un Etat-providence en Occident. Il est dans l’âge patrimonial russe consécration de violences que l’on croyait dépassées avec l’âge relationnel.

Nul ne sait quelle suite sera donnée à l’aventure russe, mais la gestion mafieuse de son Etat risque de faire des petits. L’âge institutionnel qui avait souvent débouché sur des démocraties était déjà contesté par les exigences de l’ordre du marché généralisé. D’où le recul de la démocratie dans l’ensemble des pays européens avec l’idée selon laquelle une élection ne peut mettre en cause les traités européens. D’où un affaiblissement continu de la puissance associée à une démocratie de simple survie.  Les USA qui s’appuyaient sur le marché pour maintenir la puissance sont aussi contestés par ceux qui, soit au stade patrimonial, soit au stade institutionnel, souhaitent une changement des règles du jeu de la mondialisation. L’âge relationnel devenu contesté peut sans doute faire marche arrière et revenir à un ordre institutionnel, mais il n’est pas sûr que ce retour confirmera la démocratie qui l’avait souvent accompagné. D’où l’émergence de plus en plus répandue d’autocrates dangereux qui peuvent se faire aider par la mafia russe. Affaire à suivre.


[1] Beaucoup d’articles sont consacrés à ce sujet sur le blog. Rappelons l’un d’entre eux : http://www.lacrisedesannees2010.com/2017/09/l-etat-nation-meme-reconfigure-est-il-un-scenario-d-avenir-partie-1.html

[2] De ce point de vue le dernier ouvrage de J F Bayart au titre pourtant très alléchant : « l’énergie de l’Etat. Pour une sociologie historique comparée du politique » (La Découverte, 2023) n’apporte rien de neuf.

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