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14 avril 2025 1 14 /04 /avril /2025 04:30

Beaucoup d'interrogations se font autour de la théorie de Stephen Miran censée être le logiciel de ce qui est décidé par le Président Trump. L'idée selon laquelle la désindustrialisation américaine trouve comme catalyseur le dollar est assez crédible. Sans le statut de monnaie de réserve, les USA seraient effectivement amenés à ajuster leurs importations à leur capacité à disposer de liquidité internationale, elle-même acquise par des exportations. De la même façon, sans ce statut qui entraine le choix du dollar comme liquidité sécurisée ultime, le cours de la monnaie considérée serait sans doute plus faible et davantage propice à l'exportation américaine vers le reste du monde. D'où la volonté de faire baisser le cours de la monnaie américaine par les moyens étranges  proposés par Stephen Biran, et moyens que nous ne développerons pas dans la présente note.

Nous présenterons ici un tout autre point de vue sur la volonté  du pouvoir américain.

Le déséquilibre extérieur US est fort ancien  et commence sous la présidence Eisenhower. Il va s'accélérer après le voyage du Président Nixon en Chine, voyage qui va consacrer ce que nous avons souvent appelé un contrat entre Walmart et le parti communiste chinois. Concrètement, les salariés américains ne vont plus dépenser leurs revenus à partir de productions américaines mais bien davantage à partir des exportations chinoises vers les USA. Le processus de désindustrialisation va s'accélérer avec l'entrée de la Chine dans l'OMC et la volonté de progressivement transformer le pays en usine du monde. Aujourd'hui, la base industrielle chinoise est supérieure à l'addition des bases américaines et européennes. Plus simplement encore, exprimé en parité des pouvoirs d'achat, le PIB américain est dépassé par le PIB chinois depuis 2016 et en 2035 il ne devrait plus en être que la moitié.

Ce n'était pas encore le cas sous la Présidence Nixon et à cette époque, la base industrielle US pouvait encore être le point d'appui du pharaonique projet APOLLO et simultanément celui d'une guerre du Vietnam dotée de moyens illimités, et ce sur une longue durée ( près de 10 ans). Simplement, il y avait déjà un signe avant coureur de ce qui allait se produire aujourd'hui et, à l'époque, il faudra abandonner, en pleine guerre, et à la fin du programme lunaire, les règles de Bretton Woods (15 août 1971). Ce point mérite explication.

Déjà, à cette époque le déficit extérieur interrogeait sur la capacité des USA à  régler leurs dettes. Le déséquilibre entrainait une accumulation de dollars gagnés par des producteurs situés hors Amérique et producteurs venant compenser une insuffisance de l'offre globale aux USA, insuffisance au regard de  la demande globale. Clairement, le déséquilibre signifiait que les américains consommaient à partir d'un revenu qui n'était pas ou qui n'était plus produit chez eux.

Comme le système monétaire international reposait encore sur l'or, il était clair que les tensions allaient apparaître. La règle voulait à l'époque que le dollar soit convertible en or - sur le seul fait des banques centrales - et sur la base de 35 dollars l'once. Déjà, le Général de Gaulle s'était risqué à convertir les dollars accumulés en or et déjà un sentiment de méfiance se manifestait. En raison des gigantesques dépenses pour la conquête de la lune et la guerre du Vietnam, l'industrie américaine ne pouvait déjà plus suivre la demande globale. C'est cette réalité qui va décider de l'embargo sur l'or et son remplacement par un dollar désormais inconvertible.

Logiquement, il aurait fallu à l'époque que l'Amérique se remette à produire et rééquilibre ses échanges extérieurs. Il n'en fût rien et on allait se servir d'un dollar inconvertible pour le multiplier et laisser une place grandissante à la finance. De fait, 55 années de facilités nouvelles allaient se déployer jusqu'à la prise de conscience d'aujourd'hui. Les USA ne peuvent plus distribuer un revenu qui n'est pas produit, mais surtout prise de conscience  qu'ils ne sont plus en situation de mener une guerre de haute intensité et de longue durée. Ils ne peuvent plus vivre en consommant une épargne étrangère, notamment chinoise, tout en délaissant une industrie qui, elle-même, n'est plus capable de produire sur une longue durée, le matériel nécessaire à une guerre d'attrition telle que celle se déroulant en Ukraine. La puissance technologique reste et peut faire face à des conflits supposant de brèves interventions. Mais elle est inadaptée aux guerres de haute intensité articulées à une base industrielle de production de masse continue et durable. 

Le non dit de la politique américaine nouvelle est donc celui d'un refus de déclassement militaire par rapport aux empires plus ou moins coalisés. Elle est au fond le résultat de la prise de conscience d'une réalité dont on peut présenter le film sous la forme de quelques assertions jamais évoquées dans la littérature académique.

1. L'écosystème monde ramené au couple USA/Chine est fait d'un empire  (USA) où des revenus sont de plus en plus dépensés sans avoir été produits et d'un autre  empire (Chine) où des productions gigantesques ne sont pas aisément vendables localement  faute d'une dépense interne insuffisante.

2.  Attrition industrielle d'un côté et élargissement de l'autre viennent contester la puissance militaire américaine et conforter une puissance chinoise rapidement croissante. De quoi revoir à terme   l'ordre des puissances.

3. L'excédent chinois devient un surplus d'abord investi aux USA sous forme de titres de la dette américaine, ensuite sous forme d'épargne de précaution justifiée par l'absence d'Etat Providence. On pourrait davantage consommer mais la sagesse l'en empêche.

4.  La demande mondiale devient structurellement inférieure à l'offre mondiale, ce qui limite durablement la croissance mondiale et augmente le risque de crise de surproduction. De quoi faire le nid de la spéculation financière.

5.  La Chine est au cœur de la crise de surproduction et ne peut augmenter la demande interne (le fameux recentrage du marché) sans délocalisations vers des espaces plus compétitifs.  La Chine ne peut accepter sa propre désindustrialisation.

6.  Les USA ne peuvent se réindustrialiser faute de main d'œuvre quantitativement et qualitativement adaptée.

7.  Il n'existe pas de solution facile face à l'échiquier qui s'est progressivement construit depuis la fin de Brettons Woods et échiquier qu'on a appelé "mondialisation".  Ni la Chine , ni les USA ne peuvent sérieusement revenir à l'équilibre extérieur, celui  que Keynes envisageait au sortir de la seconde guerre mondiale... pour construire la paix.

8. Le retour de la question de l'équilibre extérieur sera propice à l'effacement de l'âge relationnel voire institutionnel des Etats et va faciliter celui d'un certain retour à l'âge patrimonial. D'où le caractère inattendu du nouveau gouvernement US. D'où le retour de concepts oubliés tel celui de "mercantilisme". Mais bien davantage encore, l'idée d'illibéralisme voire de fin des démocraties comme mode de régulation de la complexité du monde, deviennent des réalités enviées par nombre d'agents.

9.  La présente grille de lecture permet aussi d'identifier des évènements sociétaux nouveaux comme celui du wokisme.  Ce dernier repose sur des idéologies érigées sur l'effacement de l'âge institutionnel : déconstruction militante, vérité comme construction sociale, épistémologie victimaire, etc. A ce titre, il devient un carburant inattendu du retour à la forme patrimoniale des Etats et en particulier celui des USA.

Nous laissons le lecteur méditer ce film impressionniste.

                                          Jean Claude Werrebrouck -  12 avril 2025

 

 

 

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5 avril 2025 6 05 /04 /avril /2025 12:36

Les décisions du Président des Etats-Unis vont accroître considérablement les désordres dans le monde. Elles sont pourtant d'une grande clarté  ; -  il s'agit, par voie autoritaire,  du rétablissement de l'équilibre de la balance des biens et services. Réalité que nous avions déjà évoquée dans un article voici 15 ans à propos de nos interrogations concernant les déséquilibres européens : "l'Equilibre extérieur comme produit politique émergent" (16 juillet 2010). Mais aussi réalité déjà évoquée par Keynes en 1944 dans son opposition au plan White américain lors de la conférence de Bretton Woods. Ce produit politique si longtemps  oublié devient aujourd'hui un enjeu majeur brandi par le césarisme américain. 

Il est possible en quelques phrases de comprendre ce qu'était la mondialisation et la présente tentative de son dépassement suicidaire.

Dans un Etat Nation classique, l'équilibre de la balance des biens et services est une contrainte objective majeure. Si les exportations ne rapportent pas les devises nécessaires au paiement des importations, il y a rapidement épuisement du stock de devises disponibles, blocage des importations, droits de douanes.., et souvent dévaluation. Tel n'est plus le cas lorsqu'un pays dispose d'une monnaie dite de réserve, et qu'à ce titre ladite monnaie retourne en permanence vers le pays centre, lequel dispose d'une situation où la contrainte externe disparait. Ce fut bien sûr le cas des USA et d'une certaine façon de nombre de pays européens qui vivent encore à l'abri de l'euro.  

Pendant des dizaines d'années, les USA vont profiter de la disparition de la contrainte externe. Ils vont promouvoir le libre échange qui va transformer progressivement le pays et sa société en espace de simple consommation. L'épargne chinoise construite sur les déséquilibres commerciaux entre USA et Chine viendra nourrir un déficit budgétaire américain qui, lui-même, nourrira non pas un état providence mais une industrie de la défense gigantesque. Le déséquilibre extérieur va lui-même nourrir un espace gigantesque de spéculation financière reposant sur la dette publique américaine. Comprenons, en effet, que ce déséquilibre transforme aussi le pays en "gigantesque banque": l'épargne de la planète des exportateurs vers les USA devient aussi matière première de placements vers le reste du monde. Le pays devenu grande banque peut acquérir des actifs extérieurs dont la rentabilité est supérieure au taux de l'intérêt versé par le Trésor américain sur sa dette publique. Et, bien évidemment, la rentabilité externe est supérieure puisque globalement les salaires versés dans le reste du monde exportateur vers les USA sont beaucoup plus faibles qu'en Amérique.

Le résultat d'une telle mécanique était simple à imaginer : le pays allait , sans limite, se désindustrialiser et  se financiariser. Ce grand mouvement provoque aussi des basculements culturels majeurs : les métiers de la production avec les compétences correspondantes (ingénieurs, techniciens, etc...) vont progressivement s'effacer  au profit de métiers qui privilégient le simple échange (distribution, trading, conseil, et surtout la "Tech"). Et ces mêmes basculements vont développer des transformations politiques majeures. Alors que la production suppose de grandes organisations et un dispositif institutionnel de confiance, le simple échange développe un individualisme radical. D'où la montée d'un monde politique fondamentalement libertarien voulant se débarrasser des scories institutionnelles y compris par la violence. Ce qu'analyse bien Giulinao da Empoli dans "l'heure des prédateurs" que l'on invite à comparer à "l'Ere des Organisateurs de l'antique Burnham¨: une toute autre Amérique,  Les vieux partis ancrés dans l'âge institutionnel (républicains/démocrates) ne s'y reconnaissent plus. Simultanément, la désindustrialisation génère une immense classe moyenne prête à se révolter pour retrouver le monde d'avant, ce qu'on appelle " populisme".  D'où cette étonnante alliance entre les libertariens prêts à tout renverser et les nationalistes qui veulent reprendre vie. C'est dans cet espace que pouvait naître le retour d'une aventure patrimoniale : les entrepreneurs politiques restent les agents incontournables de ce que nous avons appelé le processus de capture de l'Etat, mais aujourd'hui - aux USA - les circonstances sont devenues telles que le retour d'un vieux passé peut se réactualiser. Le président Trump se comporte comme un propriétaire et assure le retour de l'âge patrimonial que l'Amérique, à l'inverse des autres Etats, n'avait jamais connue. 

Et ce grand retour de l'âge patrimonial risque d'essaimer puisque toute la planète s'arme contre la volonté de mette fin au déséquilibre par les droits de douane que le président américain impose au nom de la "libération du pays". Si ce n'est qu'un retour à Keynes les choses sont envisageables. Hélas, la réalité est beaucoup plus fondamentale et le "libérateur" risque d'entraîner la ruine collective.

Il faut en effet noter que les droits de douanes calculés avec CHATGPT tiennent compte des taux de change. Il s'agit donc bien d'une volonté d'équilibre extérieur devenue objet politique clairement mis en avant. Il s'agit donc bien d'une volonté de faire disparaître la mondialisation donc  de faire disparaître ce que nous avons appelé l'âge relationnel des Etats au profit d'un âge antérieur. Ce grand retour d'un ordre qui serait moins mondial et beaucoup plus international n'est évidemment pas facile, d'abord pour les excédentaires qui eux produisent et à ce titre devront trouver d'autres débouchés, mais surtout pour les USA qui, pour des raisons de totale inadaptation de la main d'œuvre, ne peuvent retrouver l'industrie de naguère. Et même l'usine robotisée suppose un encadrement intellectuel dont les USA sont aujourd'hui largement dépourvus.

Cela signifie aussi la disparition du dollar comme monnaie de réserve et comme matière première de la finance universelle. Les mouvements de capitaux vont évidemment devenir beaucoup plus difficiles en raison de la disparition de l'âge relationnel plus ou moins garanti par l'ordre de l'OMC. A ce titre, ils seront beaucoup moins assurables par le jeu des produits de couverture qui eux-mêmes ne pourront plus disposer d'un "basic strade" complétement construit sur une dette publique américaine qu'on ne voudra plus acheter en raison des risques encourus. il est illusoire de vouloir reconstruire un ordre multilatéral classique en s'affranchissant du meurtrier américain comme on le voit déjà dans certaines publications ( Voir en particulier Luiz Awazu da Silva ancien DGA de la BRI et Laurence Tubiana dans Le Monde du 5 avril 2025).  Ce qui se passe aux USA n'est que le point d'aboutissement d'une logique.  L'idée, conçue en 1944 à Bretton Woods, d'abandonner la surveillance politique des équilibres extérieurs devait mener à la présente réalité : effondrement industriel et boursoufflure financière. On ne pourra pas restaurer un ordre excluant  les USA sans retrouver l'autorité monétaire qui est au fondement de l'ADN des Etats. Continuer à parler de dette consiste à vouloir construire un monde nouveau avec les règles qui ont mené à la réalité présente.

Le château de cartes financier planétaire risque ainsi de s'effondrer dans le même temps  que se contractera l'immense toile de la valeur industrielle.  De quoi nourrir de nouvelles formes brutales de capture des Etats s'éloignant de leur âge institutionnel démocratique pour se diriger vers  des logiques plus barbares.  Le suicide américain passe par le meurtre de ses partenaires devenus ennemis. Il est urgent d'arrêter par tous moyens la tentative de suicide des USA. 

 

 

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1 avril 2025 2 01 /04 /avril /2025 04:32

Plan de la note

1. Dépasser le narratif géopolitique

2. L'humanité dans tous ses états

3. Les états du monde américain

4.  Un nouvel état du monde américain fondateur d' un nouveau monde ?

5.  La disparition de l'âge institutionnel comme disparition de la démocratie ?

Les évènements semblent s'accélérer aux USA. On peut les énumérer, les commenter, porter un jugement etc. Décrire, s'alarmer, voire s'offusquer,  n'est toutefois pas expliquer. Il faut donc  aller plus loin et essayer de proposer une grille de lecture de ce qui se passe et qui concerne a priori l'aventure de l'Etat américain aujourd'hui et peut-être celle du reste du monde. Nous avons souvent tenté d'utiliser des concepts : capture de l'Etat, grandes  phases historiques de ce dernier sous formes d'âge patrimonial, d'âge institutionnel, et d'âge relationnel, enfin lecture à partir du couple règlement/ contrat ou loi/prix.

1. Dépasser le narratif géopolitique 

Ces concepts semblent pouvoir se rassembler autour d'une axiomatique et il nous semble que le couple loi/prix en est la base. En dehors de ce qui relève de la vie intime voire vie réduite au cercle domestique ou familial, Loi et prix sont les invariants de toute communauté humaine. Partout existe des règles de vie commune et partout il y a tendance à nouer des relations dépassant le simple règlement et donc assurant ce que l'économiste appellera "échange mutuellement avantageux" et qui apparaîtra sous la forme d'un prix.

Règles et prix ou loi et prix sont maintenant des réalités qui dépassent les membres de la communauté. Clairement, les humains n'ont pas la maîtrise des relations qu'ils nouent entre eux, et règles et prix sont en quelque sorte des extériorités qui conditionnent la faiblesse de l'humaine condition : il faut effectivement obéir à la loi et le prix est une réalité qui s'impose aux acteurs. Un peu comme l'artiste peintre toujours obligé de passer par une extériorité : la toile, la pierre, le mur, le mode d'accroche, etc.  pour exprimer une œuvre et un talent. 

2. L'humanité dans tous ses états

Dans le monde, non plus artistique  mais simplement humain, les extériorités sont l'objet d'un combat qui va faire naître ce qu'on appelle un Etat lequel devient un centre de gravité enjeu d'un accaparement. Ce qui nous fait tomber dans l'idée de capture : un membre du groupe humain considéré, ou un sous-groupe, voire la totalité de la communauté humaine va tenter de maîtriser les extériorités. Hobbes aurait dit qu'il s'agissait d'un passage à la civilisation et Marx un effet de la lutte des classes. On pourrait multiplier les narrateurs de ce fait majeur intervenu très récemment dans l'histoire humaine : moins de 7000 ans. Une durée toutefois suffisamment longue pour que l'on puisse repérer des modes de fonctionnement souvent stables et divers.

Le stade patrimonial est sans doute le plus ancien et la règle donc la loi est le fait d'un seul. Architecture qui ne peut guère laisser de place au marché et au prix, réalité qui suppose une autonomie des acteurs qui n'existe pas. Le couple loi/ prix est très déséquilibré et le marché à ce stade ne peut que concerner ce qui est souverainement décidé par l'accapareur. Historiquement, il pourra s'agir d'un commerce international complètement maîtrisé par l'accapareur. Un peu ce que Marx appelait  "mode de production asiatique".

Le stade institutionnel est celui où les extériorités toujours accaparées, sont partagées entre des groupes divers : personnel politique bien sûr, mais aussi des acteurs privés de ce qu'on appellera l'économie, voire des financiers qui vont de plus en plus maîtriser ce qui était jadis le monopole absolu du tenant du stade patrimonial : la monnaie. Historiquement, cela correspond bien au mercantilisme européen. Des institutions exprimant et validant ce partage des pouvoirs vont naître et se développer, avec les règles,  donc les lois correspondantes. Bien évidemment, les lois vont aussi concerner le développement ou la configuration de l'espace marchand. Dans le couple loi/ prix, il y a rééquilibrage en faveur du second terme. Son point d'aboutissement est quelque chose comme la démocratie.

Le stade relationnel est a priori celui de la victoire des marchés sur la loi, cette dernière se devant de devenir toute petite ( il faut déréguler) et le prix devant devenir l'extériorité quasi unique (même les questions climatiques doivent se régler par des prix). Ce monde suppose une interaction sociale reposant intégralement sur des engagements volontaires privés dans lesquels on échange de façon mutuellement avantageuse des titres de propriété. Il suppose bien évidemment une confiance qui est elle-même une externalité. Difficile d'abandonner définitivement la problématique des externalités.

Compte tenu de cet équipement théorique : dans quelle configuration se trouvent aujourd'hui les USA ?

3. Les états du monde américain

On pouvait penser jusqu'à maintenant que les Etats-Unis se trouvaient être les moteurs avancés de l'âge relationnel. A priori, ils n'ont jamais connu l'âge patrimonial et ses fondateurs, pour l'essentiel, ne furent que des séparatistes des âges plus ou moins patrimoniaux des Vieux Etats européens. D'une certaine façon, l'âge relationnel fut la première architecture  de ce qui allait devenir l'Etat américain. Les règles vont largement se déduire du marché alors que traditionnellement -en Europe ou ailleurs-  elles conditionnaient ou interdisaient le marché. On pourrait sans doute nuancer en distinguant les descendants du Mayflower (1620) de ceux de Virginie qui, moins célèbres, s'installent en Virginie avec une cargaison d'esclaves(1619). Le nord est ainsi davantage plongé dans l'âge relationnel et le sud dans une variété particulière  d'âge patrimonial. Ce n'est que l'indépendance puis la guerre de sécession qui vont confirmer un âge institutionnel.  Au delà des aspects moraux, la guerre de sécession construit de nouvelles règles tout en élargissant le marché. La fin de l'esclavage élargit le marché du travail avec la généralisation du salariat : plus de marché et règles plus conformes à celles des droits de l'homme déjà largement théorisées à l'époque.

De fait, la capture du pouvoir sera moins le fait des politiques que des chefs d'entreprises qui deviennent non pas les oligarques des pays de l'Est, mais de simples acteurs de l'ère des organisateurs décrite par James Burnham. Il n'y aura pas de groupes césaristes ou nationalistes et on s'arrête simplement  à l'exceptionnalisme ou au messianisme des USA. D'où un âge institutionnel qui dépassera largement le cadre national avec la promotion d'institutions internationales que l'espace marchand sera invité à respecter voire à promouvoir: ONU, Banque Mondiale, FMI, OMS, OMC, USAID,  Accords de Paris, AGOA (African Growth Opportunty Act), etc. Avec aussi la promotion d'un soft power que l'on pourra trouver dans nombre de mouvements culturels voire entreprises et associations type Rotary. 

ET si l'exceptionnalisme ou le messianisme exige la protection du marché à une échelle mondiale cela suppose l'édification d'un outil militaire de grande taille, outil capable d'endiguer les Etats dominés par des appareils politiques opposés au marché, Etats devenus forme moderne de l'âge patrimonial. Ce qui nous ramène à la situation de la guerre froide. L'Etat américain est donc plongé dans un âge relationnel enkysté, dans une réalité institutionnelle qui, par le biais d'un soft power, va rayonner à l'échelle mondiale.

4. Un nouvel état du monde américain pour un nouveau monde ?

La période qui va suivre devient douloureuse car l'élargissement du marché entraine la désindustrialisation du pays et la fragilisation des travailleurs des entreprises correspondantes. Le bloc au pouvoir n'en mesure pas les conséquences et imagine que la dévalorisation des "biens salaires" désormais produits en Asie compense les fragilités créées tant au niveau de l'entreprise qu'au niveau des citoyens. De quoi à terme provoquer des tentatives de retour en arrière. Simultanément, les USA passent du messianisme et de la promotion de l'American way of life à un politiquement correct déjà contaminé par les grandes vagues de l'idéologie de la "déconstruction", elle même issue de l'Université française des années 70. Grandes vagues facilitées par la forte hétérogénéité ethnologique de la société américaine.  C'est l'époque du wokisme, du mouvement LGBT, de la discrimination positive, de la guerre sur les normes, etc. 

Curieusement, le monde libertarien n'est pas insensible à l'idéologie de la déconstruction dans la mesure où, pour lui, l'entreprise est la structure politique de base qui se doit de contribuer à l'effacement des réalités institutionnelles qui entravent encore la logique d'un marché sans limite. D'où une attitude ambigüe entre l'acceptation des discriminations positives, la LGBT, etc... et la volonté de protéger sans limite le marché : refus de l'encadrement des cryptomonnaies, refus des normes de responsabilité sociales et environnementales, refus des hausses de l'intérêt, refus de taxes sur plus values latentes, etc.  Au delà, puisque seule l'entreprise est une organisation politiquement justifiable, l'Etat n'est effectivement plus qu'un organe à conquérir et ce sans grand respect. Ce qu'on appelle Etat de droit n'a plus aucune légitimité et il n'est pas impensable de le contourner et de le détruire y compris par la force.

D'où les dérives constatées dans nombre de propos : "paix par la force", "celui qui sauve son pays ne viole jamais la loi", "les décisions de justice ne peuvent entraver le président", etc. De fait, l'âge relationnel devenu hégémonique peut rejoindre l'âge patrimonial.

D'où les conflits d'intérêt majeurs avec, par exemple,  l'appropriation complète de la puissance publique pour contrer radicalement BOEING dans le projet ARTEMIS à propos de la reconquête de la Lune.

5. La disparition de l'âge institutionnel comme disparition de la démocratie ?

D'où l'effacement de l'âge institutionnel : les alliés deviennent des sujets, l'aide au développement peut devenir pure prédation calculée, le droit peut devenir un pur rapport de forces, les institutions les plus établies peuvent devenir outils impérialistes, et les Etats eux-mêmes peuvent être colonisés ou avalés sans ménagement. Nous retrouvons l'époque de la frontière avec non pas un Etat mais des individus qui au nom du premier arrivé peuvent se déclarer propriétaire et maître du jeu économique. 

Arrivés aux limites, nous retrouvons "l'entreprise-Etat" où le manager est amené à évaluer sa puissance non plus seulement en termes financiers mais en termes de pouvoir politique brutal. Moment probablement unique dans l'histoire des Etats où un monde du marché généralisé et confiant pour tous s'accompagne de brutalité et de violence.

Curieusement, parce que le monde libertarien se veut maître de l'Etat, il peut nouer quelque alliance avec les nationalistes et césaristes qui aspirent à retrouver l'Etat protecteur -celui de l'âge institutionnel fortement marqué par le fordisme- âge qui avait assuré la puissance industrielle des USA. D'où la volonté de taxer le commerce international, donc le marché chéri des libertariens. Dans la nouvelle théologie correspondante, celle d'un Stephen Miran, la nation américaine est spoliée par un taux de change irréaliste résultant du statut du dollar: le reste du monde achète des dollars pour se couvrir et contribue ainsi à un dollar trop fort. La taxation des importations voire des bons du Trésor achetés par l'étranger devrait permettre une baisse du taux de change, le rééquilibre des échanges extérieurs et la réindustrialisation des USA. Thèse qui étonne bien évidemment les économistes ainsi que le fait remarquer Raghuram G Rajan, Gouverneur de la banque centrale d'Inde. Mais aussi, thèse qui risque de contrevenir aux intérêts du monde de la finance qui, au delà des jeux de casino largement appuyés par le monde libertarien, s'inquiète des effets récessifs de la taxation. Mais il est vrai aussi que la finance saura se lover dans ce nouveau monde où les décisions brutales présentent l'intérêt de développer la volatilité des cours et donc le territoire de jeu de l'industrie du trading. Globalement, la finance qui avait pu faire son nid dans l'âge institutionnel peut largement s'épanouir entre le monde libertarien et le monde souverainiste.

L'attelage qui s'est mis en place et fait rejoindre les deux stades très opposés dans la question de la capture de l'Etat américain n'est pourtant pas totalement incohérent. Le monde libertarien au nom de son modèle entrepreneurial peut totalement domestiquer l'Etat en récupérant son pouvoir de monopole. Le monde du souverainisme et du nationalisme est -quant à lui- heureux de voir son partenaire libertarien délivrer le pays de l'entreprise de déconstruction et de désinstitutionalisation  qui l'ont éloigné de la souveraineté. Equilibre fragile si au total les marchés devaient se rétrécir sous la forme de crise économique. 

Au delà, les mâchoires libertarienne et souverainiste devraient logiquement se refermer au prix d'un écrasement de la démocratie.  Réalité fort partielle qui intéresse beaucoup les empires et Etats restés patrimoniaux (Russie), d'où des rapprochements qui font l'étonnement des Etats globalement restés dans l'âge institutionnel (Europe). Mais réalité partielle dans la mesure où les Etats patrimoniaux combattent le monde libertarien. Dans ce monde, ce sont les Etats qui dominent les oligarques et non les oligarques qui dominent les Etats. Le tragique de la réalité humaine continuera.

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17 mars 2025 1 17 /03 /mars /2025 14:46

L'ACCUMULATION DES EVENEMENTS  AUX USA MET EN PLEINE LUMIERE LA FIN DE L'ETAT DE DROIT ET LA CONFUSION ENTRE INTERETS PRIVES ET INTERET GENERAL. DE CE POINT DE VUE, LA REALITE EMPIRIQUE CONFIRME LA JUSTESSE DE LA THEORIE DE LA CAPTURE DES ETATS. 

La nouveauté dans la présente capture de l'Etat américain résulte du fait que nous avons un bloc au pouvoir a priori hétérogène ce qui devrait assurer un processus de fragmentation du pouvoir étatique et donc des difficultés de direction et de fonctionnement. Nous avons en effet - aujourd'hui aux USA -  plusieurs types d'entrepreneurs politiques constitutifs du bloc au  pouvoir.

LA COMPOSITION DU BLOC AU POUVOIR

- D'abord, des républicains classiques essentiellement soucieux de la diminution de la pression fiscale et de la préservation de l'énorme industrie de la défense bien répartie sur le territoire et industrie dont la protection  facilite leur reconduction au pouvoir. Espérance d'un marché contre espérance d'un pouvoir.

- Des financiers tout aussi classiques, qui ne peuvent accepter l'idée d'un retour aux vieilles régulations de la finance et qui, à ce titre, ne peuvent envisager une démondialisation réintroduisant la fin de la marchandisation des monnaies et de la liberté complète des mouvements de capitaux. De la même façon, la finance ne peut que réclamer la fin des questions écologiques dont l'effet est l'alourdissement des valeurs financières. Clairement, la finance casino, celle qui travaille sur la capitalisation boursière de loin la plus importante de la planète (plus de 50% du total mondial, soit aussi 190% du PIB américain contre seulement 50% dans le cas de l'UE),  celle  qui construit des bulles sur les starts up,  se veut  indéboulonnable.

- Des nationalistes de l'économie, adeptes de césarisme,  qui n'acceptent la mondialisation que dans la mesure où elle rétablira l'équilibre extérieur et donc la réindustrialisation du pays. Plus de multilatéralisation, plus d'alliances et retour au bilatéralisme  le plus étroit. De quoi exiger la recomposition de toutes les chaînes de la valeur à l'échelle mondiale. 

- Enfin des libertariens nouvelle version, à cheval sur les nouvelles technologies, qui ne peuvent accepter d'autres régulations que celles du marché. De quoi recomposer aussi bien l'ordre de l'entreprise que celui de l'économie mondiale.

QUELLE ARTICULATION ?

Dans la grande chasse à la capture du pouvoir par les divers groupes, tous ont en tête le "diptyque règlement/marché" qui est - sauf en périodes troublées ou de guerre- au cœur de l'interaction sociale. Règlement c'est à dire la loi ou marché c'est à dire un prix, sont l'extériorité qui surplombe les rapports des humains entre eux. Il est donc logique que cette extériorité fasse l'objet d'une tentative de capture et le présent cas américain est à cet égard exemplaire en raison de sa très grande visibilité. Certains, en quête de capture s'attachent davantage au règlement pour modifier le marché (nationalistes césaristes qui décident d'une politique tarifaire pour contrarier le marché avec la loi), et d'autres s'attachent davantage au marché pour modifier le règlement ( financiers et libertariens qui veulent déréguler davantage et tout transformer en simple prix). Le diptyque "règlement/ marché" ou "loi/prix" est le support ou la toile sur laquelle les acteurs se mettent à peindre le théâtre politique.  La recomposition de l'architecture règlement/marché est donc au cœur de la présente réalité américaine, recomposition donnée en spectacle au reste du monde....invité à en tirer les conséquences.

Les décisions concrètes du pouvoir, celles du Président,  même sans réelle opposition,  ne peuvent être qu'une synthèse difficile entre intérêts fondamentalement opposés, D'où les apparentes et très réelles contradictions, y compris à l'intérieur même d'un sous-groupe. Les disputes culturelles sont certes fondamentales : fin du wokisme, rétablissement de l'autorité masculine, retour de l'homme blanc contestant les débats sur le "1619 project", disparition des mesures propres à l'écologie, attaque des paradigmes de la science elle-même, exode des scientifiques et des ingénieurs immigrés, disparition du politiquement correct, etc. Tout est repris et adapté en fonction de considérations très intéressées d'où les enjambements des uns et des autres - pensons aux libertariens antiwoke - aux seules fins de garantir des projets rémunérateurs contradictoires entre eux.

QUELLE SYNTHESE ?

Un bel exemple de synthèse difficile  -voire probablement irréaliste - est celui de la politique économique. Comment refaire l'équilibre extérieur, revenir au nationalisme d'antan, sans toucher à la finance, sans toucher à la silicone valley et en respectant le souhait de diminuer la pression fiscale ? 

Il est de ce point de vue très intéressant de décortiquer l'architecture du raisonnement en cours de gestation et de mise en œuvre dans le domaine de ce qu'on ne peut plus qualifier de "policy mix". 

La volonté exprimée par le Président est celle du retour d'un équilibre de la balance des marchandises ce qui suppose notamment de mettre fin aux déficits sur la Chine (300 milliards de dollars) , mais aussi sur le Mexique (172 milliards de dollars), mais aussi sur l'UE (235 milliards de dollars) , mais aussi sur le Vietnam (123 milliards de dollars) etc. Enorme. Le bloc au pouvoir, même sa partie la plus libertarienne, ne  s'oppose pas à une gigantesque recomposition césariste. A ce titre, elle ne se rend  pas compte que la présente situation de relatif libre échange est encore porteuse d'une rente globale pour les USA et plus particulièrement au profit du groupe finance.

L'INVISIBILITE D'UNE RENTE REELLE

Quelle est cette rente que l'on dit  prête à être abandonnée ? Aujourd'hui, l'immense déficit se solde encore par des achats massifs de bons du Trésor assortis d'une prime de risque particulièrement faible donc d'un taux minimal ( statut du dollar, profondeur et liquidité extrême du marché, puissance, etc.). La liquidité correspondante permet en retour, des achats d'actions et prises de participations sur l'ensemble de la planète assortis d'une rentabilité beaucoup plus élevée. Il en résulte au niveau macro économique un gain collectif, un peu comme celui, microéconomique, d'une banque qui gagne entre taux créditeurs et taux débiteurs. Certaines  études ont pu montrer que le prélèvement s'établissait à un taux de 1,5%. De façon complémentaire, en cas de crise, il n'existe aucun retournement au détriment des USA  et les investisseurs se réfugient derrière de plus importants achats de bons du Trésor. Concrètement, la dette américaine peut augmenter sans risques réels de financement  d'où l'appétit presque naturel pour les politiques de diminution de la pression fiscale. Appétit quasi interdit dans les autres Etats à peine de possibles ruptures sur la gestion de la dette publique, pensons à l'expérience récente de la Grande Bretagne.  De quoi aussi augmenter la boursoufflure de la finance américaine et donner cette impression de bonne santé avec un PIB américain qui cesse en  pourcentage de décroître et qui, à l'inverse, augmente à nouveau (22% du PIB mondial en 2010...et 26,3% en 2024).... Mais simple impression car la bonne santé de ses habitants décroit avec une diminution de l'espérance de vie pour des dépenses de santé (18% du PIB) les plus importantes du monde. C'est cette rente qui fait le bonheur des républicains classiques, des financiers, qui ne gène guère les libertariens et qui devrait être réaménagée pour donner davantage de place aux nationalistes.

UNE NOUVELLE REGULATION ELARGISSANT LE MARCHE ?

La nouvelle théologie économique qui semble se mettre en place est celle qui garantirait les intérêts spécifiques de chacun des groupes usant du pouvoir de capture de l'Etat américain : baisse de la pression fiscale au profit de cette nouvelle source que seraient les tarifs douaniers, maintien intégral du pouvoir financier, réindustrialisation par hausse de la compétitivité, elle-même induite par une baisse du taux de change, utilisation maximale du déficit public au service de la puissance et du maintien du dollar comme monnaie de réserve. Scénario peu aisé puisqu'il consisterait  à dévaloriser une monnaie... pour la maintenir au dessus des autres et garantir son statut de réserve.

Bien évidemment, la difficulté serait la problématique du report sur l'étranger des droits de douanes. Il faudrait en effet imposer une baisse du cours des devises des pays qui exportent vers les USA et qui deviennent victimes  des tarifs douaniers. Le maintien des flux exportés vers les USA supposerait que ces pays supportent les tarifs imposés par le pouvoir américain. Les flux exportés vers les USA seraient les mêmes et les prix supportés par le consommateur américain resteraient inchangés. En retour, la baisse de la pression fiscale américaine permettrait une meilleure compétitivité américaine mais... contrariée par la baisse de la valeur des devises étrangères...

Il faut donc selon les adeptes du nouveau dogme aller plus loin et géner les achats de bons du trésor par les non résidents en taxant les avoirs des ces derniers en dette américaine. Parce que les avoirs en dette américaine ne sont pas supposés devoir supporter une prime de risque - le dollar est la monnaie ultime -, le taux d'intérêt versé par le Trésor américain devait être amputé d'une taxe.  De quoi alléger la demande de dollars, le faire baisser de prix sur les marchés.. et rendre l'économie américaine plus compétitive. La conclusion est que les pays étrangers devraient supporter un impôt  -  taxe douanière- payable aux USA et payer une seconde taxe au motif de leur participation à une dette américaine... qui permet le financement d'une armée surpuissante garantissant leur sécurité... Les auteurs du projet , en particulier Stephan Miran devenu Président du Conseil d'analyse de Trump, considère même que les achats par les étrangers de dette publique taxée seraient obligés de se fournir sur des titres à échéance d'un siècle...

UN RAISONNEMENT TRES CONTESTABLE.

Au delà du fait que les exportateurs vers les USA vont se mettre à réagir en cherchant de nouveaux débouchés voire en délocalisant leur production vers des pays devenant de nouvelles bases d'exportation, d'autres réactions peuvent intervenir très rapidement. Par exemple, l'UE pourrait mettre en difficulté le Trésor US en limitant la capacité des intermédiaires financiers européens à financer la dette souveraine américaine. De quoi rendre plus difficile l'énorme fuite de l'épargne européenne vers les USA. 

Dans le même sens,  il est difficile d'imaginer que l'idée de taxation des bons du Trésor n'accélèrera pas les projets de dédollarisation eux-mêmes, projets très complexes  mais qui vont naturellement se développer.  Déjà, on constate le mauvais signe d'une élévation brutale du cours de l'or (13% de croissance depuis janvier 2025 et dépassement du seuil de 3000 dollars l'once), signe révélant une  contestation de la suprématie  du dollar. Difficile d'imaginer un bon accueil d'une quelconque taxation sur le marché de la dette américaine, surtout pour des titres à échéance d'un siècle. 

Au delà, il est parfaitement contradictoire d'inviter les pays qui exportent vers les USA de payer le prix de la taxation douanière en dévaluant et ainsi d'empêcher une réévaluation du dollar portant préjudice aux exportations américaines. 

Enfin, il ne peut y avoir de réelle réindustrialisation, mêmes avec l'IA et même avec un coût de l'énergie très faible, dans la mesure où l'économie américaine est proche du plein emploi et ce, dans un contexte d'expulsion de la main d'œuvre étrangère. 

Les USA seront de plus en plus un espace où l'essentiel de ce qu'on appelle le PIB relève d'une sur financiarisation  . Les USA pourront peut-être encore grossir dans le PIB mondial mais il s'agira davantage d'un simple "œdème" cachant mal un réel déficit industriel. Sans changement et dans le long terme, les USA risquent de devenir la grenouille face au beauf chinois.

 Au final, le bloc au pouvoir est appelé à se fissurer rapidement et il est difficile de dire quel pouvoir prendra la relève .       

                                              Jean Claude Werrebrouck  17 mars  2025

 

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8 mars 2025 6 08 /03 /mars /2025 20:53

Reconstruire une industrie de la défense suppose de rassembler des moyens financiers autour de 2 préoccupations : d'abord celle de l'investissement nécessaire, ensuite celle de la couverture des coûts de la production elle-même. 

La première préoccupation ne peut que difficilement mobiliser le secteur privé en raison des contraintes de valorisation du capital engagé : les marchés financiers valorisent, certes, la haute technologie militaire (Safran, Thalès, MBDA, etc.) mais restent éloignés de la  prétendue mauvaise image de l'industrie classique qu'il faudrait reconstituer (obus, chars, etc.). Les institutions financières craignent pour leur propre évaluation par le marché. L'essentiel de l'investissement devra donc mobiliser des ressources publiques.

De la même façon, l'industrie financière ne peut que résister à l'idée d'un emprunt public ne passant pas par le traditionnel marché de la dette publique géré par l'agence France Trésor. La dette publique est en effet la grande matière première de la finance et il serait de son point de vue mal venu de provoquer un effet d'éviction à son détriment. De la même façon, cette variété d'emprunt public que serait une mobilisation de l'épargne sur un fonds spécifique, serait à éviter en raison des effets d'éviction notamment sur la politique de la ville et du logement. 

Reste la dette publique dont on peut approximativement évaluer l' évolution.

Doubler la part de PIB consacrée à la défense en un temps limité , par exemple 4 années, suppose d'affecter une quinzaine de milliards de plus chaque année aux dépenses correspondantes (investissement boudé par le secteur privé + production supportée sur fonds publics). L'augmentation de la dépense publique nouvelle se déroule toutefois dans un contexte très difficile d'augmentation considérable de dépenses au titre du roulement de la dette. Beaucoup emprunter â coûts nuls (Fin des années 2010 et début des années 2020) suppose, hélas,  quelques années plus tard, un roulement beaucoup plus difficile. On peut ainsi estimer que le roulement va exiger régulièrement 5 milliards de dépenses supplémentaires chaque année (voire davantage quand on observe le changement de  situation entre 2021 et 2023 où les charges de la dette passent de 38,6 à 54,8 milliards d'euros et vont largement dépasser les 80 milliards en 2030) . A cela va s'ajouter le début (2028) du remboursement de l'emprunt européen de 750 milliards et donc l'accroissement de la cotisation de la France au budget européen. Sachant que la France a reçu 45 milliards et qu'il lui faudra en rembourser 120 on peut estimer â ce titre un ajout annuel d'une petite dizaine de milliards.

Toutes choses restant égales par ailleurs on peut donc penser que les dépenses publiques vont augmenter chaque année d'environ 25 milliards d'euros. Il est évident que, dans un tel contexte, le déficit public passera à plus de 210 milliards dès 2025 et augmentera régulièrement de 25 milliards les années suivantes. Parallèlement les emprunts au titre du roulement et du financement du déficit vont exploser et passer d'un peu plus de 320 milliards en 2025 à probablement beaucoup  plus de 400 en 2028...toutes choses égales par ailleurs. De quoi emprunter chaque année bien davantage  que la  totalité des recettes publiques prévues ( 370 milliards pour 2025). 

Toutes choses égales par ailleurs, en particulier si on ne remet pas en cause les investissements prévisibles au titre de l'écologie, de la santé (biotech, medtech, e-santé) , de la recherche, de l'IA, de la deeptech en général,   etc. et si on ne remet pas en cause le modèle économico - social, il est clair que les marchés financiers ne pourront pas suivre un tel rythme et qu'ils ne se contenteront pas d'une hausse des taux sur les obligations publiques, hausse déjà entamée y compris sur le bund allemand. 

Quelles solutions?

En l'absence d'un recours  à une politique monétaire complètement nouvelle, l'inflation devrait s'engouffrer dans l'écart entre revenus distribués et offre globale, écart mesuré notamment par la valeur de la production militaire. Il s'agira d'une force puissante pour empêcher l'élargissement d'un autre écart, celui entre offre et demande de dette publique.

Une autre possibilité est celle de l'achat direct des titres de dette publique par la banque centrale. Ce fut partiellement la solution de la dette COVID. Le travail d'ajustement de l'inflation serait ici complété par le travail de la banque centrale.

Une troisième possibilité est le financement direct de la totalité des dépenses militaires par la banque centrale. C'est évidemment la solution collectivement la plus avantageuse avec de fortes conséquences inflationnistes. C'est aussi la solution la plus cohérente : il n'y a pas à rembourser une production qui, ne donnant lieu à aucun échange marchand, ne peut s'appuyer sur une ressource puisée sur le marché, ressource affectable à un créancier. 

Le scénario qui vient d'être proposé, est partiel et ne tient pas compte des conséquences du passage à une économie de guerre dans les autres pays partenaires de l'UE.

Ce scénario révèle aussi qu'il existe probablement une façon de vivre l'euro en abandonnant ses contraintes..., contraintes que même l'Allemagne semble oublier. 

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5 mars 2025 3 05 /03 /mars /2025 06:45

 

Les textes précédemment présentés ont évoqué la disparition de l’ordre de Yalta et la difficulté qui en résulte pour l’Europe[1]. Cette dernière doit pourtant tenir compte d’une réalité russe à nulle autre pareille, réalité que nous avons développée dans une note parue le 27 mars 2024.

Nous la reproduisons ci- dessous pour bien faire comprendre que la Russie ne peut en aucune façon perdre la guerre en Ukraine. Il en va - bien au-delà de l’existence du simple pouvoir poutinien - de l’existence de l’ordre russe,  tel qu’il existe depuis des siècles. Comme expliqué   dans notre article, la Russie n’est pas un Etat-Nation ni un empire colonial classique, et ses fondements font de ce pays une réalité très spécifique. Réalité qu’il convient de décortiquer pour comprendre ce qu’il est possible de faire et ce qui ne l’est pas. A méditer au titre de la réunion extraordinaire du Conseil Européen de ce jeudi 6 mars.

Note du 27 mars 2024 :

La présente note s’intéresse moins à l’analyse de la faiblesse de l’impact des sanctions occidentales sur l’économie russe que sur la spécificité d’un modèle anthropologique jusqu’ici peu défriché. On peut en effet s’étonner de caractéristiques sociétales a priori assez éloignées de ce que l’on trouve dans l’occident classique : un Etat laissant très peu de place à la société civile, un demos davantage objet que sujet, un repli sur soi contrarié par une interaction sociale souvent brutale et violente, une très difficile émergence de droits de l’homme dont celui du respect de la vie. Ces caractéristiques sont elles-mêmes des qualificatifs divers d’une même réalité : la faculté d’un pouvoir très éloigné, à nier toute autonomie réelle à une population, simple moyen de sa propre fin, à savoir sa reconduction au pouvoir.

 1 - Anatomie de l’Etat Russe.

En Russie comme ailleurs, l’aventure étatique fût probablement la cristallisation d’une évolution qui selon l’expression de Pierre Clastres devait aboutir à ce que ce dernier appelait « un coup d’Etat fondant l’Etat ». Partout dans le monde le « big bang » des Etats fut l’appropriation du « commun » d’une société, ce que l’on appellerait dans le langage moderne les biens publics. L’histoire assez classique des Etats fut le passage d’un âge patrimonial plus ou moins long (le groupe au pouvoir gère le commun comme son bien propre), à un âge institutionnel (le groupe au pouvoir reconduit sa domination par un partage et la reconnaissance de droits attribués à un demos). Dans certains cas, l’âge institutionnel peut se déliter avec passage à un âge relationnel où l’Etat lui-même semble s’affaisser devant le marché (démocratie puis mondialisation). L’âge relationnel qui semble être le moment présent des Etats de l’UE délègue au marché et aux économistes l’édification d’un intérêt général. Le marché devenant la nouvelle patrie à défendre. Signalons qu’il n’existe aucune théorie de l’histoire et rien ne dit qu’il existe un passage ordonné entre les âges : des retours ou des ordres inversés sont toujours possibles. Rien ne dit non plus que la réalité correspond à des âges complètement séparés et complètement distincts. Ainsi il n’est pas impossible de penser que l’UE pourrait évoluer, après son âge plus ou moins relationnel  vers un stade intermédiaire que certains appellent déjà la marche vers « l’étaticité ».

Ce qui semble caractériser l’histoire de l’Etat russe est l’importance de l’âge patrimonial, la difficulté du passage à l’âge institutionnel et, plus récemment, sa greffe sur un âge relationnel qui lui reste fondamentalement étranger.

2 -  Une construction impériale sans équivalent.

L’âge patrimonial s’est parfaitement adapté à la construction d’un empire où - à l’inverse de ce qui se passait en Occident (Grande-Bretagne et France arrimées depuis longtemps à l’âge institutionnel) - la métropole n’est pas géographiquement séparée des colonies. Alors que la France se distingue de l’Algérie par une frontière naturelle, il n’existe pas de barrière physique entre la colonie et l’Etat patrimonial russe. Et comme l’âge patrimonial est celui où les sujets sont dépourvus de l’essentiel de ce qu’on appelle les droits de l’homme, voire le simple respect de la dignité humaine, le colonisateur peut utiliser ses sujets comme matière première de la colonisation. Parce que dépourvus de droits de propriété qui n’existent que pour les dominants, les sujets peuvent être instruments de la colonisation et être déportés en masse vers de nouveaux lieux. D’où la multitude de groupes russophones dans des espaces a priori très éloignés mais jamais séparés de la métropole par une barrière naturelle qui n’existe pas. Phénomène que nous n’avons pas constaté avec les autres colonisations où, même en Algérie, il n’y avait pas de réelles déportations et où ce qu’on appelait les pieds noirs étaient des volontaires très autonomes au regard de l’Etat central. Les cas contraires - sauf l’énorme exception que fût le commerce triangulaire, sauf également des moments parfois tristement génocidaires (enfumades de Bugeaud) -  étaient marginaux et concernaient surtout une déportation des colonisés récalcitrants vers d’autres colonies, donc des personnes dépourvues des droits de propriétés de l’âge institutionnel de la métropole.

Dans le cas de la Russie, les moyens de production de la colonisation et de l’expansion de l’âge patrimonial, doivent historiquement rester ce qu’ils sont à peine d’effondrement de l’empire en expansion : les déportés doivent conserver leur rang et ne doivent jamais accéder aux droits de l’homme classiques. Il en résulte une distance réduite entre le colon et le colonisé, ce qui n’était pas le cas des empires coloniaux occidentaux. Dans le cas inverse, une stratégie d’accès aux classiques droits de l’homme entrainerait un effondrement de l’empire, ce que « Catherine la Grande » tentait d’expliquer aux philosophes des lumières et en particulier Diderot. Constatons qu’aujourd’hui encore les déportations restent une pratique assumée : enfants et familles ukrainiennes, minorités des espaces de l’Asie centrale, etc.

3 -  Un point d’appui sur des structures anthropologiques à privilégier.

 Les deux paramètres classiques des droits de l’homme : vie, liberté, reposent sur un troisième qui devient le point d’appui des deux premiers : la propriété. C’est dire que l’âge patrimonial de l’Etat russe ne permet pas l’arrimage à la notion classique de propriété : vie et liberté seront toujours sous la dépendance du pouvoir. D’où la difficulté de faire naître un âge institutionnel allant jusqu’à la démocratie. Au mieux, on aboutira à une citoyenneté qui restera bloquée sur le patriotisme ou le nationalisme alors qu’en Occident il sera possible d’aller plus loin. D’où l’asymétrie fondamentale dans une situation de guerre : un coût de la vie très élevé dans un cas ( l’Occident dépassant l’âge institutionnel et déjà plongé dans l’âge relationnel), et très faible dans l’autre (Russie dont l’âge institutionnel reste enkysté dans un âge patrimonial). Dans un cas nous avons la doctrine du zéro mort dans la guerre et dans l’autre, il sera naturel d’extirper de l’univers carcéral des personnes que l’on enverra sur le front.

D’une certaine façon, l’Etat russe se trouve très aidé par des structures familiales qui selon la classification d’Emmanuel Todd relèvent du type souche, voire communautaire, avec des caractéristiques culturelles qui restent éloignées de celles de l’occident classique où la valeur égalité l’emporte. Le poids de l’autorité indiscutable s’impose avec ses conséquences sur des droits de l’homme qui n’ont pas la même signification qu’en Occident. La dimension âge patrimonial de l’Etat Russe est ainsi en relative congruence avec des structures familiales qui ne vont pas contester frontalement la violence du pouvoir.  La perspective d’une révolution a ainsi beaucoup plus de chance de se réaliser par le haut que par le bas.

4 -  Un  point d’appui récent sur des Etats vivant l’âge relationnel.

Mais l’Etat russe qui passe déjà difficilement le cap de l’âge institutionnel est retenu, voire confirmé dans son âge patrimonial par sa greffe sur les Etats de l’âge relationnel (Occident). Les richesses de l’immense empire peuvent être valorisées auprès des Etats devenus vassaux d’un mercantilisme privé. C’est bien évidemment le cas -véritablement caricatural - de l’Allemagne dont le  mercantilisme permettra d’alimenter une rente gazière gigantesque accaparée par les détenteurs/défenseurs de l’âge patrimonial russe. De quoi nourrir - non pas avec des droits mais avec des marchandises - les dépendants du pouvoir russe. De quoi, par conséquent, légitimer la forme patrimoniale du pouvoir par une population qui reste à l’écart des agitations du post-modernisme occidental. Mieux : de quoi distribuer des salaires considérables et du capital qui l’est davantage encore, à ceux qui s’engagent dans la machinerie militaire. C’est dire que malgré une démographie très difficile l’Etat patrimonial russe peut encore alimenter la machine de guerre par une offre suffisante de personnel : les chaînes d’inscription à la guerre sont le point de départ d’un changement radical de niveau de vie pour nombre de familles de colons mais plus encore de colonisés dans l’immense empire. Au final, de quoi connaître l’équivalent de la société de consommation occidentale dans un monde carcéral. Les immenses espaces de la Grande Distribution peuvent cohabiter avec ceux  des colonies pénitentiaires.

5 -  Un Etat sans limite territoriale

L’empire lui-même ne peut connaître de limite. Dans le cas de la colonisation occidentale, des barrières naturelles permettaient la distinction entre des colonies et des métropoles, elles-mêmes déjà marquées par les frontières des célèbres traités de Westphalie (1648). Simultanément, l’âge institutionnel et son débouché sur l’idée de citoyenneté et de droits de l’homme, délégitime rapidement le fait colonial occidental, lequel débouchera sur l’apparition de très nombreux Etats en formation au vingtième siècle. Historiquement, l’affaire ne fut pas facile et aurait pu l’être beaucoup moins encore en l’absence de barrières naturelles entre colonies et métropoles. Imaginons par exemple les difficultés supplémentaires - pourtant déjà  considérables - dans le cas de la France et de l’Algérie si cette dernière avait été directement accolée à la métropole.  Le cas de la Russie, au regard de l’idée de décolonisation est très différent. Parce que l’âge patrimonial peut se pérenniser et que la colonisation s’est accompagnée de déportations, il est très difficile de connaître une décolonisation. La violence naturelle de l’âge patrimonial s’y oppose, et surtout il est facile de compter sur ce qui est devenu les minorités russophones réparties sur l’immense territoire. C’est ce qui est présentement vécu avec un mouvement complexe de décolonisation/recolonisation. En occident parce que le colon était très différent du colonisé, la décolonisation n’en finit pas de se radicaliser y compris et surtout dans les anciennes métropoles. En Russie, colons et colonisés sont peu différents et le colonisé ne rejette pas la culture du colon. A priori impensable en occident, la recolonisation se trouve envisageable dans l’ordre Russe. Avec toutefois une limite : une colonisation vers des espaces fondamentalement étrangers à  l’espace russe (l’Afrique actuelle) se heurtera à des déboires majeurs. Il sera moins difficile de se réinstaller dans les ex territoires de l’Union Soviétique que d’occuper le Sahel après évincement de la présence française.

6 -  Un Etat menaçant menacé ?

Et pourtant l’empire est plus ou moins menacé car les droits de l’homme frappent à la porte et les espoirs - fondés ou non - de l’âge relationnel s’affirment. Non pas nécessairement par le canal démocratique car une grande partie des droits de l’homme peut se vivre en dehors de la liberté démocratique, mais bien plutôt par le canal économique. L’économie prédatrice et rentière monopolisée par les tenants du pouvoir peut faire l’objet d’une contestation grandissante, voire se transformer en luttes de clans débouchant sur de possibles fragmentations. Et déjà, au quotidien, une difficulté croissante à gérer les conflits d’intérêts entre groupes de décisions et la peur qui, finalement, empêche toute innovation au niveau des microdécisions. Davantage encore, la digitalisation de l’économie et les espoirs du monde numérique favorisent la fuite hors de l’empire des plus modernes. De quoi accélérer la crise démographique. Au-delà des apparences nous sommes vraisemblablement dans la crise des Etats figés dans l’âge patrimonial.

7 -  Conclusions.

- Les réalités d’aujourd’hui sur le théâtre russe paraissent confirmer ce qui précède : le « sultanat électoral » que vient de vivre le pays ne semble guère embarrasser ce que chacun peut considérer comme une distraction dominicale où l’on est invité au jeu du plébiscite comme on peut l’être au jeu de monopoly. C’est dire que la liberté au sens occidental n’a encore que peu de sens.

- La guerre est coûteuse, et même avec une croissance ,  il deviendra de plus en plus difficile de jouer le jeu de la société de consommation avec des moyens de production qui se sont reconvertis en usines de guerre. La croissance peut certes s’accélérer  avec la généralisation d’une économie de guerre, mais elle ne pourra masquer durablement une perte des niveaux de vie.

- La guerre, elle-même, est un moyen de conserver un âge patrimonial menacé par des périphéries dissidentes qui pourraient déboucher sur  des exemples de réussite légitimant un âge relationnel : un succès économique et politique de l’Ukraine n’était pas acceptable. Une guerre qui soude une communauté est donc utile pour le pouvoir mais son coût devra se reporter sur les dépendants, plutôt sur les colonisés que sur les colons.

- Cette même guerre ne pourra que se limiter aux anciens espaces et La Russie, cruellement contestée dans sa volonté de devenir chef d’orchestre d’un Sud global,  devra probablement se retirer de l’Afrique.

-Enfin cette guerre développe ce qu’elle combat : le passage de l’Etat ukrainien d’un âge patrimonial à un âge institutionnel flirtant avec l’âge relationnel européen. Plus simplement exprimé, l’Etat Russe engendre à sa périphérie ce qu’il n’est pas,  et que classiquement on appelle « l’Etat Nation souverain ». Si le marché généralisé de l’âge relationnel connait quelque peine à souder une société,  la guerre de l’Etat Russe resté  patrimonial ne permettra pas davantage de souder et développera  des risques de rupture.

                               Jean-Claude Werrebrouck – 27 mars 2024.

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1 mars 2025 6 01 /03 /mars /2025 07:49

 

Vu de très haut, l’ordre naissant après la décomposition de l’ordre de Yalta se résume en 3 phrases :

1 - Les USA semblent vouloir sortir de l’Occident pour affronter des difficultés qu’ils ont engendrées. A priori, construire une coalition avec l’empire russe n’est plus l’ordre de Yalta.

2 - L’Europe, en ordre dispersé, semble vouloir se maintenir dans ce qui fut son berceau. Se séparer des USA, c’est reconnaître la fin de ce qui constituait le bloc occidental.

3 - Les empires renaissants - Russie, Chine - nourris des débordements de l’Occident, prospèrent sur la base de ce qui devient une rupture civilisationnelle.

Ces trois phrases sont hiérarchisables et ce sont les transformations de l’ordre américain qui semblent être les réalités motrices de l’ensemble. Toujours vu de très haut, sans doute en simplifiant à l’extrême et en faisant abstraction de l’ordre domestique (famille) les rapports entre humains sont de 2 types possibles : le règlement d’une part, le contrat de l’autre.

Le marché et le règlement.

 Dans le premier cas, nous initions un ordre hiérarchique (il faut obéir à la loi) et dans l’autre un ordre de marché. En raison des conditions historiques de la naissance des USA, c’est le second type d’ordre qui s’est le plus imposé et qui - à terme - mettra fin à Yalta. La dynamique est celle d’une réalité humaine comme d’une représentation intellectuelle qui se trouve être très spécifique aux USA, un capitalisme radical d’une part et un libéralisme débouchant très tôt sur un libertarisme qui sera un jour prodigieusement fécondé par ce qu’on appelle les nouvelles technologies.

 Il n’est guère possible dans un court article de décortiquer le paradigme libertarien, mais il est aisé de comprendre que les règlements les plus fondamentaux, telle la naissance de la propriété, sont perçus intellectuellement comme relevant de l’ordre de la coopération donc celui du contrat et du marché. Par exemple, les économistes libertariens expliquent que la frontière et les clôtures entre les domaines conquis ne naissent que si leur coût est inférieur aux désutilités induites par l’absence de propriété. Choix entre règlement ou marché relève tout simplement d’une analyse coût /avantage. Les manuels d’économie américains regorgent de ce type d’analyse et d’exemples correspondants.

Ainsi lorsque l’on vit dans l’idéologie libertarienne, le règlement se doit toujours être très proche du marché, les transformations du dit marché devant aboutir au changement du règlement. Quand on est américain et quand on baigne dans l’idéologie libertarienne, le droit de propriété est au fond le seul réellement intangible : il protège et autorise toutes les négociations. La règle est ainsi fondamentalement ce qui protège le marché.

Quand on est américain, ce n’est pas le marché qui découle du règlement mais le règlement qui découle du marché. C’est ce qui explique qu’aux USA, ce qu’on appelle « Etat de droit » en Europe, se trouve difficilement enracinable. Réalité que l’on vérifie aujourd’hui - sans retenue et de façon stupéfiante - avec le DOGE d’Elon Musk. Réalité devenue tragique : la liberté, garantie par la propriété, ne peut plus connaître de limite réglementaire …et il faut interdire de parler des victimes de la liberté ( Cf Jeff Bezos et la nouvelle censure sur le « Washington Post »). Mais aussi une réalité déjà perçue, il y a bien longtemps, par un certain Tocqueville, observateur de la « Démocratie en Amérique » dans les années 1830….

Amérique/Europe/vieux empires.

Ce sont les conditions historiques spécifiques de la naissance des USA qui font que le règlement découle largement du marché. Dans la vieille Europe et les vieux empires, nous étions dans une situation complètement inverse. La naissance des Etats est d’abord la naissance d’un ordre politique inscrit dans ce que nous appelons le règlement. Ce dernier domine le marché voire l’interdit. Alors qu’aux USA, l’Etat-Nation qui s’est constitué, est largement capturé par les entrepreneurs économiques, dans la vieille Europe et beaucoup plus encore dans les vieux empires, ce sont les entrepreneurs politiques qui vont capturer et monopoliser, durant un grand nombre de siècles, l’Etat naissant.

Bien sûr avec de grandes différences. Ainsi l’Europe autorise rapidement la naissance d’un marché avec le partage de la capture des Etats entre entrepreneurs politiques et entrepreneurs économiques. Les premiers reprenant l’idée qu’il est de l’intérêt du loup que les moutons soient gras, d’où par exemple l’aventure mercantiliste menant à la puissance et plus tard l’aventure libérale menant à la première révolution industrielle…faite aussi de puissance. Par contre, dans les vieux empires, le marché sera beaucoup plus enkysté dans le règlement d’où la relative absence de révolution industrielle au dix-neuvième siècle et le relatif déclassement dans la hiérarchie de la puissance.

L’entreprise nationale auprès de son maître

Le grand mouvement du monde peut s’éclairer à partir de celui de l’économie et de la pénétration du marché dans la société et donc la pénétration du marché dans le règlement. Dans les premières formes d’entreprises à débouchés simplement nationaux, l’ordre du marché reste largement dominé par l’ordre de la règle. Les entrepreneurs économiques américains préfèrent bien sûr le marché au règlement mais se soumettent encore à l’Etat-Nation qui lui-même résulte de la fin de l’ordre colonial. On préfère le marché au règlement mais on peut, au moins temporairement, utiliser cet Etat que l’on n’aime pas pour protéger le marché. Curieusement les américains, enfants de l’Occident vivent sous la protection des barrières douanières.

L’entreprise multinationale devient l’égale des maîtres

L’effondrement des coûts de transports et de l’information invite à la naissance de l’entreprise multinationale laquelle va exiger le recul du règlement au profit du marché. Les modalités de capture des Etats se modifient et les entrepreneurs politiques doivent laisser davantage de place au marché. Cette transformation laisse une place majeure au modèle américain. D’où la mondialisation. Là encore, on va se servir de l’Etat non pas pour imposer des règles mais pour imposer le marché. D’où l’Amérique de l’après-guerre avec Bretton Woods et l’imposition du dollar. D’où aussi le rejet de la Charte de la Havane et celui plus ambiguë du keynésianisme. L’Occident ne se fissure pas : il fait bloc contre l’Est et les libertariens américains admettent encore, voire profitent, de l’obsession de l’efficience collective que l’on trouve dans la vieille Europe. Cette dernière baigne encore dans le keynésianisme ou la théorie économique classique qui évoque encore le paradigme d’un intérêt général. Pour la marée montante du libertarianisme américain, l’idée d’intérêt général s’évapore et même la démocratie devient dangereuse en ce qu’elle permet, à une majorité, d’imposer des règles qui sont une atteinte à des droits de propriété. Une majorité pourrait ainsi, selon le célèbre mot de Hayek « exploiter une minorité ». Plus récemment la théorie libertarienne intellectuellement célèbre dans les années 80 aux USA s'est appauvrie avec la violence de ses nouvelles versions notamment le  mouvement néoréaction (NRx) de Curtis Yarvin avec l'idée que non seulement le système de gouvernement démocratique est inefficace mais qu'il est aussi destructeur. On ira même jusqu'à annoncer que le multiculturalisme entrave le progrès scientifique. L’Europe qui va connaître la mondialisation ne se rend pas compte du vaste mouvement libertarien qui va se nouer aux USA. Absence  notamment dans les Universités françaises , où la théorie libertarienne ne sera enseignée que fort rarement et seulement à partir des années 1990.

L’entreprise globale n’a plus de maître.

La quasi disparition des coûts de l’information résultant de la digitalisation permet la transformation des lieux de production en un enchevêtrement d’entreprises globales. Entreprises géantes ou minuscules, entreprises plateformes, "licornes à 1 salarié" entouré de 1000 agents IA, etc. remodelant le salariat ou effaçant l’ordre salarial, sous l’effet d’une numérisation généralisée, ne permettant plus de distinguer clairement entrepreneurs et salariés, ou producteurs et consommateurs. Les entreprises de la Tech perdent toute nationalité.  Le règlement doit laisser exploser l’ordre du marché et les Etats comme les institutions régulatrices sont invités à disparaître. De quoi retrouver l’ordre américain du dix-neuvième siècle avec la conquête de l’ouest. Ici la rupture avec l’ordre de Yalta devient possible. L’univers libertarien américain, puissamment vitaminé par la numérisation du monde, n’est plus une utopie et peut devenir la réalité.

L’abandon du principe d’efficience collective dans un cadre qui reste démocratique aboutit aux segmentations sociales et la montée en puissance des minorités. Avec le temps, ces dernières deviennent actives dans la capture d’un Etat qui,  déjà de plus en plus soumis à l’ordre libéral, sera invité à produire du règlement… imposant un marché radical à leur profit. D’où le développement d’une élite woke, produisant un délitement allant jusqu’à la fin de l’homogénéïsation de la société. Le libertarisme, censé apporter un ordre de marché généralisé, se voit ainsi contrarié par l’émergence de nouvelles couches de règlementations. Les individus qui devaient devenir anonymes dans le grand marché deviennent porteurs d’identités et d’exigences règlementaires. Le wokisme est aussi le prix de la numérisation du monde. Comme l’élevage du mouton pour la viande génère  aussi de la laine,  le wokisme est aussi le produit associé du modèle de production libertarien. Wokisme et libertarisme sont des produits liés.

Modalités des formes du combat libertarien

De façon très inattendue mais complètement explicable, les libertariens vont utiliser l’Etat mal aimé pour se défendre : Autoritarisme exigé contre l’élite woke, fin du politiquement correct et fin de l’autocensure, exigence d’une société culturellement homogène, remaniement des modes de fonctionnement de l’Etat, avec la lutte impitoyable contre ce qu’on appelle « l’Etat profond ». Il s’agit d’un changement de régime pour ce qui est de l’ordre interne. Mais il doit aussi en mondialisation s’agir d’une révolution pouvant aller jusqu’à un changement d’alliances.

Le retour de la puissance.

Déjà l’ordre international était un ensemble de règles que le marché se devait de noyer. Désormais, il faut, pour achever l’ordre du marché, passer par des négociations utilisant la force. Les relations entre Etats sont de l’ordre de la seule transaction. Les droits de propriétés peuvent s’exercer sans limite dans une négociation (cf. par exemple la taxation des bateaux construits en Chine accostant dans un port américain). Le réalisme peut conduire à des alignements stratégiques ne supposant pas nécessairement des affinités idéologiques. Le monde est ainsi fait de grandes puissances en tension et les petits Etats peuvent rester exlus du marché. Et parce que la compétition est rude, le nouvel Etat américain se love dans un accélérationnisme militant - démarche  dépourvue d’un nécessaire  temps de réflexion -  alors que l’Europe démocratique et libérale se trouve incapable d’agir. Pensons par exemple au retard du plan COVID de 2020 : près de la moitié de l’investissement reste inactivé 5 années après son lancement.   Parce que l’efficience collective n’est pas dans le paradigme libertarien, l’ordre du nouveau marché - censé abolir le règlement - produit un isolationnisme militant qui se détourne des vieilles responsabilités que l’on trouvait dans l’ordre libéral classique. Les vieux empires constituent des lieux dans lesquels il faut investir vite  et ce,  quelles qu’en soient les modalités concrètes. A l’inverse, du point de vue des adeptes du nouveau monde, la vieille Europe restée à l’écart des implications ultimes du monde libertarien et aussi restée dans sa fonction émancipatrice, doit connaître un suicide civilisationnel. Oui le monde de Yalta n’existe plus. La rencontre du libertarisme militant et des nouvelles technologies l’a fait exploser.

Quel avenir pour la France face à une telle situation ? 

Jean Claude Werrebrouck le 26 février 2025

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20 février 2025 4 20 /02 /février /2025 14:14

Le texte qui suit, fut écrit en juillet 2011, époque plus calme que celle que l’on connait aujourd’hui. Nous tenterons d’exprimer dans quelques jours l’esquisse du tableau probable de cette partie du monde qui, jusqu’ici, s’appelait Union Européenne.

En attendant, nous republions ce texte ancien qui s’efforçait de dessiner au-delà des  conjonctures et évènements, les fondements paradigmatiques de nombre de nos réalités macrosociales, celles qui vont façonner nos existences depuis la fin de la guerre jusqu’à aujourd’hui.. De quoi comprendre le monde tel qu’il existait, tel qu’il se transformait, tel qu’il aurait pu évoluer  et tel qu'il consacrait la puissance d'un Occident unifié… mais qui n’existera probablement plus. Ce texte avait pour titre: "Le monde tel qu'il est". 

A l’intérieur du texte, ce qui est écrit en italique est un ajout  censé apporter un exemple de confirmation de ce qui était anticipé en 2011.

 

1 -  Les acteurs du jeu social                                

 Dans une société complexe, nous croyons pouvoir identifier 3 catégories d’acteurs : le groupe des entrepreneurs politiques, celui des entrepreneurs économiques, et celui plus divers des citoyens/ salariés/ consommateurs/ épargnants (le « CSCE »).

- Le premier groupe d’acteurs : les « entrepreneurs politiques » ou les « producteurs de l’universel »

Le premier groupe est constitué d’acteurs en concurrence pour l’accès à ce monopole qu’est l’Etat. Animés par un intérêt privé : le goût du pouvoir, voire de la richesse, ils professionnalisent une fonction et transforment en métier, l’édiction de l’universel de la société, à savoir la production du cadre institutionnel et  juridique général. A ce titre, il y a travail classique d’utilisation de la contrainte publique à des fins privées. L’objectif privé est la conquête ou la reconduction au pouvoir, utilité pour laquelle il faut supporter et reporter un ensemble de coûts : programmes se transformant en textes, se transformant eux-mêmes en impôts/dépenses publiques ou se transformant en redistribution des niveaux de satisfaction des divers agents relevant du monopole étatique.

Avant la démocratie, les entrepreneurs politiques -tyrans, rois, etc.- mobilisaient volontiers la puissance des idéologies pour pérenniser leur propre puissance prédatrice. N’oublions pas le fondement religieux de la naissance de l’Etat au sein des communautés humaines. L’avènement puis la généralisation de la démocratie ne change pas fondamentalement les données du problème puisque la puissance publique ne peut-être que ce qu’elle a toujours été : un monopole. Il y a simplement - en démocratie -  concurrence à partir d’un appel d’offres : quels entrepreneurs auront la charge de la promulgation des textes qui s’imposent à tous et sont donc œuvre d’une entreprise monopolistique à savoir l’Etat ? Un probable moyen de limiter l’utilisation de la puissance publique à des fins privés serait l’interdiction de la professionnalisation de la fonction politique. Un interdit passant par un texte, on voit mal pourquoi les entrepreneurs politiques adopteraient une stratégie allant contre leur intérêt de reconduction sans limite, au pouvoir. En démocratie représentative la professionnalisation de la fonction politique est ainsi devenue un fait largement majoritaire. Avec une nouveauté, qu’il convient de souligner par rapport à la forme antérieure de l’aventure étatique : les entrepreneurs politiques de l’âge démocratique cessent de masquer l’accaparement de la puissance publique à des fins privées par la figure du divin, ou celle du héros souvent tyrannique, et ne sont plus que de simples et paisibles gestionnaires d’une entreprise profane appelée Etat. D’où le glissement du « politique » en « bonne gouvernance » et l’idée associée selon laquelle il n’y aurait plus besoin d’un Etat pesant surplombant tous les acteurs.

Février 2025. Nous invitons ici à resituer les derniers évènements américains : Elon Musk est censé casser l’Etat profond au profit d’une gestion rationnelle. Pensons également aux débats qui, au sein de la « tech,  semblent se déplacer vers l’idéologie libertarienne avec la mise en avant des travaux de Hayek et de la vision libertarienne de l’économie.

Les biens ainsi produits par l’entreprise Etat, les « règles du jeu social », parce qu’universelles par nature, pouvaient ainsi apparaître comme porteuses d’un intérêt général. Et la confusion est vite établie : les entrepreneurs politiques auraient ainsi la lourde mission de produire de l’intérêt général, alors que nécessairement, comme toujours, ils doivent surtout veiller à un programme de conquête du pouvoir, ou de reconduction au pouvoir. De fait, on savait déjà que les textes sont toujours des compromis entre acteurs ou groupes d’acteurs aux intérêts divergents, le pouvoir étant donné à ceux pour qui ces compromis concernent positivement, réellement ou imaginairement, une majorité d’électeurs. Nul intérêt général, impossible à définir, ne peut être lu dans un texte  qui, par nature, fixant le champ des possibles, est nécessairement fait de contraintes que beaucoup voudraient enjamber et dépasser.

- Le second groupe d’acteurs : « les producteurs de biens économiques »

Le second groupe est constitué d’acteurs en compétition entre eux sur le marché des biens économiques. Les entrepreneurs économiques ont plus de difficulté que les entrepreneurs politiques à s’exprimer avec conviction sur l’idée d’un intérêt général dont ils seraient les producteurs. C’est que les biens économiques ne surplombent pas la société comme le fait son « système juridique ». La baguette de pain du boulanger ne surplombe pas les acteurs comme le fait le code civil. Pour autant ils disposent depuis longtemps d’un outil théologique exprimant la fiction d’un intérêt général : la théorie économique. Cette dernière prétend enseigner que, mus par des intérêts particuliers, les entrepreneurs économiques fabriqueraient un intérêt général : la fameuse main invisible de Smith. Certains en déduisent d’ailleurs que le paradigme de l’économie, s’il était  suffisamment répandu, permettrait  de se passer de cet universel qu’est l’Etat. Le monde pouvant ainsi passer plus complètement de son âge politique à son âge économique. Et avec lui le passage de l’Etat nation à la mondialisation… L’Universel ultime - celui de la fin de l’histoire, une histoire qui fût si difficile pour le genre humain - étant l’économie comme instance bienfaitrice, et réconciliatrice de toute l’humanité. Avec, toutefois, la grande question des modes d’existence de la souveraineté.

Février 2025. Ce qui se passe aujourd’hui met apparemment en cause la théologie économique et de nouveaux pouvoirs imaginent délaisser les dogmes au profit d’une économie de combat où le multipartisme respectueux des intérêts de chacun laisse la place à des combats bipartisans. Un mercantilisme enrobé dans les droits de l’individu s’affirme brutalement. Le monde à venir devrait être hérissé de barrières appelées droits de douane et les économistes gardiens du libéralisme ont de la peine à imaginer ce que seraient des « barrières optimales ». D’où l’appel en avril 2017 de 25 prix Nobel qui, déjà, s’inquiétaient des thèses protectionnistes de Donald Trump lors de son premier mandat.

Mais la compétition sur le marché des biens économiques passe aussi par des interventions sur le monopoleur qui fixe les règles du jeu : il faut « capturer »  la règlementation et se faire aider par les entrepreneurs politiques et leurs collaborateurs d’une «  haute fonction publique » pour gagner des parts de marché, être protégés contre des agresseurs économiques, voire pour créer de nouveaux marchés parfois même par le biais d’institutions qui désarment directement les entrepreneurs politiques de la souveraineté : OMC, traités internationaux, etc. Phénomène devenu massif avec l’irruption des autorités administratives indépendantes (AAA), Le politique est devenu ainsi l’art de continuer le jeu de l’économie par d’autres moyens. A charge du politique de bien vendre la règlementation sur le marché politique où il rencontrera, en démocratie,  les électeurs. Ce qu’il faut simplement constater à ce niveau c’est que d’autres intérêts privés, ceux des entrepreneurs économiques utilisent aussi, à l’instar des entrepreneurs politiques les outils de la puissance publique aux fins de satisfaire leurs intérêts.

Février 2025. Ce qui se passe depuis quelques jours semble n’être qu’une aggravation de ce qui vient d’être décrit. Avec peut-être même un basculement vers un état antérieur : comment comprendre en effet la bataille pour la disparition du NED ( National Endowment for Democracy) menée par le Département de l’Efficience gouvernementale patronné par Elon Musk ? Fusion du politique et de l’économique ?

- Les citoyens/salariés/consommateurs/épargnants

Le troisième groupe est sans doute très hétérogène. Il s’agit de tous les acheteurs de biens politiques d’une part, et de biens économiques d’autre part. Porteurs de statuts multiples et pour l’essentiel : citoyens (engagés ou non, patriotes ou indifférents, traditionalistes ou modernistes, croyants ou non, etc.), salariés (parfois travailleurs indépendants), consommateurs, épargnants, (on les appellera dorénavant les « CSCE »), ils peuvent être en compétition entre eux (groupes d’intérêts), voire connaître des conflits de statuts, lesquels ne sont pas toujours réductibles à un ensemble de cercles concentriques. Il peut exister des temps où les CSCE connaissent une grande dissociation : l’intérêt du salarié est dissocié de celui du consommateur ; l’intérêt du citoyen est dissocié de celui de l’épargnant etc. Mais il était aussi des périodes  où plusieurs de ces intérêts, voire tous allaient dans le même sens. L’avènement de la démocratie n’a pu que développer la force politique de ce troisième groupe. les CSCE peuvent comme les entrepreneurs politiques « capter » la réglementation en achetant avec leurs voix des dispositifs avantageux comme salariés ou consommateurs, ce qu’on appelle le « social- clientélisme ». En ce sens, ils sont comme les autres acteurs (entrepreneurs politiques et économiques) attirés par l’utilisation de l’universel afin de satisfaire leurs intérêts privés. Parce que clients sur le double marché politique et économique, les entrepreneurs qui leur font face  doivent en principe les satisfaire.

2 - Complexité des formes de la réalité macrosociale.

Dans les formes primitives des Etats seuls les entrepreneurs politiques – tyrans, princes, etc.- étaient véritablement acteurs et dictaient les règles du jeu. Le cas échéant - en vertu du fait que l’intérêt du loup étant que les moutons soient gras - des entrepreneurs politiques étaient associés dans des institutions à vocation mercantile. Par contre, les CSCE n’ont guère de pouvoir et sont victimes des entrepreneurs politiques qui les enkystent dans un territoire équipé des premières frontières. La souveraineté est celle du plus fort et s’exerce à l’intérieur dudit territoire. Ce qui signifie que les outils de la contrainte publique, appropriés par les entrepreneurs politiques, sont largement orientés vers l’intérieur et que le partage de la souveraineté est peu envisageable.

Février 2025. A l’époque nous n’avions pas encore analysé ce qui est de l’ordre de l’empire et en particulier ce qu’il en était de l’empire russe. Nous y reviendrons et signalons simplement qu’un empire ne connait en principe pas de frontière ce qui n’est pas le cas de ce qui va se produire en Europe après les traités de Westphalie (24 octobre 1648). Les USA vont-ils devenir un empire clasique ne reconnaissant plus les frontières? 

L’irruption de la démocratie et des droits de l’homme vont favoriser le décentrement progressif de la captation des outils de la contrainte publique, avec bien sûr l’idée d’un partage de la souveraineté qui deviendra celle d’un peuple. Mais le jeu social qui consiste à capter les outils de la contrainte publique à des fins privées en concurrence et en opposition va déformer de façon croissante l’universel produit in fine par les entrepreneurs politiques dont c’est la mission historique.

Et cette déformation fera que les entrepreneurs politiques seront de plus en plus invités à donner satisfaction aux entrepreneurs économiques les plus dynamiques. Ainsi s’explique une mondialisation construite par les entrepreneurs politiques qui se sont progressivement engagés dans un processus de servitude volontaire : fin des frontières, fin de la monnaie comme bien public, abandon de la souveraineté monétaire, construction des autoroutes de la mondialisation, renoncement aux vieilles missions de services publics, affaissement de la prédation fiscale, fin d’un patrimoine public positif, renoncement à la souveraineté d’une loi désormais encadrée par des autorités nationales ou étrangères appelés tribunaux d’arbitrage, création massive d’autorités administratives indépendantes, etc. Tout cela au nom de l’affermissement de l’idéal démocratique.

Février 2025. Pensons aujourd’hui à ce qu’on appelle l’Etat de droit que l’on dit  menacé par les populistes et qui  - pour ces derniers - aboutit à l’impuissance publique. Pensons à la bataille du nouveau pouvoir américain, bataille engagée  pour détruire «  l’Etat profond » Pensons à ce que certains appellent le recul des libertés et à l’illibéralisme triomphant. 

Cette déformation considérable du contenu de l’universel n’est pas catastrophique pour les entrepreneurs politiques, leur objectif n’est pas la maîtrise du contenu mais sa capacité à les reproduire au pouvoir. La modification du contenu ne peut évidemment s’aligner sur les seuls intérêts des entrepreneurs économiques. Dans la montée de l’économie et des libertés associées, les CSCE vont connaître de gigantesques évolutions : fin de la citoyenneté au profit de l’individu désirant, développement important des patrimoines et du statut de l’épargnant, modification considérable du statut de salarié jusqu’ici protégé par l’Etat social souvent associé au stade de l’Etat-nation. Globalement, la mondialisation réorganise l’ensemble des liens tissés entre tous les acteurs avec développement de fortes inégalités

3 -  Mouvement des intérêts, bouleversement des compromis, émergence d’une forme oligarchique

L’articulation des trois groupes précédemment définis est nécessairement instable en raison du caractère toujours éphémère des compromis passés. Et instabilité aussi déterminée par le manque d’homogénéité des intérêts à l’intérieur de chacun d’eux. Par ailleurs, une grande porosité  va se créer entre les 2 groupes d’entrepreneurs et grande porosité qui va dégrader la démocratie au profit de l’oligarchie. Si la capture de la règlementation, par exemple celle qui autorisera la mondialisation, se fait souvent par le harcèlement du régulé sur le régulateur, par exemple celui des 50 000 lobbyistes de Bruxelles sur les instances de décision correspondantes, elle peut aussi s’opérer de façon plus radicale : la fusion du régulateur et du régulé. Ici le producteur/détenteur de l’universel, c'est-à-dire l’entrepreneur politique, « part avec la caisse » et devient entrepreneur économique. La France constitue un modèle de cette fusion. Mais le même résultat peut être obtenu en parcourant le chemin inverse : le régulé devient le régulateur et  ainsi « ouvre la caisse » au profit de toute une profession. Les USA constituent un modèle de ce second type de fusion.

Février 2025. Le cas américain est devenu saisissant. Ainsi Elon Musk est officiellement le régulé dans ce qui touche les activités spatiales qu’il développe avec les fonds de la NASA, mais il est aussi, dans le cadre de ses nouvelles fonctions de contrôle des activités fédérales, le régulateur de cette même NASA. 

C’est bien évidemment dans ce qui a toujours constitué le point d’intersection entre intérêts politiques et intérêts économiques que ces fusions sont les plus emblématiques et les plus fondamentales : le système monétaire et financier. Ainsi, grandes banques et banque centrale sont en France dirigées par de hauts fonctionnaires. Ainsi, aux USA, le Trésor lui-même et la banque centrale sont généralement dirigés par un banquier.

Porosité par harcèlement, ou mieux par fusion, permet aux deux groupes d’entrepreneurs de se dégager partiellement et progressivement des contraintes de l’âge démocratique de l’aventure étatique. C’est que le coût politique de la capture de la réglementation, déjà diminué en raison de la dissociation du groupe des CSCE, diminue encore si les entrepreneurs politiques peuvent connaître un prolongement de carrière dans l’aventure économique : la perte des commandes de l’universel peut être le point de départ d’une activité autrement rémunératrice. D’où la naissance d’un groupe social en apesanteur, groupe aidé dans ce nouveau statut par le développement du mondialisme. Avec, en conséquence, le passage du stade démocratique vers un stade plus proche de l’oligarchie. Ce que certains évoquent en utilisant l’expression de   « surclasse ».

Février 2025. On note que dans le nouveau gouvernement américain une majorité de ministres sont milliardaires. Le président lui-même et son épouse viennent de se lancer dans les crypto monnaies et il en est de même du président argentin Javier Milei. On peut aussi s’interroger sur le président Trump au regard de ses anciennes activités sur le territoire russe. Une partie de l'occident semble ainsi s'éloigner de son berceau européen.

Bien évidemment, le fonctionnement des marchés politiques s’en trouve transformé. Souvent duopoles avec barrières à l’entrée très élevées, la quête de l’électeur médian avait déjà rétréci la distance entre les programmes des deux grandes entreprises que l’on trouvait souvent dans l’âge démocratique des Etats. La porosité puis la fusion ne peuvent que renforcer l’étroitesse de l’éventail de l’offre politique, avec une difficulté de plus en plus grande à distinguer une droite d’une gauche et au final le sentiment de grande confusion… avec toutefois alignement général sur les impératifs de l’économie. Alignement qui n’est que la conséquence logique du processus de fusion en cours : entrepreneurs politiques et entrepreneurs économiques qui étaient en même temps citoyens ne sont plus que des « individus désirants » pataugeant dans mille conflits d’intérêts ou délits d’initiés . Et alignement qui développe aussi des effets pervers : les CSCE les plus éloignés d’une possible intégration dans le groupe des oligarques s’organisent en dehors du duopole classique - les partis ayant vocation à gouverner- et deviennent clients d’entreprises politiques nouvelles, étiquetées sous le label de partis contestataires, ou « populistes ».

Février 2025. On constate la montée des populismes dans de nombreuses régions et en particulier dans nombre de pays de l’Union Européenne. Peu visible en 2011, cette montée est dans la logique du fonctionnement de la réalité macrosociale évoquée.

En mondialisation, les Etats et leurs entrepreneurs politiques ne disparaissent pas. Il y a simple transformation de leur rôle. Et cette altération passe par une certaine fin de l’âge démocratique au profit de l’émergence d’un stade oligarchique avec une utilisation de la contrainte publique à des fins privées, davantage réservée à un petit groupe d’individus.

Février 2025. Ce mouvement concerne en particulier les USA dans la nouvelle version du bloc au pouvoir avec en particulier l’alignement de la Silicone Valley sur le nouveau pouvoir fédéral. Il concerne également l’empire russe où l’économie de guerre est un partenariat très organisé entre oligarques contrôlant  l’industrie de l’armement  et le pouvoir politique. La distinction entre l'ouest et l'Est qui caractérisait l'ordre de Yalta s'efface doucement.

Pour l’immense majorité, les droits de l’homme semblent se rétrécir à leur définition libérale : vie, liberté, propriété , en abandonnant doucement des droits que l’âge démocratique avait permis d’engendrer.

Février 2025. L’âge démocratique semble s’achever aux USA avec l’avalanche des  nouvelles décisions gouvernementales regroupées dans la « théorie de l’exécutif unitaire ». Outil qui semble mettre fin à la séparation des pouvoirs. Mais aussi théorie dont la valeur juridique apparait douteuse pour les juristes français en ce qu’elle efface sans le dire l’Etat de droit. La distinction entre l'Ouest et l'Est qui caractérisait l'ordre de Yalta s'efface doucement.

Le présent texte se voulait simplement analytique et ne propose aucune voie ni aucune solution. Il se veut simple grille de lecture du réel. Ou simple contribution à la connaissance d’un monde qui ne cesse de se transformer : non, Monsieur Fukuyama, l’histoire n’est pas terminée.

                                                           Jean Claude Werrebrouck – Juillet 2011

Conclusion:

Le grand tableau dessiné par les acteurs de Yalta fut longtemps modifié par retouches, petites ou grandes. Petites, par exemple pour la décolonisation, voire la fin de Brettons Woods. Plus grandes avec surtout la disparition du mur de Berlin. Au-delà des retouches sur la toile, le support du tableau restait quand même identique avec d’un côté ce qu’on appelait l’Occident et de l’autre ce qui était réputé être le reste du monde. L’époque qui semble vouloir émerger n’est probablement pas affaires de retouches : il ne s’agira plus de coups de pinceau sur la toile mais de changer de support. Le grand tableau de l’ordre de Yalta a peut-être disparu. Nous tenterons de risquer dans quelques jours les contours de la nouvelle toile en gestation. La tâche ne sera pas facile tant les lunettes traditionnelles des uns et des autres rendent collectivement « bigleux ».  Les unes nourries d'un  paradigme américain rejeté  servent mal à justifier le bien fondé de l'ordre russe. Les autres, adoratrices du même paradigme, risquent de ne plus pouvoir servir à observer le monde....Et les entrepreneurs politiques européens, plongés dans une réalité devenue si étrange au regard de leur bruyante inculture, sont confirmés dans leur statut  de communicants bavards.

                                                 Jean Claude Werrebrouck - 21 février 2025

 

 

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14 février 2025 5 14 /02 /février /2025 09:13

 

La présente note se propose de revenir sur la dernière pour la compléter[1]. Rappelons qu’il s’agissait de proposer l’effacement de la dette publique européenne, voire française, au regard d’une banque centrale qui n’avait rien produit et qui ne disposait pas de légitimité pour ponctionner une richesse qui, elle, était réellement produite. Pour aller plus loin, Il nous semble qu’il faudrait comparer ce qui se passe au niveau européen avec ce qui s’est passé depuis très longtemps aux USA, lesquels pratiquent un « Trumpisme à l’envers » depuis au moins l’époque de Richard Nixon.

L’Amérique libérale… mais pas encore libertarienne

Lorsqu’au nom du libre échange les USA et la Chine vont se mettre à commercer massivement, un processus d’un type nouveau s’est progressivement mis en place. Historiquement, on a parlé à l’époque (1970) d’un accord entre Walmart et le parti communiste chinois : Les acheteurs de l’enseigne s’engagent à alimenter les rayons des magasins américains avec la production de travailleurs chinois désormais invités à se déployer dans des usines que l’on va construire par milliers. Progressivement, les USA vont abandonner leurs usines et se désindustrialiser tandis que va se mettre en place un circuit financier d’un type nouveau. Les consommateurs américains ne vont plus négocier des gains de productivité construits dans le pays mais vont bénéficier des bas salaires chinois. A cela va s’ajouter un crédit à la consommation garantissant de forts débouchés pour la Chine. La dette privée américaine, essentiellement le crédit à la consommation, va ainsi participer au déploiement des exportations chinoises. Et des exportations dont le revenu de contre partie pourra partiellement être converti en dollars transformés en une dette publique américaine réputée la plus sûre du monde. La dette américaine devient un marché de plus en plus large et de plus en plus profond…de quoi se permettre des déficits publics de plus en plus creusés par des réductions d’impôts qui elles aussi vont nourrir la consommation et la production correspondante, production dont une partie d’entre elle se déplace déjà vers la Chine.

Si l’on regarde d’un peu plus haut cet accord historique entre Walmart et le parti communiste chinois, on se rend compte que se met en place un double circuit. Le premier est celui des transformations qualitatives et quantitatives de la dette : la partie Crédit à la consommation de la dette privée vient nourrir des revenus en Chine qui vont partiellement se transformer en dette publique américaine… autorisant la poursuite du processus de mondialisation. Dette privée et dette publique se nourrissent mutuellement… jusqu’à des montants gigantesques : aujourd’hui plus de 400% du PIB se répartissant en dette publique et diverses dettes privées (ménages, institutions financières, entreprises non financières). Le second est celui d’un processus d’édification /transformation/ coopération entre déficit extérieur et déficit public. Le déficit extérieur augmenté par une consommation assise sur des baisses d’impôts et du crédit vient consolider un déficit public assis sur la chute des prélèvements obligatoires et le confort d’une dette publique très recherchée par les pouvoirs chinois. La mondialisation élargit en permanence le double déficit d’un pays qui va connaître une hémorragie d’usines. Et il n’est pas question de voir le déficit extérieur se colmater par une baisse du taux de change car, régulièrement, les revenus en dollars issus du crédit servent à acheter de la dette publique américaine. De quoi maintenir le cours du dollar alors qu’il devrait s’effondrer en raison d’une création monétaire non maitrisée. Le dollar qui ne repose plus sur rien - fin de la convertibilité en métal depuis le 15 août 1971- peut être émis magiquement pour faire fonctionner une économie produisant régulièrement des baisses d’impôts, une puissance militaire hors du commun, une consommation croissante et une orgie financière….

Au total, les USA ont initié un circuit du Trésor très particulier : baisse de la fiscalité associée à un endettement par création monétaire non limitée et retour au terme d’échanges internationaux vers  les caisses du  Trésor américain.  Ce circuit du Trésor est bien évidemment à comparer avec celui que la France avait mis en place après la seconde guerre mondiale.

La France centralisée d’avant son basculement vers le libéralisme

 Dans le cas de la France, la force motrice du circuit n’est pas le commerce entre le parti communiste chinois et Walmart, mais le Trésor lui-même qui est en charge de ce qui sera les 30 glorieuses. Son carburant est la dépense publique simplement contenue par la maîtrise de l’inflation. La dépense se nourrit partiellement d’elle-même et la bancarisation devient aussi le gisement de ressources publiques nouvelles : les comptes (ménages, entreprises, institutions financières) sont abreuvés de dépenses publiques qui retournent largement vers le Trésor par la contrainte publique. En effet, une partie de la liquidité engendrée revient obligatoirement vers le Trésor, bien sûr par le biais d’un impôt croissant, mais surtout par l’achat obligatoire de bons du Trésor (ce qu’on appelait avec grande crainte dans les banques « planchers » de bons du Trésor). Réalité impensable aujourd’hui.

Les choses vues d’un peu plus haut

Si l’on regarde les choses de plus haut encore, on se rend compte que dans le cas américain la création monétaire fut et reste le fait de la base, les banques, tandis que dans le cas français ladite

création est d’abord le fait du Trésor qui dispose encore d’une autorité sur la banque centrale. Logiquement, le mécanisme mis en place dans le cas américain ne peut que s’élargir. Il devient de plus en plus intéressant d’investir en Chine et dans le reste du monde, d’où un processus d’industrialisation nourri par une création monétaire américaine qui profite d’un dollar devenu monnaie de réserve ultime : il n’est plus un substitut de l’or depuis la fin de Bretton Woods et devient l’or lui -même. D’où la fin des taux de change fixes et les énormes marchés et produits financiers qui vont à la fois nourrir et canaliser une gigantesque spéculation. On comprend par conséquent la financiarisation de l’économie américaine : les usines disparaissent mais la finance explose.

De fait, le mécanisme mis en place par le président Nixon est de type ascendant (bottom-up). On s’intéresse à l’élargissement des marchés et on ne sait pas en 1970 où cela va conduire un demi-siècle plus tard. Nous sommes dans le libéralisme et très peu dans le mercantilisme. Ce libéralisme qui laisse exploser la finance va se poursuivre avec la montée du libertarisme.

Le modèle ascendant, engendré par le choix américain, n’a pas développé de mondes libertariens sur le reste de la planète. Et si l’on revient à l’accord entre le parti communiste chinois et Walmart, il est clair que les intentions du contrat étaient opposées et en particulier la démarche chinoise était de type descendante (top down). Très simplement, le contrat n’est qu’un moyen devant assoir la légitimité d’un pouvoir fait de principes intangibles qui peuvent remonter jusqu’à l’idée de construire et/ou reconstruire un Etat ou un empire. Côté américain, élargissement et approfondissement continu d’un marché aboutissant à la souveraineté de « l’individu désirant » (monde de plus en plus libertarien). De l’autre, ruse permanente avec un marché dont on ne retient que les effets consolidateurs d’un monde centralement organisé. Cette opposition radicale se lit par exemple dans les modèles d’appropriation des nouvelles technologies.

La découverte d’une complémentarité entre libertarisme et impérialisme

On a quelque peine à comprendre ce que certains appellent le mélange de libertarisme et de mercantilisme voire de césarisme ou d’impérialisme que l’on trouverait dans le Trumpisme. Les choses sont pourtant simples. Le libertarisme est d’essence ascendante mais aussi d’essence impériale : le monde doit devenir un immense marché  et ceux qui contestent cette réalité, veulent la contenir ou la réduire, deviennent des ennemis. Symétriquement, les organisations descendantes ne peuvent tolérer que les briques élémentaires de la réalité viennent contaminer l’ensemble. D’où un monde américain ou occidental qui devient ennemi d’un sud global et de ses animateurs. Le Trumpisme n’est donc pas un mélange inintelligible : il est le point d’aboutissement du libertarisme. Il se doit de reculer les frontières et nous avons vu à quel point il tente de se libérer des dernières enclaves monétaires : le dollar libéré de l’or fût un progrès[2], mais il faut aujourd’hui développer les crypto monnaies. Le Trumpisme s’abreuve aussi du recul des frontières avec tout ce qui touche aux nouvelles technologies. Personne ne peut et ne doit contester l’irruption des oligopoles numériques qui, au nom de la liberté et du respect des droits de propriété, en viennent à construire des « rentes algorithmiques », ou des « rentes de l’attention [3]» comme naguère l’oligopole pétrolier avait construit de gigantesques rentes pétrolières[4]. De la même façon, rien ne peut être dit sur les centaines de millions de petites mains qui nourrissent les data centers. Dans le monde libertarien rien n’interdit les monopoles ou l’exploitation des travailleurs si les droits de propriété, pierre angulaire de l’idéologie libertarienne, sont parfaitement respectés[5]

La preuve lors du sommet mondial de l’IA. (Paris, 10 et 11 février 2025)

Le sommet mondial de l’IA, avec ses conférences, ses déclarations, voire ses décisions semble bien confirmer cette alliance du libertarisme et de l’impérialisme s’opposant au vieux modèle de l’encadrement. L’IA dérégulée, au nom de la liberté et du respect des droits   de propriété, devient la conquête de l’ouest avec un « commun » qui peut être accaparé sans retenue. La technologie nouvelle élargit sans cesse l’espace de l’intérêt privé et le respect de la propriété traditionnelle s’estompe : droits d’auteurs de plus en plus contestés, utilisation massive de textes, de peintures, d’œuvres,  de « deepfakes », de  « jumeaux numériques », etc. bafouant les anciennes propriétés[6]. Simultanément -et peut-être contradictoirement- les producteurs d’IA développent de nouveaux droits de propriété, par exemple la garantie d’une vie jeune et en bonne santé…jusqu’à un idéal post-humaniste lui-même devenu étranger au transhumanisme[7]. Les conflits entre producteurs d’IA rappellent par leur force les querelles de droits sur les territoires des conquérants de l’Ouest. Pensons par exemple au conflit entre Elon Musk et Sam Altman tel qu’il s’est déployé au cours du diner officiel à l’Elysée. Parce que la nouvelle technologie, ouvertement appropriée par des libertariens progresse par extension de territoires, elle se trouve d’emblée impériale : les libertariens sont les nouveaux césars et on comprend pourquoi toute la Silicone Valley se retrouve – de façon inattendue- derrière le nouveau pouvoir politique américain. On comprend que la régulation des nouveaux territoires de l’investissement soit insupportable et que les conflits -comme au bon vieux temps de la conquête de l’Ouest- soient réglés par les acteurs eux-mêmes. D’où les déclarations du vice -Président des Etats-Unis et le refus américain de signer la déclaration commune de Paris ce mardi 11 février.

En même temps, la technologie financière qui correspond à l’IA se trouve elle aussi sans limite : les énormes capitaux issus finalement d’une création monétaire colossale sont disponibles en quantités illimitées pour élargir le territoire. Si l’on observe que la capitalisation boursière aux USA représente 155% du PIB américain (contre seulement 61% pour l’Union européenne) il est facile de comprendre que de très modestes modifications dans l’allocation de capital permettent la mise à disposition de l’IA de moyens colossaux : 1 milliard/jour de dollars pour la seule Silicone Valley, 500 milliards de dollars pour Stargate, 100 milliards de dollars pour la seule offre de rachat de ChatGPT par Elon Musk. Etc. De façon plus générale le monde de l’IA, essentiellement américain, représente 12000 milliards de dollars, soit 4 fois le PIB de la France.  La financiarisation massive de l’économie adossée à une émission monétaire sans limite peut engendrer des miracles…Des miracles qui se sont forgés dans l’ancien monde d’un Président Nixon plongé dans la problématique de l’élargissement du libéralisme.

Pendant ce temps…

La France des trente glorieuses restait fort éloignée du libéralisme et de tout glissement vers le libertarisme. On sait pourtant que son modèle descendant (top down) est largement  devenu modèle ascendant (down up) et qu’en conséquence son circuit du Trésor très autocentré a disparu. Qui, aujourd’hui, dans les banques, se souvient des planchers de bons du Trésor ? Nous avons longuement vu que le modèle de l’euro était de type ascendant et qu’il allait en résulter un monde peu adapté à la culture française[8]. Face au césarisme envahissant des petits soldats libertariens de Donald Trump, il est peut-être utile de se lancer dans la course à l’IA, et plus encore il aurait été utile de s’en donner les réels moyens. Hélas, on sait à quel point les contraintes financières découlant de l’euro sont importantes. Il n’est plus question de faire fonctionner un circuit du Trésor lui-même sécurisé par la possibilité de jouer sur des dévaluations sans limites de ce qui était le Franc. Les USA ne connaissent aucune difficulté de financement et il importe peu que le budget fédéral dérape cette année vers près de 10% du PIB dans un contexte où la réindustrialisation s’avérera pourtant impossible[9]… donc dans un contexte où l’avenir économique est loin d’être assuré. Ce n’est pas le cas de la France.

Répondre aujourd’hui aux immenses besoins du pays passe par la maîtrise de la finance. Bien évidemment, cela passe par une réduction du déficit budgétaire dans le cadre d’un mix : baisse des dépenses et hausse des recettes. Toutefois, dans un contexte plus général, faire face à l’impérium américain, faire face au risque militaire et faire face au risque climatique exige d’aller beaucoup plus loin. Selon les chiffres du budget 2025, les besoins de financement se montent à environ 315 milliards d’euros dont environ 175 pour les seuls amortissements, ce qu’on appelle le « roulement » de la dette. Sans disposer de chiffres précis, la partie qui correspond au simple remboursement de la BCE -au titre de sa création de monnaie centrale au bénéfice du Trésor- se monte à environ 85 milliards d’euros[10] pour l’année 2025. Cette somme - et probablement les suivantes sur plusieurs années - doit être autoritairement mise en défaut par la France, au nom de son redressement. Rappelons que cette mise en défaut ne développe aucun coût pour la BCE en sa qualité de banque centrale dépourvue comme toutes les banques centrales d’exigence de passif. A déficit budgétaire initial inchangé -celui qui vient d’être voté- ces 85 milliards doivent être affectés à une authentique politique de l’offre : baisse de la fiscalité directe et indirecte, infrastructures dont les fameux data centers équipés de leur moyens énergétivores, production militaire, infrastructures universitaires et plus globalement tous les investissements porteurs de gains de productivité. Bien évidemment, on peut aussi imaginer une répartition permettant une diminution du déficit budgétaire actuellement programmé. Vraie politique de l’offre et vraie politique de désendettement. Une telle mesure serait un moyen de répondre au césarisme envahissant des nouveaux libertariens. A débattre.

                                                                       Jean Claude Werrebrouck, le 13 février 2025


[1] CF : http://www.lacrisedesannees2010.com/2025/02/la-commission-europeenne-peut-elle-devenir-trumpiste-8.html

[2] Le président Nixon déclare l’inconvertibilité du dollar en métal précieux le 15 Août 1971

[3] Cf les travaux de « the Institute for Innovation and Public Purpose de l’University College de Londres retracés par Mariana Mazucato dans le monde du 11 février

[4] Accords dits de la ligne rouge, ou accords d’Acnakarry ou enfin l’établissement d’un prix mondial unique incorporant un fret fantôme et ce depuis les années 40 jusqu’à la fin des années 60.

[5] Nous nuancerons ce point plus loin. En quelques mots on sait que le monde libertarien s’appuie sur 3 pôles fondamentaux : vie, liberté, propriété. Ces pôles ne sont toutefois pas égaux et c’est la propriété qui, au final, va garantir le respect de la vie et celui de la liberté. Parce que les nouvelles technologies font irruption sur le domaine de la propriété, beaucoup de bouleversements et de conflits sont en gestation. C’est le cas du wokisme dont on peut dire qu’il est dans l’idéologie libertarienne mais qui, en même temps, s’oppose au libre marché dérégulé. Le wokisme ne peut devenir force motrice d’une régulation que les « vrais » libertariens ne peuvent accepter. D’où le conflit aux USA qui semble être -pour le moment- gagné par les « vrais » libertariens, lesquels deviennent du même coup des libertariens porteurs de nouvelles régulations que l’on veut empêcher au nom du libre marché… Le monde est complexe…

 

[6] Gaspard Koening va jusqu’à parler de servitude volontaire à propos de COPILOT qui peut écrire à la place de l’auteur (Cf les Echos du 10 février.)

[7] Cf l’excellent ouvrage de Luc Ferry : IA - Grand remplacement ou complémentarité ? Editions de l’observatoire ; janvier 2025.

[8] Cf l’ensemble de nos publications consacrées à l’euro.

[9] Il est évident que les USA ne vont pas rapatrier les usines grâce à la magie des droits de douane. Nous aurons l’occasion de revenir sur l’impasse américaine. Très simplement, il n’existe pas dans la présente situation de « droit de douane optimal » permettant aux Etats-Unis de bénéficier d’un pouvoir de monopole sur les marchés mondiaux.

[10] Comme rappelé dans notre précédente note, il s’agit du remboursement de la BCE pour une création de « monnaie centrale magique » intervenue entre 2015 et 2022, soit 407 milliards arrivés à maturité pour la présente année et ce pour l’ensemble de la zone. Cf : http://www.lacrisedesannees2010.com/2025/02/la-commission-europeenne-peut-elle-devenir-trumpiste-8.html.  Compte tenu du poids de la France dans le total des achats d’OAT par la BCE - environ 30%- le chiffre de 85 milliards au titre de l’amortissement est probablement inférieur à la réalité.

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3 février 2025 1 03 /02 /février /2025 07:29

1.  Le mensonge d'une prétendue économie de l'offre

2.  S’affranchir des règles européennes ?

            3.   L’Edification d’une armée de passagers clandestins.

            4.  Vraie dette pour les banques et fausse dette pour les banques centrales.

            5.  Des passagers clandestins maintenus en prison.

       6.  Le bilan d’une banque classique n’a rien de commun avec celui d’une banque centrale.

            7.  Une Commission Européenne prenant l’exemple du Trumpisme.

            8.  Sublimer l’argent magique en produisant du bien commun.

            9.  Dynamiter, dynamiser ou fragmenter l’édifice européen ?

La BCE n’achète plus de dette publique depuis le 1er janvier 2025. Cela signifie que cette dernière - acquise depuis la crise financière et celles de la COVID - arrive progressivement à échéance et que les ressources fiscales, complétées par celles des investisseurs financiers, a déjà, et aura la charge de rendre à la BCE le capital acheté entre 2015 et 2022. La somme est colossale et s’est montée à environ 5 200 milliards d’euros, soit 2 fois le PIB de la France. Tous les programmes d’endettement public de la zone euro, pour la présente année, sont déjà alourdis par les tranches à rembourser, soit pour l’année 2025 la somme de 407 milliards de dette arrivée à maturité.

A quoi ont servi ces considérables achats qui correspondaient à autant d’émission monétaire ? Ils ont d’abord abondé les comptes des Trésors publics des pays de la zone, lesquels se sont volatilisés en dépenses publiques, dépenses ne devenant que la contrepartie des déficits publics. Au final, elles se sont retrouvées dans les comptes bancaires de ceux des agents qui ont bénéficié de la dépense publique : Ménages, entreprises résidentes ou non résidentes, système financier.

1.  Le mensonge d'une prétendue économie de l'offre

La contrepartie des dépenses correspondantes fut essentiellement de la consommation et fort peu d’investissement. En effet, la période se caractérise par une croissance très faible. Elle aurait même été négative s’il n’y avait pas eu de déficit budgétaire. Ainsi, pour la France d’aujourd’hui, un déficit public de 1 point de PIB vient nourrir la demande globale et donc la production de seulement 0,7 point de PIB. Compte tenu des déficits constatés au cours de la période et d’une  croissance réelle constatée tournant autour de 1%, cela signifie au mieux la stagnation. C’est dire que la monnaie créée par la politique de la banque centrale s’est retrouvée dans de la consommation et de l’épargne, en restant très éloignée de l’investissement productif. De quoi nourrir un déficit extérieur grandissant et une spéculation sur les actifs existants. Le patrimoine augmente dans son apparence comptable - 14000 milliards d’euros - et le pays s’appauvrit. On continue d’affirmer que la France est riche alors que son patrimoine est largement fantôme – beaucoup d’immobilier - et que son épargne prend largement la forme de la dette publique ou s’évapore vers des lieux plus rentables comme les USA[1]. De quoi prendre conscience aussi du faux discours sur une économie de l’offre alors que l’on reste englué dans une économie de la demande.

2.  S’affranchir des règles européennes classiques ?

Certes l’échec, déjà grand, aurait été dramatique sans l’intervention de la BCE et aurait probablement débouché sur une crise de l’euro. Toutefois, au vu de la dislocation générale du monde : fin du multilatéralisme, avancée du libertarisme, retour du césarisme, illibéralisme, imbrication de la rhétorique du business à celle de la guerre, retour de la guerre froide, etc[2] ; au vu également de la généralisation de technologies de rupture avec pour marque essentielle une numérisation du monde qui n’ a rien à voir avec les vieilles problématiques industrielles[3], il est grand temps pour l’UE de s’affranchir des règles qui entrainent son inévitable déclassement. C’est semble-t-il ce qui est en train de se produire avec toutefois des moyens beaucoup trop limités[4] et un canevas organisationnel inchangé.

La Commission, face aux grands enjeux de la planète, pourrait devenir beaucoup plus dynamique et exiger que les gigantesques sommes consacrées au remboursement de la BCE soient désormais affectées à la restauration de la puissance de l’Europe, Europe soit prise globalement, soit prise pays par pays.

Pour comprendre cette possible exigence, il convient de mieux comprendre l’identité réelle de la BCE.

3.  L’édification d’une armée de passagers clandestins

 Pour éviter l’effondrement, elle a permis à chacun de devenir passager clandestin de la zone. Chaque pays a pu continuer - à coût à peu près nul (taux de l’intérêt tombant à zéro)- à s’endetter. D’où la quasi légitimité du slogan « l’euro nous protège » De quoi augmenter encore des déficits indolores... Concrètement, il y a eu des passagers un peu plus clandestins que d’autres. C’est le cas de la France dont la tradition de régulation passait jadis par des dévaluations répétées qui, en contre partie, furent l’outil privilégié de la construction de la formidable réussite française sous la quatrième et les débuts de la cinquième République. Les trente glorieuses furent en effet beaucoup plus brillantes en France que dans le reste du monde.

Si l’on va plus loin dans l’analyse du présent, l’achat massif (jusqu’à la moitié du total de la dette publique cumulée de la zone) de bons des Trésors nationaux par la BCE n’était pas une création monétaire comme les autres.

4.  Vraie dette pour les banques et fausse dette pour les banques centrales

 Lorsque la création est le fait des systèmes bancaires européens, il y a alourdissement des passifs des bilans des banques, et si la contrepartie en termes de prêts se dégrade jusqu’au défaut, le passif bancaire reste hélas exigible. Clairement, les banques ne peuvent faire face aux conséquences de leurs éventuelles imprudences et le défaut des clients peut les entrainer à la faillite. Ce n’est absolument pas le cas de la BCE et si les divers pays -ayant bénéficié de la manne monétaire- décidaient de faire défaut, la banque centrale ne serait en aucune façon gênée : son passif n’est pas exigible. Alors que tout agent qu’il soit ménage, entreprise,  banque, etc. dispose d’un passif exigible, la banque centrale ne dispose d’aucune contrainte d’aucune sorte.

5.  Des passagers clandestins maintenus en prison

La situation présente est donc la suivante : la BCE a elle-même créée la situation de passager clandestin en acceptant à son bilan des doses massives de dette publique. Elle n’a pas obligé les divers pays à entrer dans les contraintes de l’euro. Elle a donc considéré que -pour nombre d’entre eux- la dévaluation étant impossible, les contraintes de la monnaie unique étaient politiquement devenues insupportables. Maintenir le dictat de la dévaluation interdite passait par la création massive de monnaie centrale. Les passagers clandestins vont profiter du mirage « l’euro nous protège » mais il n’est pas question de bénéficier d’une dévaluation pour retrouver de la compétitivité. La France beaucoup plus que d’autres avait besoin de l’oxygène d’une dévaluation massive pour mettre fin à son extraordinaire déficit extérieur… mais elle devait rester sous l’oxygène artificiel de la BCE. On préfère ainsi des entreprises asphyxiées et maintenues en vie avec de l’aide publique puisée dans les largesses de la BCE plutôt que des entreprises nourries par un  marché où les taux de change sont eux-mêmes des prix de marché.

6.  Le bilan d’une banque classique n’a rien de commun avec celui d’une banque centrale

Il est donc logique dans un moment géopolitique très difficile de demander à la BCE de ne pas exiger les 407 milliards de dette publique européenne parvenant  à la maturité au cours de la présente année… ni d’exiger les milliers de milliards d’euros qui devraient lui être remboursés au cours des années suivantes. Encore une fois, le lecteur doit bien comprendre que le bilan d’une banque centrale n’a rien d’un bilan classique. Le non remboursement ne signifie ni pertes ni disparition des capitaux propres comme cela est le cas pour tous les agents économiques. Le lecteur doit même savoir qu’il existe des banques centrales sans capitaux propres, institutions dont les coûts de fonctionnement (immeubles, achats de produits et services intermédiaires, rémunérations) sont couverts par la simple création de monnaie centrale…. Battre monnaie pour une banque classique qui accorde des crédits à ses clients n’a pas du tout le même sens que battre monnaie quand on dispose de la liquidité ultime. A cet égard, on peut regretter que du point de vue simplement comptable la banque centrale se confond avec n’importe quel type d’agents alors même qu’elle dispose d’un pouvoir complètement singulier. De quoi entrainer une énorme confusion dans les esprits y compris dans ce qu’on appelle l’élite.

7.   Une Commission Européenne prenant l’exemple du Trumpisme

Quel scénario pouvons-nous envisager pour ne pas étrangler les pays de la zone et bloquer le paiement des 407 milliards d’euros arrivés à échéance ? Afin de ne pas effrayer les marchés, on peut imaginer une démarche de la Commission européenne annonçant à la BCE le défaut qui ne comporte aucun coût. En contrepartie les colossales sommes à ne plus rembourser seraient affectées par le biais d’une démarche volontaire, soit à un fond commun de reconstruction, ou pour les Etats qui refuseraient la mutualisation, la fin d’un poids devenu trop lourd.

A ce titre il faudrait redonner du sens et de l’avenir, à des populations européennes devenues désemparées, par des décisions majeures aux effets immédiats. Et avant même de construire un projet, il s’agit de contrer immédiatement la vassalisation provoquée par le techno- césarisme qui vient de se mettre en place aux USA. Cela passe par un réarmement juridique des Etats et/ou une mise sous contrôle des institutions européennes (à débattre). On peut donner quelques exemples.

8.  Sublimer l’argent magique en produisant du bien commun

A. Renverser l’extraterritorialité américaine et les droits de douane en faisant payer aux entreprises US qui exportent en Europe ou en France (au choix) les impôts qu’elles ne paient pas aux USA en raison d’une fiscalité trop avantageuse. Ici, il ne s’agit pas encore de mobiliser un argent magique mais de s’armer juridiquement. Il ne s’agit pas non plus d’imiter un mélange de césarisme impérial et de protectionnisme, mais de la volonté d’établir un principe d’égalité sur les marchés.

B. Financer immédiatement une agence spatiale type NASA en modernisant les modalités organisationnelles : Substituer une politique d’accompagnement à celle du crédit public classique, substitution envisageant des bases simplement contractuelles avec obligations de résultats et des challenges entre offreurs de solutions en concurrence[5] sur des objectifs datés et sanctionnés.  Cela suppose qu’en cas de mutualisation entre pays, il faut impérativement renoncer à une répartition sur base réglementaire. En contrepartie, il faut au moins multiplier par 5 le budget de la présente agence qui se trouve aujourd’hui complètement déclassée par Space X - dont aussi Starlink et ses dizaines de milliers de satellites - et les entreprises du « new space ».

C. Imposer un modèle original opposé aux modèles des 2 superpuissances non coopératives (USA/Chine) dans le domaine de l’intelligence artificielle. Il existe une possible stratégie d’autonomie entre un modèle ouvert chinois type « Deepseek » dont on peut craindre les effets technologiques de dépendance sur de nombreux pays[6], et un modèle Google, OpenAl ou microsoft qui mobilise des moyens colossaux pour assurer une domination américaine à partir d’une consommation massive de compétences européennes et plus particulièrement française. Cela suppose de construire une indépendance technologique qui n’existe pas encore et suppose de très gros moyens à déployer depuis l’école primaire jusque dans les universités. La nouvelle révolution industrielle est beaucoup plus fondamentale que toutes les précédentes et doit mobiliser une bonne partie des moyens acquis sur le principe du renoncement au remboursement de la BCE. Entre ce qui ne produit rien et ne coûte rien, et ce qui peut révolutionner le monde - bien au-delà des seuls gigantesques gains de productivité attendus - il faut choisir.

D. Mettre immédiatement fin au marché de l’électricité, supprimer les procédures européennes d’approbation des modes de financement, donner une visibilité immédiate pour les sous-traitants, fermer la CRE[7] française et ses homologues etc., et garantir un financement immédiat – plus de 70 milliards d’euros aujourd’hui introuvables - comme ce fût le cas lors de la construction du parc électronucléaire français.

E. Ne pas renoncer aux investissements de rupture dans les énergies fossiles qui ont permis en quelques années aux USA de passer d’une situation d’extrême fragilité à une situation de domination du marché mondial du pétrole et du gaz. Rétablir la puissance c’est rétablir l’autonomie énergétique. Qui se rappelle encore du contexte de la création de la Compagnie Française des Pétroles après la première guerre mondiale ?

F. Recapitaliser massivement les milliers d’entreprises (4500 pour la seule France) du secteur de la défense pour augmenter la production voire permettre le passage en économie de guerre. Il est inacceptable de voir aujourd’hui le secteur bloqué dans sa production y compris pour les entreprises les plus efficientes. Il est inacceptable de voir Dassault en peine pour augmenter significativement la production du Rafale. Dans le cas d’un choix de mutualisation renforcée il est évident qu’il faudrait recapitaliser de façon très massive la BEI à partir du défaut collectif sur la dette publique normalement payable à la BCE.

 

On pourrait multiplier les exemples mais il est clair que les moyens à redéployer pour donner du sens sont à la fois très importants et très présents. De quoi rendre les 5200 milliards d’euros magiques de la BCE - pour simplement maintenir des passagers clandestins dans leur prison - disponibles pour s’armer face à un environnement géopolitique particulièrement difficile et assurer la construction d’un avenir libre et sécurisé.

Au total le vrai problème est celui de la population disponible : il est clair que l’Europe et en particulier la France ne dispose pas de l’ensemble des compétences pour assurer une œuvre de redressement qui n’est nullement limitée par une rareté de capital laquelle n’existe que dans la tête des économistes embourbés dans les sables de l’Euro. A titre de consolation, il est encore plus clair que les USA ne disposent en aucune façon des ressources humaines susceptibles de réindustrialiser et d’assurer le prétendu moment « MAGA ». Il y a eu un moment « Spoutnick » très facile au siècle passé. Le prétendu moment « MAGA » sera autrement compliqué et les USA qui produisent 5 ou 6 fois moins d’ingénieurs que la Chine, n’ont pas les moyens de quitter le chemin du déclin.

9.  Dynamiter,  dynamiser ou fragmenter l’édifice européen ?

Reconnaissons que les différents points que nous venons de brièvement présenter, et qui, encore une fois, ne sont que des exemples, restent chargés d’une grande ambiguïté. Bien sûr ils peuvent redonner du sens à un foule d’acteurs plongés dans des activités totalement obscures, (pensons par exemple aux milliers d’acteurs fonctionnaires ou non de la régulation de l’énergie faisant quotidiennement face à des « prix négatifs »). Par contre quel doit être le cadre des solutions proposées ? L’ensemble européen doit-il simplement entrer en dissidence avec les réalités institutionnelles, ou entrer dans un régime d’exception, ou bien faire table rase de tous les traités, ou bien reconstruire des sous-ensembles sur la base d’un principe de cohérence ?

Au vu de la dangerosité du présent monde, il nous semble qu’il nous faut choisir la voie de l’exception, voie déjà utilisée - certes maladroitement - par le gouverneur Draghi lors de la crise financière.

 

                                                           Jean Claude Werrebrouck – 2 février 2025.


[1] Au-delà de la France et plus globalement, les investissements de l’industrie européenne (430 milliards d’euros entre 2022 et 2024) ont boudé les Etats de l’UE (124 milliards investis) pour se nicher dans le reste du monde (306 milliards) dont une large part pour les USA.

[2] Sans oublier les systèmes d’IA auto-répliquant pouvant échapper à tout contrôle humain, une situation où la machine commande les sociétés….

[3] Les gigantesques barrières à l’entrée du monde industriel avaient aussi pour effet une grande stabilité. Ces mêmes barrières disparaissent dans l’industrie numérique et un nouveau logiciel peut détruire un empire.

[4] Cf la « boussole pour la compétitivité » annoncée le 29 janvier dernier et qui prévoit des décisions législatives sur plusieurs années et des plans sectoriels pour la sidérurgie, l’automobile, la chimie etc , et ce dans un contexte proche des idées du rapport Draghi.

[5] On peut ici penser au modèle type  de MAIASPACE.

[6] Cf Julie Martinez dans « IA et fake news. Sommes-nous condamnés à la désinformation ? Flammarion 2024.

[7] Commission de régulation de l’énergie

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