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22 janvier 2025 3 22 /01 /janvier /2025 09:53

On peut s'étonner du lancement du "Trump coin"  On peut même se scandaliser de la confusion qu'il entraine  entre le régulateur et le régulé, avec la possibilité pour le président de s'enrichir à titre personnel à partir des décisions qu'il va prendre. sur les crypto monnaies.

Au delà, et de manière plus sérieuse, on peut s’étonner aujourd’hui de décisions majeures concernant le Bitcoin aux USA, ou bien de celles des marchés inter bancaires de monnaies digitales (« marché de gros » de monnaies digitales), ou bien enfin, de  celles des monnaies digitales de banques centrales supposées remplacer les espèces. Ainsi, le futur gouvernement américain prévoit la constitution d’une réserve stratégique en bitcoin (jusqu’à 20% du volume en circulation),  réserve directement gérée non par la FED mais par le Trésor[1]. Ainsi, La Société générale, avec sa filiale crypto (« Société Générale-Forge ») et la BNP réalisent des opérations avec la Banque de France en utilisant la Blockchain DL3S. Mais aussi,  la Banque centrale européenne en collaboration avec la Banque de France prépare activement le portefeuille digital devant remplacer les espèces vers 2027/2028[2] . Ces réalités sont probablement les premières manifestations de l’avènement d’une nouvelle révolution monétaire qui va bien audelà des pitreries douteuses du Président américain.

La présente note tente de resituer ces évènements dans le contexte plus général d’un conflit historique concernant le statut ambigü de la monnaie : rouage privatisé de la mécanique sociale ou rouage fondamentalement politique ? Cette même note fait également le pari que le résultat de  la bataille présente – bataille cachée, voire rendue invisible ou illisible sous l’avalanche  des langages  technocratiques – reste complètement incertain.

Saisir le fil directeur de  l’histoire monétaire pour comprendre les présents séismes

Il est possible  de  penser que les évènements actuels doivent être saisis à partir des formes passées de la transformation monétaire. Ainsi l’apparition de monnaie numérique et ses transformations actuelles rapides  sont  peut-être l’équivalent des certificats d’or et du papier monnaie  tels qu’ils sont apparus, il y a très longtemps en Chine ou en Europe, certificats issus de la main, non plus d’orfèvres, mais de banquiers.

L’apparition des premiers certificats d’or va entrainer toute une série de transformations qui vont toucher les rapports nouveaux entre le privé  et le public. Très vite, on va constater qu’ils ne pourront devenir instrument d’échange qu’en se dématérialisant, qu’en s’universalisant, et qu’en devenant bien commun privatisable. Ils ne seront plus un certificat de dépôt de la banque X au profit de Y, mais un certificat général pouvant se substituer à l’antique monnaie métallique. Dans un monde où les activités marchandes privées ne sont pas interdites (ce qui était particulièrement le cas dans l’Europe de la fin du moyen-âge) cette évolution est fondamentale pour le bon fonctionnement des flux monétaires. Globalement, la diversité des échanges fait que chaque porteur peut se trouver détenteur d’une collection de certificats émis par plusieurs banques.  Parce que démarche épuisante,  les porteurs ne souhaitent évidemment pas se  rassurer dans la convertibilité en métal en se tournant vers la multitude des banques émettrices  pour en vérifier la qualité. Il est donc logique que les certificats s’uniformisent et deviennent progressivement monnaie fiduciaire. D’une certaine façon, l’ancienne monnaie métallique était porteuse d’ordre en ce qu’elle apportait une cohérence à un ensemble humain dont les échanges privés menaçaient la dite cohérence. Par le biais de la dématérialisation et de  l’universalisation, il est possible de retrouver de la cohérence et de se garantir contre l’anomie sociale.  Une telle évolution donne de nouveaux pouvoirs aux banquiers qui deviennent capables d’émettre une créance commune à partir de réserves privées. En effet, il deviendra possible d'émettre ce qui devient une monnaie fiduciaire contre un crédit. Et le crédit exprimé en monnaie fiduciaire devient un instrument de concurrence entre les banques… comme la fabrication de pain peut devenir un outil de concurrence entre boulangers. Il existe toutefois une grande différence entre la monnaie de crédit des banques et le pain des boulangers : ce dernier est directement consommé alors que le premier va circuler entre les banques. En effet,  le bénéficiaire  de crédit règlera une facture à un fournisseur, qui  peut être titulaire d’un compte dans une autre banque. Créé par une banque, le crédit peut se retrouver dans un compte situé dans une autre banque…qui pourra devenir instrument de crédit pour un autre agent, etc. La monnaie circule ainsi entre les banques et bien évidemment il faut que la dite circulation soit équilibrée sinon certaines seront  à cours de liquidité, et donc sources de blocages dans la circulation monétaire, voire de risques de paniques.  Encore un risque facteur d’anomie sociale. Doit donc se mettre en place un marché organisé de la monnaie entre les banques qui, un jour, verra apparaître un nouvel acteur, la banque centrale, laquelle -rapidement-  va bénéficier du monopole de la création monétaire fiduciaire. C’est ce que nous appelons aujourd’hui le marché interbancaire. L’apparition de ce nouvel acteur, la Banque centrale, devra beaucoup au politique qui ne voudra pas perdre son contrôle de la monnaie, contrôle qui fut naguère complet et qui s’est historiquement fissuré puis menacé  de disparition avec l’émergence des certificats d’or. On peut comprendre que l’histoire monétaire fut très complexe et qu’elle eut pour théâtre   une dialectique de la déconstruction/reconstruction de la cohérence sociale et pour moteur un affrontement entre des pouvoirs privés et publics. Le cadre de la présente note ne nous permet pas d’évoquer les détails de cette très longue histoire. Par contre, ce qui se passe aujourd’hui est complètement un processus de fissuration grandissante d’un vieux pouvoir et d’une tentative de le rétablir…bien évidemment au nom d’un intérêt que l’on dit général.

Les nouvelles manifestations de la dialectique du privé et du public

1 - Le nouveau  gouvernement américain se méfie du bitcoin et de sa capacité à autoriser un jeu d’échanges en dehors du dollar. Il cherche donc à en prendre le contrôle en se donnant la possibilité d’agir sur son cours. Et il est vrai que le contrôle de 20% de la masse de bitcoins assure une  complète maîtrise de son cours. Mais le contrôle ira naturellement plus loin en raison du fait que le bitcoin est une monnaie qui s’affranchit de l’existence des Etats. Pour le Trésor américain prendre le contrôle du bitcoin c’est reprendre le pouvoir à une échelle planétaire. Les USA cherchent ainsi à maîtriser à l’échelle planétaire le cours de la monnaie numérique[3].

2 - S’agissant du projet d’intervention de la BCE et de la Banque de France à partir de la blockchain, nous avons ici le souci de  récupérer le contrôle d’un marché interbancaire  qui, de plus en plus,  serait nourri par des échanges en cryptomonnaies. Il s’agit donc de fabriquer une monnaie numérique de banque centrale interbancaire[4]. Ici le danger est celui d’une crise financière ayant pour origine une rupture sur le marché interbancaire. Si la confiance entre les banques  (qui assurent la circulation de la valeur en prenant appui sur des systèmes de crédits ne reposant plus sur un actif sûr mais sur des monnaies numériques volatiles) s’effritent, c’est tout le marché interbancaire qui risque de s’effondrer. Comme nous le disions ci-dessus, il faut garantir une bonne organisation du marché interbancaire à peine de blocage et de panique. Il est donc logique de voir les autorités monétaires intervenir sur un actif - qui à priori n’est pas apprécié par elles pour tenter de le contrôler et d’assurer le bon fonctionnement du système financier. Nous reproduisons ci-dessous la déclaration de la Banque centrale telle qu’elle figure sur son site : (le lecteur pressé peut enjamber les 2 paragraphes qui suivent)

« Le pouvoir sécurisant de la monnaie centrale sur les marchés financiers a été l’un des enseignements de la crise financière de 2008 : les pays membres de la Banque des règlements internationaux (BRI) se sont depuis engagés à favoriser l’usage de la monnaie centrale sur les marchés financiers pour sécuriser le règlement des actifs financiers, et ainsi diminuer les risques de liquidité et de contrepartie. Ce pouvoir sécurisant fait partie intégrante de la fonction régalienne de souveraineté monétaire assurée par les banques centrales, quelles que soient les évolutions technologiques.Toutefois, la tendance émergente à la « tokenisation » de la finance, repose la question de l’actif de règlement utilisé pour régler les transactions sur actifs tokenisés. Cette tokenisation consiste en l’émission de titres financiers sous forme de jetons numériques (appelé tokens) sur des technologies de registre distribué (DLT) dont la blockchain fait partie. En effet, en l’absence d’une monnaie de banque centrale disponible sur DLT, ce sont des actifs privés (notamment des cryptoactifs et des stablecoins) qui pourraient être utilisés comme actifs de règlement pour régler de telles transactions. Dans ce contexte, préserver le rôle d’ancrage de la monnaie de banque centrale sur les marchés financiers apparaît crucial pour la stabilité financière. En effet, l’absence de réponse publique au développement des nouveaux usages de la finance tokenisée pourrait favoriser un processus de fragmentation des marchés par une multiplication non coordonnée de solutions de règlement. » (fin de citation)

Le langage très lourd et très  technocratique que l’on vient de tirer directement du site de la Banque de France ne laisse aucun doute : il s’agit bien de ne pas laisser se développer des risques financiers par un usage non régulé de monnaies numériques privées. Notons toute l’ambigüité de la démarche : si l’autorité monétaire se méfie d’une nouvelle création monétaire lui échappant des mains, en même temps, elle renforce cette puissance créative en participant activement à sa protection. Et les évènements connaissent une accélération avec les premières émissions de dette souveraine en obligations numériques[5].

3 -  S’agissant de la monnaie numérique de détail, il s’agit de remplacer la monnaie centrale sous forme d’espèces classiques par de la monnaie digitale sous forme de porte-monnaie numérique. On voit bien ici le danger pour les banques classiques : la monnaie numérique de banque centrale risque de prendre une place beaucoup plus importante que celle laissée par  les billets et les pièces. Beaucoup plus pratique, surtout si la technologie nouvelle permet d’en interdire la traçabilité et donc d’en assurer la discrétion[6]. Les comptes bancaires classiques risqueraient de se vider au profit des portefeuilles numériques. De quoi détruire la place des banques qui, historiquement, se sont nourries de ce qu’on appelait -à l’époque des trente glorieuses- la « bancarisation ». Phénomène qui, à l’époque, devait  entrainer la croissance vertigineuse de la taille des bilans bancaires face à la modestie des bilans des entreprises industrielles. Bien évidemment, la question du volume des portefeuilles de monnaie de banque centrale sous forme de monnaie numérique de détail est fondamentale et donne lieu à l’essentiel des débats entre autorité monétaire et banques. Ainsi que précisé dans l’un de nos articles consacré aux monnaies numériques,  la rationalité voudrait que les banques soient totalement déchargées de la circulation monétaire[7]. Comme cette circulation est aussi la possibilité de mobiliser une matière première permettant l’octroi infini de crédits, il est clair que les banques ne peuvent accepter la disparition de l’essentiel de leur outil de production. D’où l’ampleur d’une bataille relativement méconnue du grand public, et parfois méconnue de la part de cadres bancaires.

Que conclure ?

Les cryptomonnaies sont longtemps restées marginales. Elles n’étaient pas considérées comme de véritables instruments monétaires car échappant tant à la surveillance qu’à la garantie des Etats. De ce point de vue, on pouvait les comparer avec les vieux certificats d’or même si ces derniers étaient porteurs d’un sous-jacent véritable, ce qui n’est pas le cas des nouvelles cryptos. Elles ne sont plus marginales aujourd’hui et déjà certaines d'entre-elles assurent des revenus par la procédure du « staking", soit l’équivalent de quelque chose comme un taux de l’intérêt. Curieusement les Etats menacés, voire effondrés, semblent s’en emparer pour reprendre le pouvoir sur des acteurs qui ne sont plus les citoyens de jadis et sont devenus les célèbres "anywhere" . Nous en sommes encore au moment où les dits Etats ne font que contenir la puissance des cryptos en restant de simples gendarmes. Une piste d’avenir est celle envisagée au point 3 : le retour en force d’Etats surpuissants reprenant le contrôle complet de la création monétaire. De quoi retrouver l’antique période proche du big bang des Etats il y a maintenant près de 8000 ans. De quoi aussi retrouver quelque chose comme un « national capitalisme », selon l’expression d’un Pierre -Yves Hénin, ou un « capitalisme de la finitude » selon celui d’Arnaud Orain. De quoi enfin comprendre l’attitude des USA qui devenus conscients de la perte possible de la rente du dollar - rente aujourd’hui maximisée par ce que la réserve fédérale de New York appelle le « cercle impérial »(8)- chercheraient à construire une rente de substitution.

Certains des acteurs de la bataille méconnue qui se déroule au sommet de l’ordre monétaire se rappellent probablement de la phrase obscure  de George Orwell : «  Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé ».

Aujourd’hui, savoir anticiper c'est - au delà des pitreries d'un président américain - être capable de s'éloigner des fureurs de notre dette publique…une fureur qui n'est peut-êre que le signal faible d'un changement radical de monde. La monnaie numérique?...une affaire à suivre avec la plus grande attention.

                                                                                   Jean Claude Werrebrouck le 20 janvier 2025


[1] Cf l’article sur la publication : « Le Grand Continent » en date du 20 décembre 2024.

[2] Pour plus d’informations voir les sites consacrés à la transformation numérique du secteur financier et l’euro numérique respectivement sur les sites de la Banque de France  et de la BCE.

[3] Notons que la banque centrale Suisse pourrait par le biais d’un référendum être sollicitée pour remplacer une partie de son stock d’or par des bitcoins. Ici les bitcoins  ne figureraient pas - comme aux USA-  à l’actif du Trésor mais à celui de la banque centrale.

[4] Voir : https://www.banque-france.fr/fr/stabilité-financiere/mandat-stabilite-financière/accompagner-transformation-numerique-secteur-financier/mnbc-wholesale

[5] C’est le cas de la BNP avec des obligations numériques pour le compte du Trésor de la Slovénie. Cf « Les Echos du 16 décembre 2024.

[6] Ce qui serait garanti par la non utilisation du réseau internet par les téléphones porteurs des portefeuilles digitaux.

[7] Voir : http://www.lacrisedesannees2010.com/2024/10/scenarios-de-la-bataille-des-monnaies-numeriques-1.html.

8 Ce qu’on appelle cercle impérial est le fait qu’aujourd’hui la hausse du dollar deviendrait un mécanisme auto entretenue: cette hausse entraine en effet un ralentissement mondial beaucoup moins important aux USA en raison du poids disproportionné des services dans le PIB américain. Contrairement aux apparence les USA sont ainsi moins exposés au ralentissement du secteur manufacturier, ce qui attire les capitaux étrangers et renforce le hausse du dollar. Quand le monde va mal les USA se portent mieux.

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13 janvier 2025 1 13 /01 /janvier /2025 10:43

L’Europe reste étranglée par les capacités insuffisantes de son outil d’approvisionnement en énergie.  Il en résulte bien sûr des différences de coûts gigantesques notamment avec les USA ce qui justifie une nouvelle vague de désindustrialisation. Ainsi, fin décembre, le prix du gaz se montait à 14 dollars /BTU en Europe contre seulement 3 dollars aux USA.   Plus grave encore existe aujourd’hui de gigantesques fluctuations de prix dans le domaine de l’électricité, fluctuations rendant intenables les règles du jeu du marché européen de l’électricité. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, en Grèce, cette année, les prix de l’électricité ont pu être multipliés/divisés par 4 du jour au lendemain.

La présente note tente d’expliquer l’urgence d’un abandon du marché européen de l’électricité.

L’électricité est un bien qui présente la spécificité de ne pouvoir dissocier le fait de le produire de celui de le consommer. La plupart des marchandises sont stockables et par conséquent, il existe une séparation entre produire et consommer ou utiliser. Cela facilite bien les choses et quand, par exemple, l’industrie automobile produit moins de voitures qu’elle n’en vend, elle peut jouer sur une diminution d’un parc constitué dans une période antérieure. Bien sûr, un stock est toujours un coût, mais il est aussi un amortisseur. L’électricité ne dispose pas d’amortisseur et dès qu’il existe - par exemple une baisse de consommation - il faut immédiatement baisser la production d’un même montant. Dans cette circonstance si l’électricité n’est conçue que dans le cadre d’un marché avec un grand nombre de producteurs et un grand nombre de consommateurs, le prix ne peut que s’effondrer. Il peut même devenir négatif notamment pour les producteurs d’électricité renouvelable qui doivent supporter des coûts d’arrêt des installations (éoliennes par exemple) supérieurs aux pertes enregistrées sur des acheteurs bénéficiant de tels prix. C’est très exactement ce qui se passe en Grèce, en Roumanie, en Hongrie, en Espagne, etc.

Un peu d’Histoire pour comprendre les choses.

D’une certaine façon, nous nous trouvons dans une situation assez semblable à ce qui s’est produit aux USA lors de la naissance du marché pétrolier dans les années 1860/1870. A l’époque on constate, pour la première fois, une remontée spontanée de l’huile sur des forages en Pennsylvanie[1], une remontée qui va aussi faire apparaître, une réalité inédite, celle des « coûts marginaux nuls » :  Produire plus d’huile en ouvrant une vanne entraîne une production supplémentaire sans aucun coût. Sachant qu’aux USA, les producteurs sont en concurrence, chacun a intérêt à produire davantage et -sans outil constitué de stockage[2]- le prix de marché s’effondre, ce qui entraîne la ruine des petits producteurs incapables de rembourser à leurs banquiers, les coûts du forage. La production devenue proche de zéro entraîne une élévation considérable du prix… qui justifiera la remise en activité par d’autres producteurs… qui, eux aussi, vont croire pouvoir bénéficier de coûts marginaux nuls…qui entraineront un nouvel effondrement, etc… Un homme, David Rockefeller, comprendra qu’il ne peut à l’époque exister un vrai marché pétrolier de pleine concurrence et qu’il faudra passer par un monopole d’achat de toute la production. N’entrons pas dans les détails de l’histoire et retenons simplement que pendant près d’un siècle le marché du pétrole ne sera pas un marché véritable mais une organisation monopolistique dite des « 7 sœurs »[3].

Sans disposer d’une connaissance précise de l’histoire de la réalité pétrolière et sans vouloir la reproduire, il est un pays, la France, qui, à sa façon , va construire l’équivalent de ce  qui s’est passé pour le pétrole : il s’agit d’EDF qui va construire un monopole de production de l’électricité à l’issue de la seconde guerre mondiale. EDF, comme naguère la Standard OIL, va regrouper plusieurs centaines de producteurs d’électricité et va les interconnecter comme la Standard Oil devait interconnecter les puits par des tuyaux. Simplement, la Standard Oil continuera à parler de « prix » alors qu’EDF parlera du « tarif » de l’électricité. Tout au long de la période des trente glorieuses on parlera de « prix affichés » (« Posted Prices ») prix très stables pour le pétrole, un prix unique sur la planète, dont l’équivalent  sera un tarif fixe quasi unique pour l’électricité produite par EDF.

Bruxelles et le retour impossible au big bang du pétrole de 1860

Curieusement, la construction européenne cherche à retrouver la vieille histoire du big bang pétrolier en remontant le temps : Bruxelles veut un vrai marché de l’électricité sans prendre connaissance de son impossible réalité à partir de l’exemple américain du pétrole. Effectivement, on veut casser EDF et retrouver une multitude de producteurs dont bien sûr ceux de l’électricité renouvelable qui, à l’instar des producteurs de Pennsylvanie, fonctionnent avec des coûts marginaux proches de zéro. Plus de vent ou plus de soleil entraîne une production supplémentaire sans aucun coût, ce qui nous fait renouer avec les petits foreurs américains de Pennsylvanie. Avec toutefois une différence : les puits de pétrole ne donnent pas lieu à des productions intermittentes et, qui plus est, le pétrole est devenu rapidement stockable ce qui n’est pas encore le cas de l’électricité renouvelable.  Clairement, il était - malgré les difficultés - plus aisé de construire un marché pétrolier que de faire naître un marché de l’électricité.

 Très curieusement, il faudra beaucoup d’imagination, beaucoup d’autorité, et surtout beaucoup de non-respect des règles classiques de l’échange marchand pour faire émerger un faux marché de l’électricité. On peut donner quelques exemples de ce qui est beaucoup plus qu’un simple bricolage administratif. Ainsi celui de la règle de la « priorité » des énergies renouvelables qui implique l’effacement des autres producteurs devant le renouvelable : si beaucoup de vent et beaucoup de soleil, alors le renouvelable devient prioritaire et les autres producteurs devront museler leur production. Ainsi, celui de l’intervention financière directe du Trésor qui s’oblige à compenser ou écrêter les revenus issus de l’intermittence. Ainsi celui des complexes contrats sur différences (CFD) qui là encore vont mobiliser le Trésor public. On pourrait, bien sûr, multiplier les exemples qui tous vont concourir à la construction d’une immense bureaucratie de surveillance et de contrôle. Il était plus rationnel de rester dans la logique de David Rockefeller ou celle d’EDF plutôt que d’en revenir à l’impossible marché américain du pétrole des années 1860/1870.

La volonté de Bruxelles de transformer l’électricité en simple marchandise, restant pressante, il faudra aller beaucoup plus loin dans l’injonction faite à la France de détruire EDF. C’est ainsi qu’après des années de résistance sera mis en place l’ARENH (Accès Règlementé à l’Energie Nucléaire Historique) . Sans entrer dans le détail technique, il s’agira d’imposer au vieux monopoleur la vente à prix réduit, d’une partie de l’électricité nucléaire produite, à des concurrents, donc vente obligatoire à des marchands d’électricité qui eux ne produisent pas. 

Plus les énergies renouvelables se développent[4] et plus se développe l’instabilité des prix. En effet, sans vent et sans soleil, l’électricité devient rare et le prix connait une brusque envolée. Un prix qui s’aligne sur les coûts de production des centrales classiques dont celles fonctionnant au gaz.  Et donc une envolée qui ne peut être facilement endiguée par des interconnections insuffisantes à l’échelle de l’Europe. D’où une nouvelle proposition que l’on retrouve martelée dans le rapport Draghi : celle d’un développement pharaonique et pharaoniquement  coûteux des interconnexions entre les pays[5]. Et plus les énergies intermittentes se développeront , plus il faudra développer les interconnections. De quoi aboutir à un monstre énergétique : plus d’unités de production en raison de l’incontrôlable intermittence et plus d’interconnections pour y faire face à l’échelle du continent. Clairement, un suréquipement tant en termes de centrales qu’en termes de réseau. Mais il est vrai, avec la fiction d’un vrai marché de l’électricité plus ou moins à l’image des marchés de marchandises classiques…ce que n’est pas l’électricité. Le très difficile marché pétrolier des années 1860/1870 était probablement « réparable » sans passer par David Rockefeller et le monopole de la Standard Oil : le pétrole n’est pas une énergie intermittente et, rapidement, on pouvait mettre en place des unités de stockage.  Celui de l’électricité aujourd’hui n’est pas vraiment réparable, et restera le produit d’un paradigme doctrinal aberrant, qui, bien évidemment, ne pourra que mobiliser les  marchés financiers : dès que des prix sont inéluctablement très volatiles, se crée un marché spéculatif et une foule d’acteurs très éloignés du marché de l’électricité viendra offrir de la sécurité sur des marchés à termes. Et comme sur tous les marchés financiers, les produits touchant l’électricité vont prendre un volume considérable, le financier devenant 100 fois plus large que la réalité économique.

Sur équipement, sur consommation de capital, sur bureaucratisation, sur financiarisation sont les caractéristiques d’une réalité dont on pouvait se passer. Hélas s’agissant de la France le désastre sera plus grand car il va détruire ce qui était un modèle plus rationnel et surtout plus éthique que celui de David Rockefeller.

La supériorité du modèle Marcel Boiteux (EDF) sur celui de David Rockefeller (Standard Oil).

La bonne administration d’un monopole privé composé d’une multitude d’unités de production aux coûts différents, suppose que l’on mette en activité les unités selon un ordre croissant de coûts. C’est approximativement ce que feront les « 7 sœurs » pendant des dizaines d’années en mettant en exploitation prioritaire les gisements du Moyen-Orient beaucoup plus productifs que les gisements américains. Cette bonne gestion permet aussi d’avoir un « prix affiché » au moins aussi élevé que le coût de production sur le gisement le moins productif (gisements américains). D’où concrètement, un prix affiché, établi à partir du golfe du Mexique valable pour des huiles du Moyen- Orient[6]. Le monopole récupérait ainsi toutes les rentes marginales sur les puits moins coûteux du Moyen-Orient. On comprend ainsi déjà la logique d’un prix aligné sur le coût marginal qui agite tant les esprits.

En matière électrique EDF possédait l’équivalent, c’est-à-dire une multitude de « gisements » (des centrales) dont les coûts de production étaient différents. Marcel Boiteux, président du groupe et ancien élève du prix Nobel Maurice Allais, était aussi rationnel que David Rockefeller et classait les différentes unités par ordre de coûts croissants. Mieux que David Rockfeller, il connaissait la notion de coût marginal et pouvait l’utiliser dans l’établissement des tarifs. Il pouvait ainsi inciter les consommateurs à répartir l’utilisation de l’électricité de telle façon que l’on minimise le coût global de production de l’entreprise en évitant la mise en place d’unités de production trop coûteuses (problématique du tarif vert). Il pouvait aussi ne pas récupérer les rentes marginales sur les centrales les moins coûteuses en appliquant un tarif qui pouvait être inférieur au coût marginal. Cela signifiait que Marcel Boiteux finançait les pertes marginales associées à un tarif avantageux par les rentes infra marginales. Clairement EDF - à l’inverse d’un monopole privé-  pouvait se parer d’une mission de service public tout en optimisant sa propre gestion centralisée. Cette mission lui fût autoritairement retirée par l’imposition de l’ARENH, réalité qui, elle-même enracinée dans le nucléaire, ne pouvait qu’inciter l’entreprise à délaisser la filière correspondante. 25 années d’abandon qui vont aussi correspondre à la disparition d’un très grand nombre de compétences.

Reconstruire sans détruire les avantages du renouvelable ou comment combler les lacunes de l’intermittence 

Ce que nous avons constaté en 2024 correspond assez bien aux lacunes du marché impossible du pétrole dans les années 1860/1870 : la volatilité des prix est devenue extrême et nous avons besoin de retrouver le modèle de Marcel Boiteux…probablement à l’échelle européenne. Il faut, à l’échelle microéconomique, bénéficier au maximum des effets du vent et du soleil, gros apporteurs de coûts marginaux nuls sur les éoliennes et les panneaux solaires. Et  donc, comme les producteurs de pétrole des années 1860/1870, il faut inonder le marché de l’électricité…et constater l’effondrement du prix…et faire appel aux pouvoirs publics pour réguler. Si maintenant vent et soleil disparaissent alors que le pays est déjà très impliqué dans les infrastructures du renouvelable[7], il faut activer les centrales fonctionnant sur la base d’énergies fossiles, une activation qui, en économie de marché, suppose des prix couvrant les coûts de production. De façon irrésistible, les prix de l’électricité s’alignent sur le coût marginal, donc sur les coûts des centrales les plus coûteuses. Et ces centrales doivent rester très présentes pour faire face à l’intermittence. Cela explique curieusement que, malgré de lourds investissements européens dans le renouvelable, la facture en importations d’énergies fossiles ne cesse d’augmenter et passe de 341 milliards d’euros en 2019 à 416 milliards en 2023. Le marché, malgré la très lourde bureaucratie qui l’accompagne et lui permet de fonctionner, est d’une certaine façon rationnel. Par exemple, on peut comprendre la multitude des contrats d’effacement car en période de vent et de soleil, il est efficient de remplacer des coûts variables élevés (les centrales classiques consomment de l’énergie fossile  pour produire de l’électricité)  par des coûts marginaux nuls (éoliennes et panneaux solaires). C’est dire que le marché, même très artificiel, est à priori efficient en ce qu’il comprime les coûts globaux. Par contre, le renouvelable ne permet pas en raison de son intermittence de minorer le stock de capital engagé dans la production d’électricité. Au-delà, la logique du marché ne permet en aucune façon la stabilité des prix. Au total, l’Union Européenne arrive à faire naître un marché mais sans pouvoir dépasser la situation instable de celle qui, au dix-neuvième siècle, empoisonnait la vie des producteurs de pétrole. Régler la question de l’électricité à l’échelle européenne supposerait que Bruxelles fasse naitre un nouveau David Rockefeller…mais ce serait aller contre le principe de la concurrence libre et non faussée… Il n’y a donc rien à attendre de Bruxelles qui préfèrera agrandir la bureaucratie et le monstre énergétique correspondant. La solution passe donc par le grand retour d’EDF.

EDF et le retour de la raison

En termes de politique industrielle, il faut donc que la France rétablisse le monopole en intégrant tout le renouvelable y compris celui engendré à titre privé. Il ne s’agit pas de tout nationaliser mais d’intégrer dans un ensemble unique la gestion de l’électricité comme ce fût le cas pendant plus d’un demi-siècle. Comme ce fût aussi historiquement le cas lorsque David Rockefeller décide d’acheter toute la production de pétrole à un prix qu’il fixe et qu’il affiche à la sortie des tuyaux dont il garde le monopole. Bien entendu, ce qui doit disparaître est l’ensemble des fausses entreprises qui se sont bornées au simple négoce et à la spéculation. Ce qui doit aussi disparaître est  l’ensemble des régulateurs dits indépendants. Le nouveau Marcel Boiteux pourrait optimiser et laisser une place croissante au renouvelable. La bonne gestion continuera à composer le paquet énergie électrique pour obtenir en continu le coût global de production le plus faible possible. Mais cette composition ne relèvera plus du marché mais d’un décideur unique qui décidera d’un tarif et mettra fin à la volatilité. Et le tarif, comme naguère, n’a pas à s’aligner sur le coût marginal mais sur la base du coût total moyen. Bien évidemment, ce coût total moyen fluctue en fonction de la composition du paquet énergie et donc de la présence variable du renouvelable dans le paquet, mais il n’a plus à être modifié d’heure en heure comme actuellement.

La proposition mériterait d’être détaillée pour être en capacité de répondre à une foule de questions. L’une des plus importantes est celle du devenir des acteurs qui produisent réellement de l’électricité, et bien entendu le plus grand d’entre eux c’est-à-dire Total-Energies. Logiquement, ces entreprises n’auraient plus qu’un client (EDF) et seraient chargées d’une mission de service public. Une autre question importante est celle de la dé financiarisation. Il est en effet évident que le retour du modèle EDF démonétise les bourses d’électricité et la base des pyramides financières qui se sont construites et ont essaimé sur tous les marchés financiers. Il n’existe pas de réponse simple à cette question et il est clair que le Rassemblement National parvenu au pouvoir aura à gérer les errements du passé.

 

Dire aujourd’hui, comme on l’entend trop souvent, qu’il faut sortir du marché et permettre une baisse du coût de l’énergie ne correspond pas à un discours raisonnable : l’entreprise EDF est durablement en difficulté. A l’inverse, il est vrai que le scandaleux démantèlement de l’entreprise pour faire naître un marché irréel ne pouvait qu’exposer la France à la crise : oui il faudra payer l’électricité sur la base d’un coût élevé, et cela risque de durer. Par contre, il est urgent de sortir du marché pour reconstruire le modèle énergétique français.

C’est semble- t-il la proposition du Rassemblement National. A ce titre Il devrait expliquer, de façon simple, aux électeurs ce que nous venons d’exposer. Il a besoin aussi de comprendre en profondeur et bien assimiler ce que nous tentons d’expliquer pour faire face au mur de « l’Etat profond » qui, unanimement, s’opposera à lui de façon radicale lorsqu’il ramassera le pouvoir.

                                                                                                       Jean Claude Werrebrouck le 13 janvier 2025.


[1] Le premier forage avec remontée spontanée intervient en 1859 sous la direction du colonel Drake.

[2][2] L’idée de stockage n’interviendra que plus tard et en attendant, l’huile excédentaire fut souvent jetée à la rivière.

[3] Le démantèlement de la Standard Oil sous l’égide des lois anti-trust restera un leurre jusqu’au début des années 1970. Les « 7 sœurs » étaient composées de 4 américaines, 2 anglo-hollandaises et de la « petite française » (Compagnie Française des Pétroles) qui allait devenir « Total-Energie ». On notera que les « 7 magnifiques » d’aujourd’hui sont toutes américaines.

[4] Précisons qu’en 2024 c’est 44% de la production d’électricité de l’UE qui se trouve réalisée à partir du renouvelable.

[5] L’investissement estimé et prévu par l’UE pour l’adaptation du réseau de transport de l’électricité se monte à 584 milliards d’euros d’ici 2030…. à peu près 10 fois le montant du capital prévu en France pour se rééquiper en énergie nucléaire…

[6] Les « 7 sœurs » feront beaucoup mieux et arriveront à un prix unique en chaque point du globe en facturant des frets fantômes. Ainsi pendant plusieurs dizaines d’années des cargaisons seront facturées sur la base d’un prix de transport depuis le golfe du Mexique alors que le pétrole provenait du Moyen-Orient. Et mêmes les bâtiments de la Royal Navy ou de la flotte américaine navigant dans   l’est de la méditerranée paieront le fret fantôme.

[7] C’est le cas de nombre de pays du sud de l’Europe dont le mix énergétique laisse désormais une place dominante au renouvelable : plus de 50% pour la Grèce et l’Espagne par exemple. L’Allemagne est en passe de rejoindre le sud avec son parc éolien gigantesque dans le nord…qui suppose des installations de transports gigantesques entre le nord et le sud du pays. La France, avec son parc nucléaire reste encore très loin de cette réalité : 30% des capacités en énergies renouvelables.

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2 janvier 2025 4 02 /01 /janvier /2025 06:19

L’Europe reste étranglée par les capacités insuffisantes de son outil d’approvisionnement en énergie.  Il en résulte bien sûr des différences de coûts gigantesques notamment avec les USA ce qui justifie une nouvelle vague de désindustrialisation. Ainsi, fin décembre, le prix du gaz se montait à 14 dollars /BTU en Europe contre seulement 3 dollars aux USA.   Plus grave encore existe aujourd’hui de gigantesques fluctuations de prix dans le domaine de l’électricité, fluctuations rendant intenables les règles du jeu du marché européen de l’électricité. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, en Grèce, cette année, les prix de l’électricité ont pu être multipliés/divisés par 4 du jour au lendemain.

La présente note tente d’expliquer l’urgence d’un abandon du marché européen de l’électricité.

L’électricité est un bien qui présente la spécificité de ne pouvoir dissocier le fait de le produire de celui de le consommer. La plupart des marchandises sont stockables et par conséquent, il existe une séparation entre produire et consommer ou utiliser. Cela facilite bien les choses et quand, par exemple, l’industrie automobile produit moins de voitures qu’elle n’en vend, elle peut jouer sur une diminution d’un parc constitué dans une période antérieure. Bien sûr, un stock est toujours un coût, mais il est aussi un amortisseur. L’électricité ne dispose pas d’amortisseur et dès qu’il existe - par exemple une baisse de consommation - il faut immédiatement baisser la production d’un même montant. Dans cette circonstance si l’électricité n’est conçue que dans le cadre d’un marché avec un grand nombre de producteurs et un grand nombre de consommateurs, le prix ne peut que s’effondrer. Il peut même devenir négatif notamment pour les producteurs d’électricité renouvelable qui doivent supporter des coûts d’arrêt des installations (éoliennes par exemple) supérieurs aux pertes enregistrées sur des acheteurs bénéficiant de tels prix. C’est très exactement ce qui se passe en Grèce, en Roumanie, en Hongrie, en Espagne, etc.

Un peu d’Histoire pour comprendre les choses.

D’une certaine façon, nous nous trouvons dans une situation assez semblable à ce qui s’est produit aux USA lors de la naissance du marché pétrolier dans les années 1860/1870. A l’époque on constate, pour la première fois, une remontée spontanée de l’huile sur des forages en Pennsylvanie[1], une remontée qui va aussi faire apparaître, une réalité inédite, celle des « coûts marginaux nuls » :  Produire plus d’huile en ouvrant une vanne entraîne une production supplémentaire sans aucun coût. Sachant qu’aux USA, les producteurs sont en concurrence, chacun a intérêt à produire davantage et -sans outil constitué de stockage[2]- le prix de marché s’effondre, ce qui entraîne la ruine des petits producteurs incapables de rembourser à leurs banquiers, les coûts du forage. La production devenue proche de zéro entraîne une élévation considérable du prix… qui justifiera la remise en activité par d’autres producteurs… qui, eux aussi, vont croire pouvoir bénéficier de coûts marginaux nuls…qui entraineront un nouvel effondrement, etc… Un homme, David Rockefeller, comprendra qu’il ne peut à l’époque exister un vrai marché pétrolier de pleine concurrence et qu’il faudra passer par un monopole d’achat de toute la production. N’entrons pas dans les détails de l’histoire et retenons simplement que pendant près d’un siècle le marché du pétrole ne sera pas un marché véritable mais une organisation monopolistique dite des « 7 sœurs »[3].

Sans disposer d’une connaissance précise de l’histoire de la réalité pétrolière et sans vouloir la reproduire, il est un pays, la France, qui, à sa façon , va construire l’équivalent de ce  qui s’est passé pour le pétrole : il s’agit d’EDF qui va construire un monopole de production de l’électricité à l’issue de la seconde guerre mondiale. EDF, comme naguère la Standard OIL, va regrouper plusieurs centaines de producteurs d’électricité et va les interconnecter comme la Standard Oil devait interconnecter les puits par des tuyaux. Simplement, la Standard Oil continuera à parler de « prix » alors qu’EDF parlera du « tarif » de l’électricité. Tout au long de la période des trente glorieuses on parlera de « prix affichés » (« Posted Prices ») prix très stables pour le pétrole, un prix unique sur la planète, dont l’équivalent  sera un tarif fixe quasi unique pour l’électricité produite par EDF.

Bruxelles et le retour impossible au big bang du pétrole de 1860

Curieusement, la construction européenne cherche à retrouver la vieille histoire du big bang pétrolier en remontant le temps : Bruxelles veut un vrai marché de l’électricité sans prendre connaissance de son impossible réalité à partir de l’exemple américain du pétrole. Effectivement, on veut casser EDF et retrouver une multitude de producteurs dont bien sûr ceux de l’électricité renouvelable qui, à l’instar des producteurs de Pennsylvanie, fonctionnent avec des coûts marginaux proches de zéro. Plus de vent ou plus de soleil entraîne une production supplémentaire sans aucun coût, ce qui nous fait renouer avec les petits foreurs américains de Pennsylvanie. Avec toutefois une différence : les puits de pétrole ne donnent pas lieu à des productions intermittentes et, qui plus est, le pétrole est devenu rapidement stockable ce qui n’est pas encore le cas de l’électricité renouvelable.  Clairement, il était - malgré les difficultés - plus aisé de construire un marché pétrolier que de faire naître un marché de l’électricité.

 Très curieusement, il faudra beaucoup d’imagination, beaucoup d’autorité, et surtout beaucoup de non-respect des règles classiques de l’échange marchand pour faire émerger un faux marché de l’électricité. On peut donner quelques exemples de ce qui est beaucoup plus qu’un simple bricolage administratif. Ainsi celui de la règle de la « priorité » des énergies renouvelables qui implique l’effacement des autres producteurs devant le renouvelable : si beaucoup de vent et beaucoup de soleil, alors le renouvelable devient prioritaire et les autres producteurs devront museler leur production. Ainsi, celui de l’intervention financière directe du Trésor qui s’oblige à compenser ou écrêter les revenus issus de l’intermittence. Ainsi celui des complexes contrats sur différences (CFD) qui là encore vont mobiliser le Trésor public. On pourrait, bien sûr, multiplier les exemples qui tous vont concourir à la construction d’une immense bureaucratie de surveillance et de contrôle. Il était plus rationnel de rester dans la logique de David Rockefeller ou celle d’EDF plutôt que d’en revenir à l’impossible marché américain du pétrole des années 1860/1870.

La volonté de Bruxelles de transformer l’électricité en simple marchandise, restant pressante, il faudra aller beaucoup plus loin dans l’injonction faite à la France de détruire EDF. C’est ainsi qu’après des années de résistance sera mis en place l’ARENH (Accès Règlementé à l’Energie Nucléaire Historique) . Sans entrer dans le détail technique, il s’agira d’imposer au vieux monopoleur la vente à prix réduit, d’une partie de l’électricité nucléaire produite, à des concurrents, donc vente obligatoire à des marchands d’électricité qui eux ne produisent pas. 

Plus les énergies renouvelables se développent[4] et plus se développe l’instabilité des prix. En effet, sans vent et sans soleil, l’électricité devient rare et le prix connait une brusque envolée. Un prix qui s’aligne sur les coûts de production des centrales classiques dont celles fonctionnant au gaz.  Et donc une envolée qui ne peut être facilement endiguée par des interconnections insuffisantes à l’échelle de l’Europe. D’où une nouvelle proposition que l’on retrouve martelée dans le rapport Draghi : celle d’un développement pharaonique et pharaoniquement  coûteux des interconnexions entre les pays[5]. Et plus les énergies intermittentes se développeront , plus il faudra développer les interconnections. De quoi aboutir à un monstre énergétique : plus d’unités de production en raison de l’incontrôlable intermittence et plus d’interconnections pour y faire face à l’échelle du continent. Clairement, un suréquipement tant en termes de centrales qu’en termes de réseau. Mais il est vrai, avec la fiction d’un vrai marché de l’électricité plus ou moins à l’image des marchés de marchandises classiques…ce que n’est pas l’électricité. Le très difficile marché pétrolier des années 1860/1870 était probablement « réparable » sans passer par David Rockefeller et le monopole de la Standard Oil : le pétrole n’est pas une énergie intermittente et, rapidement, on pouvait mettre en place des unités de stockage.  Celui de l’électricité aujourd’hui n’est pas vraiment réparable, et restera le produit d’un paradigme doctrinal aberrant, qui, bien évidemment, ne pourra que mobiliser les  marchés financiers : dès que des prix sont inéluctablement très volatiles, se crée un marché spéculatif et une foule d’acteurs très éloignés du marché de l’électricité viendra offrir de la sécurité sur des marchés à termes. Et comme sur tous les marchés financiers, les produits touchant l’électricité vont prendre un volume considérable, le financier devenant 100 fois plus large que la réalité économique.

Sur équipement, sur consommation de capital, sur bureaucratisation, sur financiarisation sont les caractéristiques d’une réalité dont on pouvait se passer. Hélas s’agissant de la France le désastre sera plus grand car il va détruire ce qui était un modèle plus rationnel et surtout plus éthique que celui de David Rockefeller.

La supériorité du modèle Marcel Boiteux (EDF) sur celui de David Rockefeller (Standard Oil).

La bonne administration d’un monopole privé composé d’une multitude d’unités de production aux coûts différents, suppose que l’on mette en activité les unités selon un ordre croissant de coûts. C’est approximativement ce que feront les « 7 sœurs » pendant des dizaines d’années en mettant en exploitation prioritaire les gisements du Moyen-Orient beaucoup plus productifs que les gisements américains. Cette bonne gestion permet aussi d’avoir un « prix affiché » au moins aussi élevé que le coût de production sur le gisement le moins productif (gisements américains). D’où concrètement, un prix affiché, établi à partir du golfe du Mexique valable pour des huiles du Moyen- Orient[6]. Le monopole récupérait ainsi toutes les rentes marginales sur les puits moins coûteux du Moyen-Orient. On comprend ainsi déjà la logique d’un prix aligné sur le coût marginal qui agite tant les esprits.

En matière électrique EDF possédait l’équivalent, c’est-à-dire une multitude de « gisements » (des centrales) dont les coûts de production étaient différents. Marcel Boiteux, président du groupe et ancien élève du prix Nobel Maurice Allais, était aussi rationnel que David Rockefeller et classait les différentes unités par ordre de coûts croissants. Mieux que David Rockfeller, il connaissait la notion de coût marginal et pouvait l’utiliser dans l’établissement des tarifs. Il pouvait ainsi inciter les consommateurs à répartir l’utilisation de l’électricité de telle façon que l’on minimise le coût global de production de l’entreprise en évitant la mise en place d’unités de production trop coûteuses (problématique du tarif vert). Il pouvait aussi ne pas récupérer les rentes marginales sur les centrales les moins coûteuses en appliquant un tarif qui pouvait être inférieur au coût marginal. Cela signifiait que Marcel Boiteux finançait les pertes marginales associées à un tarif avantageux par les rentes infra marginales. Clairement EDF - à l’inverse d’un monopole privé-  pouvait se parer d’une mission de service public tout en optimisant sa propre gestion centralisée. Cette mission lui fût autoritairement retirée par l’imposition de l’ARENH, réalité qui, elle-même enracinée dans le nucléaire, ne pouvait qu’inciter l’entreprise à délaisser la filière correspondante. 25 années d’abandon qui vont aussi correspondre à la disparition d’un très grand nombre de compétences.

Reconstruire sans détruire les avantages du renouvelable ou comment combler les lacunes de l’intermittence 

Ce que nous avons constaté en 2024 correspond assez bien aux lacunes du marché impossible du pétrole dans les années 1860/1870 : la volatilité des prix est devenue extrême et nous avons besoin de retrouver le modèle de Marcel Boiteux…probablement à l’échelle européenne. Il faut, à l’échelle microéconomique, bénéficier au maximum des effets du vent et du soleil, gros apporteurs de coûts marginaux nuls sur les éoliennes et les panneaux solaires. Et  donc, comme les producteurs de pétrole des années 1860/1870, il faut inonder le marché de l’électricité…et constater l’effondrement du prix…et faire appel aux pouvoirs publics pour réguler. Si maintenant vent et soleil disparaissent alors que le pays est déjà très impliqué dans les infrastructures du renouvelable[7], il faut activer les centrales fonctionnant sur la base d’énergies fossiles, une activation qui, en économie de marché, suppose des prix couvrant les coûts de production. De façon irrésistible, les prix de l’électricité s’alignent sur le coût marginal, donc sur les coûts des centrales les plus coûteuses. Et ces centrales doivent rester très présentes pour faire face à l’intermittence. Cela explique curieusement que, malgré de lourds investissements européens dans le renouvelable, la facture en importations d’énergies fossiles ne cesse d’augmenter et passe de 341 milliards d’euros en 2019 à 416 milliards en 2023. Le marché, malgré la très lourde bureaucratie qui l’accompagne et lui permet de fonctionner, est d’une certaine façon rationnel. Par exemple, on peut comprendre la multitude des contrats d’effacement car en période de vent et de soleil, il est efficient de remplacer des coûts variables élevés (les centrales classiques consomment de l’énergie fossile  pour produire de l’électricité)  par des coûts marginaux nuls (éoliennes et panneaux solaires). C’est dire que le marché, même très artificiel, est à priori efficient en ce qu’il comprime les coûts globaux. Par contre, le renouvelable ne permet pas en raison de son intermittence de minorer le stock de capital engagé dans la production d’électricité. Au-delà, la logique du marché ne permet en aucune façon la stabilité des prix. Au total, l’Union Européenne arrive à faire naître un marché mais sans pouvoir dépasser la situation instable de celle qui, au dix-neuvième siècle, empoisonnait la vie des producteurs de pétrole. Régler la question de l’électricité à l’échelle européenne supposerait que Bruxelles fasse naitre un nouveau David Rockefeller…mais ce serait aller contre le principe de la concurrence libre et non faussée… Il n’y a donc rien à attendre de Bruxelles qui préfèrera agrandir la bureaucratie et le monstre énergétique correspondant. La solution passe donc par le grand retour d’EDF.

EDF et le retour de la raison

En termes de politique industrielle, il faut donc que la France rétablisse le monopole en intégrant tout le renouvelable y compris celui engendré à titre privé. Il ne s’agit pas de tout nationaliser mais d’intégrer dans un ensemble unique la gestion de l’électricité comme ce fût le cas pendant plus d’un demi-siècle. Comme ce fût aussi historiquement le cas lorsque David Rockefeller décide d’acheter toute la production de pétrole à un prix qu’il fixe et qu’il affiche à la sortie des tuyaux dont il garde le monopole. Bien entendu, ce qui doit disparaître est l’ensemble des fausses entreprises qui se sont bornées au simple négoce et à la spéculation. Ce qui doit aussi disparaître est  l’ensemble des régulateurs dits indépendants. Le nouveau Marcel Boiteux pourrait optimiser et laisser une place croissante au renouvelable. La bonne gestion continuera à composer le paquet énergie électrique pour obtenir en continu le coût global de production le plus faible possible. Mais cette composition ne relèvera plus du marché mais d’un décideur unique qui décidera d’un tarif et mettra fin à la volatilité. Et le tarif, comme naguère, n’a pas à s’aligner sur le coût marginal mais sur la base du coût total moyen. Bien évidemment, ce coût total moyen fluctue en fonction de la composition du paquet énergie et donc de la présence variable du renouvelable dans le paquet, mais il n’a plus à être modifié d’heure en heure comme actuellement.

La proposition mériterait d’être détaillée pour être en capacité de répondre à une foule de questions. L’une des plus importantes est celle du devenir des acteurs qui produisent réellement de l’électricité, et bien entendu le plus grand d’entre eux c’est-à-dire Total-Energies. Logiquement, ces entreprises n’auraient plus qu’un client (EDF) et seraient chargées d’une mission de service public. Une autre question importante est celle de la dé financiarisation. Il est en effet évident que le retour du modèle EDF démonétise les bourses d’électricité et la base des pyramides financières qui se sont construites et ont essaimé sur tous les marchés financiers. Il n’existe pas de réponse simple à cette question et il est clair que le Rassemblement National parvenu au pouvoir aura à gérer les errements du passé.

 

Dire aujourd’hui, comme on l’entend trop souvent, qu’il faut sortir du marché et permettre une baisse du coût de l’énergie ne correspond pas à un discours raisonnable : l’entreprise EDF est durablement en difficulté. A l’inverse, il est vrai que le scandaleux démantèlement de l’entreprise pour faire naître un marché irréel ne pouvait qu’exposer la France à la crise : oui il faudra payer l’électricité sur la base d’un coût élevé, et cela risque de durer. Par contre, il est urgent de sortir du marché pour reconstruire le modèle énergétique français.

Le Rassemblement National a raison. Il devrait expliquer, de façon simple, aux électeurs ce que nous venons d’exposer. Il a besoin aussi de comprendre en profondeur et bien assimiler ce que nous tentons d’expliquer pour faire face au mur de « l’Etat profond » qui, unanimement, s’opposera à lui de façon radicale lorsqu’il ramassera le pouvoir.

                                                                          Jean Claude Werrebrouck le 2 janvier 2025.


[1] Le premier forage avec remontée spontanée intervient en 1859 sous la direction du colonel Drake.

[2][2] L’idée de stockage n’interviendra que plus tard et en attendant, l’huile excédentaire fut souvent jetée à la rivière.

[3] Le démantèlement de la Standard Oil sous l’égide des lois anti-trust restera un leurre jusqu’au début des années 1970. Les « 7 sœurs » étaient composées de 4 américaines, 2 anglo-hollandaises et de la « petite française » (Compagnie Française des Pétroles) qui allait devenir « Total-Energie ». On notera que les « 7 magnifiques » d’aujourd’hui sont toutes américaines.

[4] Précisons qu’en 2024 c’est 44% de la production d’électricité de l’UE qui se trouve réalisée à partir du renouvelable.

[5] L’investissement estimé et prévu par l’UE pour l’adaptation du réseau de transport de l’électricité se monte à 584 milliards d’euros d’ici 2030…. à peu près 10 fois le montant du capital prévu en France pour se rééquiper en énergie nucléaire…

[6] Les « 7 sœurs » feront beaucoup mieux et arriveront à un prix unique en chaque point du globe en facturant des frets fantômes. Ainsi pendant plusieurs dizaines d’années des cargaisons seront facturées sur la base d’un prix de transport depuis le golfe du Mexique alors que le pétrole provenait du Moyen-Orient. Et mêmes les bâtiments de la Royal Navy ou de la flotte américaine navigant dans   l’est de la méditerranée paieront le fret fantôme.

[7] C’est le cas de nombre de pays du sud de l’Europe dont le mix énergétique laisse désormais une place dominante au renouvelable : plus de 50% pour la Grèce et l’Espagne par exemple. L’Allemagne est en passe de rejoindre le sud avec son parc éolien gigantesque dans le nord…qui suppose des installations de transports gigantesques entre le nord et le sud du pays. La France, avec son parc nucléaire reste encore très loin de cette réalité : 30% des capacités en énergies renouvelables.

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26 décembre 2024 4 26 /12 /décembre /2024 17:34

L'extrême volatilité des prix de l'électricté provoque de grands débats voire des conflits entre les pays de l'UE. Nous reviendrons très  bientôt sur cette question et publieront un article de fond. Si CHATGPT se moque de ces problèmes nous lui avons posé la question suivante: "Comment expliquer les prix négatifs de l'électricité".  La réponse est tout simplement stupéfiante tant la technicité des problèmes est correctement exposée par l'IA. 

 

Réponse de CHATGPT ( moins de trois secondes): 

 

"Les prix négatifs de l'électricité peuvent sembler contre-intuitifs, mais ils se produisent dans certaines conditions spécifiques sur le marché de l'électricité. Voici quelques explications :1. **Surproduction d'électricité** : Lorsqu'il y a une surproduction d'électricité, par exemple lors de journées ensoleillées avec beaucoup d'énergie solaire ou de jours venteux avec beaucoup d'énergie éolienne, la quantité d'électricité produite peut dépasser la demande.2. **Coûts de mise en service** : Les producteurs d'électricité, notamment ceux qui utilisent des sources renouvelables, peuvent avoir des coûts fixes liés à la mise en service de leurs installations. Pour éviter d'arrêter la production, ce qui pourrait entraîner des pertes, ils peuvent choisir de vendre leur électricité à un prix négatif.3. **Stockage limité** : L'électricité ne peut pas être facilement stockée à grande échelle. Lorsque la production dépasse la demande et que les capacités de stockage sont pleines, les producteurs peuvent être incités à payer pour que leur électricité soit consommée plutôt que de devoir arrêter leur production.4. **Mécanismes de marché** : Dans certains marchés de l'électricité, le prix est déterminé par l'offre et la demande. Si l'offre dépasse largement la demande, cela peut entraîner des prix négatifs.5. **Incitations à la consommation** : Les prix négatifs peuvent également inciter les consommateurs à utiliser plus d'électricité à ces moments-là, ce qui peut aider à équilibrer le réseau électrique.En résumé, les prix négatifs de l'électricité sont souvent le résultat d'un déséquilibre entre l'offre et la demande, en particulier dans un contexte de production d'énergie renouvelable croissante."

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24 décembre 2024 2 24 /12 /décembre /2024 09:59

La grande presse évoque souvent la nécessité de retrouver le plan Pinay- Rueff dont on dit qu’il fut à l’origine du rétablissement de la France. Nous tenterons de montrer dans le présent texte que la situation, certes difficile de la France en 1958, n’a strictement rien à voir avec celle d’aujourd’hui.

Photographie rapide des contextes.

D’une certaine façon, il est en 2025 des préoccupations financières qui ressemblent à celle de 1958. Ces manifestations concrètes, essentiellement un déficit budgétaire important associé à un déséquilibre extérieur, se déroulent toutefois dans un contexte différent. En 1958, l’Etat-providence n’est pas encore ce qu’il est devenu aujourd’hui. A cette époque, c’est l’Etat régalien qui alourdit le déficit avec des dépenses militaires fortement croissantes en raison de la guerre d’Algérie (entre 6 et 7 points de PIB). Le plan de Constantine qui vise à mettre au niveau de la métropole les départements français d’Algérie viendra considérablement alourdir les perspectives de dépenses. Les choses sont difficilement quantifiables de façon sérieuse mais le plan de Constantine lancé par le général De gaulle en octobre 1958 représentera probablement 2 points de PIB jusque 1961. Par contre les dépenses sociales sont encore très réduites et par exemple les charges liées aux retraites sont quasi inexistantes en raison d’une espérance de vie égale à l’âge de départ à la retraite (65 ans). Signalons aussi qu’à l’époque il y a sur emploi et que les entreprises sont privées des classes d’âges qui sont mobilisées en totalité sur des services militaires de trente mois en Algérie. Le chômage n’existe pas, alors qu’il est simplement masqué aujourd’hui par des dépenses publiques colossales (cf par exemple les effets d’aubaine sur l’apprentissage ou les charges salariales allégées)

Au-delà de la grande différence dans les pondérations entre Etat Providence et Etat social dans la comparaison 1958/2025, nous avons une situation comparable avec un déficit de 5 points de PIB et déséquilibre commercial de 2,4 points pour 1958 (respectivement 6,1 et 3 pour 2025). Le plan Pinay, adopté fin décembre 1958, sera finalement assez classique et assez comparable avec  ce qui pourrait être un plan Bayrou en 2025 : baisse des subventions aux entreprises publiques de l’époque, fin généralisée des indexations et donc des majorations salariales automatiques, réduction des pensions militaires, hausse de la fiscalité y compris l’impôt sur le revenu et la fiscalité d’entreprise laquelle va engendrer une baisse des marges. Le plan entrainera mécaniquement un effet dépressif, mais un effet fort limité : la croissance du PIB déjà en ralentissement en 1958  se montera néanmoins à 2,7% en 1959. De quoi en rêver aujourd’hui.

Rien de comparable par conséquent avec la séquence qui s’ouvrirait avec un plan Bayrou semblable lequel devrait se dérouler dans un contexte de croissance proche de zéro. Il est vrai que le plan Pinay – Rueff s’inscrit dans les trente glorieuses et que dès l’année 1960 nous retrouvons des taux de croissance moyens de 5% avec même 8% pour l’année 1960.

Construction/valorisation d’une monnaie en 1958 et cage monétaire en 2025

Si l’on évoque encore aujourd’hui un plan Pinay- Rueff qu’il faudrait réinventer on oublie le plus souvent la variable monétaire.  Alors que le plan de décembre 1958 était l’objet d’une réinvention de la monnaie nationale  dans un espace de souveraineté, l’éventuel plan Bayrou n’évoquera en aucune façon le paramètre monétaire lequel n’est plus dans l’espace de souveraineté. Au mieux le plan Bayrou parlera d’un travail qui se réalisera sous la « protection de l’euro ».

En 1958, les monnaies européennes ne sont pas encore convertibles et la monnaie internationale, le dollar, est encore rare en raison du fort suréquilibre de la balance américaine. Nous sommes encore dans la période du « dollar Gap ». C’est dans ce contexte que les Etats européens ont mis en place une bourse d’échange de monnaies dans ce qu’on appelait à l’époque une « Union Européenne des Paiements » (UEP). Dans ce cadre, la France était régulièrement en difficulté en raison de son déficit extérieur. La règle voulant que l’Etat déficitaire solde -à intervalles réguliers- son compte en or, il devait s’ensuivre une division par trois des réserves de change de la France entre 1956 et 1958. Cette situation correspondait au vrai problème du pays qui devait dévaluer régulièrement avec en particulier une dévaluation «Félix Gaillard » de 20%  au moment de l’arrivée au pouvoir du général De Gaule. N’entrons pas dans le détail (réescompte jugé trop facile, sélectivité du crédit, etc.), mais précisons que la France était accusée de trop monétiser son déficit par le biais d’une banque centrale trop dépendante de l’exécutif. D’où l’appel dans des conditions dramatiques au FMI lequel accordera un prêt de 130 milliards de dollars et des conditions qui iront jusqu’à un humour grinçant : contestation de la politique algérienne de la France, mise à disposition d’un bureau au siège de la Banque de France au profit du directeur général du FMI, etc.[1]

C’est dans ce contexte que sera pratiqué un plan Pinay- Rueff qui débutera par une seconde dévaluation de 17,4% le 28 décembre 1958, et le lancement du franc fort convertible ( 1 nouveau franc = 100  anciens francs) A la fin de l’année 1959, le prêt du FMI est en totalité remboursé.

Comprenons bien que le succès résulte de la surcompensation  des effets récessifs du plan -baisse programmée des dépenses et pression fiscale accrue- par les dévaluations externes. Le plan est naturellement récessif et se trouve être une dévaluation interne : La France, avec notamment sa politique algérienne,  vit au-dessus de ses moyens. Mais la dévaluation monétaire, donc la dévaluation externe rétablit sa compétitivité. L’effet récessif du rétablissement de l’équilibre budgétaire est compensé par une demande globale croissante correspondant à davantage de demande étrangère et moins de demande nationale d’exportations étrangères.

Au final le plan Pinay- Rueff était chose facile : pas de cage monétaire et au contraire utilisation de la monnaie pour rétablir la souveraineté. Dès 1959, les capitaux disparus bénéficient de l’effet d’aubaine de la dévaluation en s’investissant en France, d’où le remboursement rapide du FMI. A l’inverse du plan Pinay- Rueff, le plan Bayrou ne pourrait être que très difficile : L’Euro nous protège dans une cage dont il est impossible de sortir. La dévaluation interne devrait  peser de tous ses effets et la dépression risquerait d’empêcher le rétablissement des comptes. Le caractère hors-sol de ce qui sera probablement le plan Bayrou sera amplifié par le blocage déjà constaté des grandeurs économiques fondamentales telle l’investissement ou la consommation.

Polarisation soulagée en 1958 et polarisation renforcée en 2025.

1958 et 2025 sont des années de forte polarisation politique avec d’un côté, l’effondrement de la quatrième république au regard de la crise algérienne et de l’autre, l’incapacité politique radicale à réguler une mondialisation elle-même en recomposition. Il existe toutefois une grande différence. En 1958 on peut  - certes très temporairement-  prolonger l’Algérie française par le biais d’un plan de Constantine dont le coût ahurissant peut bizarrement s’intégrer dans un plan Rueff, certes officiellement plan d’austérité, mais plan fortement surcompensé par des dévaluations massives. A l’inverse, en 2025, la polarisation politique ne peut que se prolonger car il n’existe pas de porte de sortie : Aucune dévaluation n’est à la portée de ce qui reste du pouvoir politique. Il n’existe pas de solution externe, pas d’échappatoire au débat très polarisé sur la réforme des retraites. Le refus d’une réforme est intégralement payable sur les marchés : alourdissement du déficit extérieur comme celui du budget public. En 1958 la folle transformation d’une Algérie coloniale devenant pleinement la France n’était pas payable sur les marchés, mais la non réforme des retraites aujourd’hui serait pleinement sanctionnée par ces mêmes marchés.   La cage euro protège mais elle est aussi la prison qui renforce les effets de la polarisation, avec cette impression de cohésion sociale devenue impossible. Alors que la polarisation peut être très temporairement soulagée (moins de deux années) tout en maîtrisant les questions budgétaires en 1958, la polarisation politique ne peut – en 2025- que se renforcer en se cognant sur le mur indépassable de la dette. La survie politique  en 2025 ne peut que signifier davantage de dette. Et déjà on annonce, non plus un déficit final de 6,1 points de PIB pour 2024, mais un déficit de 6,4 points. Et déjà le plan de souscription de dettes nouvelles par l’Agence France Trésor (300 Milliards d’euros pour 2025) est reconnu insuffisant. Le budget 2025 confirmera l’incapacité radicale à réduire le déficit.

Resterait à imaginer l’impossible : une  politique monétaire ambitieuse - et à tout le moins non conventionnelle  - comme celle des transferts monétaires directs aux ménages par le biais de la BCE. Mais nous serions dans un tout autre monde. Un monde pourtant -très curieusement- déjà imaginé par quelques  économistes de la London School of Economics[2]. Rupture épistémologique ?

Rassurons- nous : l ’Etat profond français reste très éloigné de tout risque de rupture épistémologique.


[1] Sur toutes ces questions nous renvoyons au travail de Florian Strehaiano :

https://www.sciencespo.fr/public/sites/sciencespo.fr.public/files/STREHAIANO%20Florian-%20M%C3%A9moire%20EAP.pdf

[2] Cf l’article « Préparons l’hélicoptère monétaire » du professeur Xavier Jaravel publié dans les Echos du 14 décembre dernier.

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12 décembre 2024 4 12 /12 /décembre /2024 18:14

Au cours des prochaines années, la charge de la dette devrait s’accroître dans des proportions considérables. D’abord, pour des causes mécaniques liées à la gestion du passé, ensuite pour des causes liées à des injonctions extérieures. Les causes mécaniques de l’accroissement futur du déficit sont simples :

  • Effet d’aubaine sur des taux d’intérêts nuls pendant plusieurs années qui ont permis de creuser un déficit structurel très confortable et devenant très douloureux lorsque les taux augmentent ;
  • Interdit juridique que s’est fixé l’Etat : ce dernier ne peut - en cas de baisse des taux - assurer le refinancement de sa dette comme cela est classiquement autorisé pour le secteur privé ;
  • Taux d’intérêt sur la dette publique devenu supérieur au taux de croissance de l’économie, d’où des difficultés croissantes pour assurer le service de la dette.

Les causes relevant de nouvelles injonctions sont simples : climat et écologie générale, réarmement, énergie, l’ensemble exigeant probablement selon Fondapol quelques 8 points de PIB, ce qui est considérable.

Le problème de la dette peut être examiné dans la complexité d’un jeu bien repéré par les comptables nationaux : l’Etat, les entreprises, les ménages, les institutions financières, l’extérieur. Cet ensemble d’acteurs nouent entre eux des relations d’échanges pouvant être tracées dans des comptes à partir duquel se dégagera un solde.

Un jeu national qui suppose un ravitaillement extérieur

Le problème de la France (et  de  ses acteurs) en tant que pays trop cher est qu’elle dépense plus qu’elle ne gagne, ce qui comptablement va se manifester par un déficit extérieur. Ainsi pour 2023 la comptabilité nationale (INSEE) fait mention d’une « capacité de financement de l’extérieur » (c’est-à-dire un besoin de financement de la France) de 55,93 milliards d’euros. Concrètement, l’extérieur, donc le reste du monde, a prêté à la France de quoi effectuer ses dépenses totales. Ces prêts - qui sont un financement d’agents résidents en France – ne font que s’accroître et, par exemple, ont connu une multiplication par 4 entre 2018 ( 11,41 milliards) et 2023 ( 55,93 milliards). Cela veut dire que le jeu des acteurs à l’intérieur du territoire développe en continu un appel à un financement externe, et donc un appel qui s’accumule et vient constituer un stock de dettes croissant. En termes simples, nous pouvons continuer à jouer le jeu mais il nous faut être alimenté par un tiers. Un tiers qui pourra convertir ses créances en patrimoine et pourra se comporter en propriétaire exigeant. Toutefois, la question est aussi de savoir comment le jeu est joué et quel joueur doit être plus particulièrement alimenté.

La question revient alors à déterminer quels agents résidents sont responsables du déficit. En restant dans une optique comptable, logiquement la somme des besoins de financement est strictement égale à la somme des capacités, ce que les comptables nationaux vérifient tous les ans dans un document appelé « Comptes de la Nation »[1]. Par exemple, pour l’année 2023, nous avons 127,65 milliards (capacité de financement des ménages) - 34,33 (besoins de financement des entreprises et banques) – 149,06 (besoins de financement de l’Etat) + 55, 93 (capacité de financement du reste du monde) = 0. La somme des besoins et des capacités n’est nulle que parce qu’un joueur externe intervient. Le jeu est bien joué mais l’extérieur a dû nous alimenter pour un montant de 55,93 milliards d’euros.

Le compte du reste du monde présente une capacité de financement, donc un déficit de la France, continuellement croissant depuis l’arrivée de l’euro. Ainsi en 2000 la France était encore excédentaire de 20,57 milliards, excédent qui ira en s’amenuisant pour passer à des déficits de plus en plus massifs avec 93,41 milliards en 2022 et encore 55,93 milliards en 2023. Le jeu des acteurs dans le cadre d’un taux de change que le pays ne contrôle pas, aboutit ainsi à une situation intenable à terme. Encore une fois - en termes très triviaux - l’euro nous donne l’impression d’une corde qu’il faut sauter pour continuer le jeu, une corde qui fatigue des joueurs qu’il faut oxygéner.

La solution est théoriquement, soit la modification du jeu des acteurs, si possible en leur demandant d’être moins « gourmands » en dettes, soit une modification des règles du jeu.

Modification des règles du jeu.

La modification des règles du jeu est bien évidemment l’abandon de l’euro, suivie d’une dévaluation massive. En termes simples, la « corde à sauter » doit être abaissée pour laisser le jeu s’épanouir.

Ce choix aboutit à des modifications dans les stratégies des acteurs. Le compte de l’extérieur voit sa capacité de financement disparaître en raison d’un rééquilibrage mécanique de la balance commerciale. Par exemple, le joueur Etat n’a plus à doper les entreprises sous forme de subventions, et les salariés (donc aussi les ménages) sous la forme d’aides sociales ou prise en charge d’une partie des salaires indirects. En termes simples, les entreprises pourront plus facilement exporter et se détourneront des importations, ce qui va en conséquence produire des effets sur le compte de l’extérieur.  Ce dernier point mérite quelques précisions.

 Le compte de l’extérieur mentionne une capacité de financement qui est pour l’essentiel le résultat du déséquilibre commercial du pays. Tous les échanges de la France avec l’extérieur ne sont pas déséquilibrés et par exemple, même le sous-ensemble « balance des services » n’a rien de catastrophique. Par contre ce qui est très négatif est la balance commerciale avec un déficit de 98 milliards d’euros pour 2023. Sans les aides de l’Etat aux ménages et aux entreprises il est clair que les résultats du jeu des entreprises seraient autrement catastrophiques à l’international : beaucoup moins de capacité à être compétitif et donc déséquilibre commercial beaucoup plus important encore. De quoi effacer nombre d’activités sur le territoire national. Voilà la raison fondamentale du déficit de l’Etat : il s’épuise à aider les autres joueurs (entreprises et ménages) pour éviter un déséquilibre extérieur encore beaucoup plus grand. Il y a donc bien via l’euro - monnaie au cours beaucoup trop élevé pour les joueurs français - un lien entre déséquilibre extérieur et dette publique. Une dévaluation massive, donc une sortie de l’euro, est le moyen de rétablir les choses : plus d’équilibre extérieur et moins de dette publique.

Modifier le jeu sans toucher aux règles.

C’est le choix du pouvoir politique depuis la perspective puis la réalité de l’euro. Ce choix fût historiquement la « désinflation compétitive » de l’époque Mitterrand, puis la prise en charge des coûts de la désindustrialisation de l’époque Chirac, puis la politique de l’offre des derniers présidents de la République. Malgré tous les efforts des uns et des autres, la réalité s’est imposée et la recherche éperdue de compétitivité - très difficile à obtenir sous le carcan de l’euro - s’est matérialisée par des déficits publics régulièrement croissants. La politique de l’offre des derniers présidents fût un leurre et comme il était politiquement quasi impossible de procéder à une véritable dévaluation interne, c’est le compte du joueur Etat qui devait en payer un prix croissant. Avec un résultat calamiteux : parce que la compétitivité ne pouvait se rétablir par de réelles baisses de salaires et de véritables gains de productivité, des voies dérivées furent utilisées et le sont encore massivement aujourd’hui.  C’est le cas de la baisse de la pression fiscale et de la prise en charge d’une partie du coût du travail ( par exemple exonératons de charges sur bas salaires qui représentent 80 milliards d'euros, soit 2,5% de PIB). 

 

Cette stratégie entraîne un grossissement ininterrompu du compte du reste du monde. La comptabilité Nationale révèle ainsi que le total de ce dernier compte s’accroit beaucoup plus rapidement que le PIB (multiplication par 2,5 entre 2005 et 2023 pour le total du compte et simplement croissance de 50% du PIB entre les mêmes dates) Certes, cet écart est l’effet de la mondialisation, mais il est aussi effet d’un taux de change irréaliste. Ainsi les entreprises jouant pleinement le jeu de la libre circulation du capital sont invitées à s’expatrier en bénéficiant de tarifs avantageux dans les espaces dont la monnaie est faible. Il vaut mieux acheter et s’endetter à l’étranger plutôt qu’en France. Cela signifie que le compte des entreprises ne fera pas apparaître un lourd besoin de financement. D’une certaine façon l’économie française grandit beaucoup plus vite à l’étranger que sur le territoire.

Nous sommes aujourd’hui arrivés aux limites du jeu. La fausse politique de l’offre est devenue un déficit public qui risque de devenir hors de contrôle. Parce que le taux d’investissement des entreprises ne cesse de baisser (11,5% du PIB en 2024 contre 12,2% en 2022), parce que la productivité du travail a perdu 4 points depuis 2019 et parce que le taux d’épargne ne cesse d’augmenter (18,2% du PIB en 2024 contre 15,2% en 2019), la croissance continue de s’affaiblir… et le compte de l’Etat verra son besoin de financement augmenter en raison d’un budget 2025 qui ne pourra qu’être très lourdement déficitaire.

Rappelons en effet que la dépense publique probable se montera en 2024 à 1658 milliards et que le projet avorté pour 2025 était de 1699 milliards. Le budget qui sera finalement retenu sera probablement plus dépensier encore, ce qui alourdira le service de la dette et la montée du taux d’endettement.

En toute clarté, le joueur Etat est le gros perdant de l’euro comme « corde à sauter » beaucoup trop haute. D’une certaine façon les autres joueurs se tirent d’affaire. Cela est visible dans le compte des ménages qui est de plus en plus en capacité de financement : 46,29 milliards en 2006, 64,82 en 2016, 108,29 en 2023. Cela l’est encore dans le solde du compte financier du joueur entreprise. Ces acteurs reconnaissent volontiers qu’ils bénéficient de l’euro, d’où le slogan « l’euro nous protège » et il est vrai qu’il facilite considérablement les voyages, achats et implantations à l’étranger. Les joueurs français ont l’impression de disposer d’une monnaie solide et ne mesurent en aucune façon les coûts croissants qui lui sont associés. C’est donc le joueur Etat qui en paie le prix avec un besoin d’endettement devenu très dangereux. Logiquement, ce prix devrait être partagé avec les autres joueurs qui dépendent de lui. Mais la barrière politique l’en empêche largement et le personnel politico administratif transforme régulièrement ce prix en dégradation des services publics, subventions diverses et dette croissante. Situation devenue désespérée si l’on conserve en tête les contraintes futures rappelées en début de texte.

 Il deviendra extrêmement difficile de jouer le jeu de la démocratie si les règles fondamentales du jeu économique ne sont pas rétablies. De ce point de vue, seul un pouvoir brutal pourrait imposer un choix : soit une dévaluation interne massive, soit une dévaluation externe signifiant la disparition de l’euro. Bien évidemment, ce pouvoir brutal pourrait aussi émerger du théâtre géopolitique, paramètre non retenu dans le présent texte.

 


[1] On pourra trouver un schéma très intéressant de la situation d’endettement croissant de la France en allant sur le site de la banque de France et en tapant : « capacité et besoin de financement des secteurs ». On pourra observer le début de l’enfoncement du pays à partir de 2005, date à partir de laquelle l’euro commence à faire connaître ses durs effets.

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5 décembre 2024 4 05 /12 /décembre /2024 07:12

 

Dans le monde des apparences le gouvernement est tombé à la suite de très graves difficultés financières du pays. Pour autant derrière le déficit se cache des réalités plus crues que l’on cache ou que l’on refuse de reconnaitre. La suite du présent texte tente rapidement de comprendre la réalité française.

Pour bien comprendre, Imaginons un pays où tout est trop cher par rapport au reste du monde : matières premières, coût du capital, coût du travail, etc. Logiquement ce pays – s’il reste totalement ouvert - doit connaître une attrition : diminution des exportations, augmentation des importations, faiblesse d’une production nationale concurrencée par les économies étrangères. Manifestement, cette situation caractérise le cas français : la production nationale est trop coûteuse pour exporter et les productions étrangères plus compétitives favorisent les importations. Champs abandonnés et friches industrielles se développent au profit d’entrepôts et de magasins de distribution abritant des marchandises étrangères. Ce que chacun peut constater.

On ne peut parler du prix sans connaître la valeur de la monnaie.

L’expression « tout est trop cher » n’a toutefois de sens que par rapport à un taux de change. Si le prix en devises étrangères des marchandises du pays en question devient très faible parce qu’une dévaluation massive est intervenue, sa compétitivité se trouve rétablie. Les exportations vont augmenter et symétriquement les importations vont diminuer tandis que la production nationale augmente. Concrètement l’exportateur -à prix inchangé au niveau de l’acheteur étranger- va recevoir plus de monnaie nationale et verra mécaniquement ses marges augmenter. A l’inverse, l’importateur national limitera le volume acheté devenu trop cher, à moins que l’exportateur étranger ne baisse ses prix et limite ses marges. De quoi imaginer une production nationale nouvelle remplaçant des importations devenues trop coûteuses.

S’il n’existe plus de monnaie nationale, il faut trouver une autre solution lorsque l’on reste trop cher. Evidemment, la plus simple est celle de la « générosité » de l’étranger qui va accorder des crédits illimités au pays dans lequel tout est trop cher. C’est un peu le cas des USA qui comblent des déficits colossaux en captant l’épargne internationale… mais l’avantage des USA est que leur monnaie est en même temps la monnaie mondiale. En dehors du cas particulier américain, le crédit est dans doute avantageux pour le développement d’une finance qui trouve dans le déficit extérieur un marché, mais il ne peut être une solution durable pour tous les pays où « tout est trop cher ».

Dévaluation externe facile et dévaluation interne difficile

La solution qui s’impose progressivement est donc une dévaluation interne, c’est à dire une baisse généralisée des coûts de production pour tous les acteurs. Puisque la dévaluation externe devient impossible, il faut mener une politique de dévaluation interne. Notons que la disparition de la monnaie nationale retarde les douloureuses prises de décision. Par exemple à l’époque du Franc, il fallait réagir très vite sur les coûts pour éviter le déséquilibre extérieur et la chute du franc. Ce n’est plus le cas avec l’euro qui permet une politique beaucoup plus paresseuse : on peut se permettre un déficit extérieur plus ou moins indolore, car la valeur de la monnaie euro ne sera pas tout de suite affectée. D’où le slogan intellectuellement indigent : « l’euro nous protège ».

La dévaluation interne doit ou devrait se déployer concrètement de diverses manières : baisse des marges pour les entreprises qui tentent de maintenir une compétitivité de bricolage[1], baisse des salaires sous formes multiples (allongement du temps de travail, intensité plus grande du travail, baisse des charges sociales, privatisation des dépenses de santé ou des coûts de la vieillesse, etc.), baisse de la fiscalité, subventionnement des entreprises, etc.

La grande migration du déséquilibre extérieur vers l’abîme du déficit public.

Mécaniquement, le pays où « tout est trop cher » va voir son déficit extérieur se déplacer partiellement  vers un déficit budgétaire. Parce que les acteurs internes du jeu économique n’acceptent pas facilement la dévaluation interne et donc n’acceptent pas  de payer la facture du déficit extérieur, ils reportent ce dernier à la charge des finances publiques. De ce point de vue, la France constitue un modèle exemplaire de régulation par essaimage du déficit extérieur vers  un déficit public. Toutefois si le pays reste trop cher la situation ne pourra que s’aggraver et les politiques dites d’austérité s’approfondir. La baisse de rentabilité du capital invite davantage à la délocalisation et  moins  à des investissements de productivité et de modernisation faisant disparaître la réputation de « pays trop cher ». Les entreprises s’engourdissent dans la marée montante des subventions et nombreuses sont celles dont la présence ne se justifie plus. L’Etat se bat contre son déficit en appauvrissant l’ensemble de ses activités régaliennes, d’où sa réputation qu’il dépense trop et se trouve en même temps incapable d’assurer la bonne tenue des services publics : écoles, hôpitaux, armée, etc.

L’aggravation de la situation se matérialisera par un déficit budgétaire mobilisant une épargne gigantesque laquelle va assurer une redistribution à l’envers : les classes aisées, fiscalement protégées pour ne pas les inciter à quitter le territoire,  achètent une dette publique dont le coût -charges d’intérêts- se trouve reporté sur l’ensemble des agents[2]. L’Assurance-vie est un modèle de cette redistribution à l’envers.

Les français se débattent dans l’imbroglio du déficit public. Personne n’évoque les causes fondamentales de la réalité et les moyens qui en découlent pour sortir de l’impasse. Chacun constate l’effacement de ce qui faisait l’exception de la France et de son immense succès. Les institutions se délitent et les citoyens deviennent des individus naufragés se battant autour de bouées de sauvetage… remboursement des médicaments, revalorisation des retraites, taxe sur l’électricité... Le lieu du naufrage était et reste celui où se noue la balance extérieure et la foule paniquée se presse en grand désordre vers le navire Etat, déjà déséquilibré, pour le faire basculer.

Durant le naufrage l’ensemble du personnel politico-administratif poursuit ses pitreries devenues inaudibles.

 

 

 


[1] La marge brute d’autofinancement des entreprises françaises est passée depuis l’avènement de l’euro de 28% du CA à moins de 20% aujourd’hui.

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2 décembre 2024 1 02 /12 /décembre /2024 18:29

Pour bien comprendre, Imaginons un pays où tout est trop cher par rapport au reste du monde : matières premières, coût du capital, coût du travail, etc. Logiquement ce pays – s’il reste totalement ouvert - doit connaître une attrition : diminution des exportations, augmentation des importations, faiblesse d’une production nationale concurrencée par les économies étrangères. Manifestement, cette situation caractérise le cas français : la production nationale est trop coûteuse pour exporter et les productions étrangères plus compétitives favorisent les importations. Champs abandonnés et friches industrielles se développent au profit d’entrepôts et de magasins de distribution abritant des marchandises étrangères. Ce que chacun peut constater.

On ne peut parler du prix sans connaître la valeur de la monnaie.

L’expression « tout est trop cher » n’a toutefois de sens que par rapport à un taux de change. Si le prix en devises étrangères des marchandises du pays en question devient très faible parce qu’une dévaluation massive est intervenue, sa compétitivité se trouve rétablie. Les exportations vont augmenter et symétriquement les importations vont diminuer tandis que la production nationale augmente. Concrètement l’exportateur -à prix inchangé au niveau de l’acheteur étranger- va recevoir plus de monnaie nationale et verra mécaniquement ses marges augmenter. A l’inverse, l’importateur national limitera le volume acheté devenu trop cher, à moins que l’exportateur étranger ne baisse ses prix et limite ses marges. De quoi imaginer une production nationale nouvelle remplaçant des importations devenues trop coûteuses.

S’il n’existe plus de monnaie nationale, il faut trouver une autre solution lorsque l’on reste trop cher. Evidemment, la plus simple est celle de la « générosité » de l’étranger qui va accorder des crédits illimités au pays dans lequel tout est trop cher. C’est un peu le cas des USA qui comblent des déficits colossaux en captant l’épargne internationale… mais l’avantage des USA est que leur monnaie est en même temps la monnaie mondiale. En dehors du cas particulier américain, le crédit est dans doute avantageux pour le développement d’une finance qui trouve dans le déficit extérieur un marché, mais il ne peut être une solution durable pour tous les pays où « tout est trop cher ».

Dévaluation externe facile et dévaluation interne difficile

La solution qui s’impose progressivement est donc une dévaluation interne, c’est à dire une baisse généralisée des coûts de production pour tous les acteurs. Puisque la dévaluation externe devient impossible, il faut mener une politique de dévaluation interne. Notons que la disparition de la monnaie nationale retarde les douloureuses prises de décision. Par exemple à l’époque du Franc, il fallait réagir très vite sur les coûts pour éviter le déséquilibre extérieur et la chute du franc, ce que rappelle souvent encore aujourd'hui Jacques de la Rozière. Ce n’est plus le cas avec l’euro qui permet une politique beaucoup plus paresseuse : on peut se permettre un déficit extérieur plus ou moins indolore, car la valeur de la monnaie euro ne sera pas tout de suite affectée. D’où le slogan intellectuellement indigent : « l’euro nous protège ».

La dévaluation interne doit ou devrait se déployer concrètement de diverses manières : baisse des marges pour les entreprises qui tentent de maintenir une compétitivité de bricolage[1], baisse des salaires sous formes multiples (allongement du temps de travail, intensité plus grande du travail, baisse des charges sociales, privatisation des dépenses de santé ou des coûts de la vieillesse, etc.), baisse de la fiscalité, subventionnement des entreprises, etc.

La grande migration du déséquilibre extérieur vers l’abîme du déficit public.

Mécaniquement, le pays où « tout est trop cher » va voir son déficit extérieur se déplacer partiellement  vers un déficit budgétaire. Parce que les acteurs internes du jeu économique n’acceptent pas facilement la dévaluation interne et donc n’acceptent pas  de payer la facture du déficit extérieur, ils reportent ce dernier à la charge des finances publiques. De ce point de vue, la France constitue un modèle de régulation par essaimage du déficit extérieur vers  un déficit public. Toutefois si le pays reste trop cher la situation ne pourra que s’aggraver et les politiques dites d’austérité s’approfondir. La baisse de rentabilité du capital invite davantage à la délocalisation et  moins  à des investissements de productivité et de modernisation faisant disparaître la réputation de « pays trop cher ». Les entreprises s’engourdissent dans la marée montante des subventions et nombreuses sont celles dont la présence ne se justifie plus. L’Etat se bat contre son déficit en appauvrissant l’ensemble de ses activités régaliennes, d’où se réputation qu’il dépense trop et se trouve en même temps incapable d’assurer la bonne tenue des services publics : écoles, hôpitaux, armée, etc.

L’aggravation de la situation se matérialisera par un déficit budgétaire mobilisant une épargne gigantesque laquelle va assurer une redistribution à l’envers : les classes aisées, fiscalement protégées pour ne pas les inciter à quitter le territoire,  achètent une dette publique dont le coût -charges d’intérêts- se trouve reporté sur l’ensemble des agents[2]. L’Assurance-vie est un modèle de cette redistribution à l’envers.

Les français se débattent dans l’imbroglio du déficit public. Personne n’évoque les causes fondamentales de la réalité et les moyens qui en découlent pour sortir de l’impasse. Chacun constate l’effacement de ce qui faisait l’exception de la France et de son immense succès. Les institutions se délitent et les citoyens deviennent des individus naufragés se battant autour de bouées de sauvetage… remboursement des médicaments, revalorisation des retraites, taxe sur l’électricité... Le lieu du naufrage était et reste celui où se noue la balance extérieure et la foule paniquée se presse en grand désordre vers le navire Etat, déjà déséquilibré, pour le faire basculer.

Durant le naufrage l’ensemble du personnel politico-administratif poursuivra ses pitreries devenues inaudibles.


[1] La marge brute d’autofinancement des entreprises françaises est passée depuis l’avènement de l’euro de 28% du CA à moins de 20% aujourd’hui.

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20 novembre 2024 3 20 /11 /novembre /2024 08:17

Nous publions ci-dessous une interview de Marcel Gauchet réalisée par l'équipe du site lescrises.fr. L'entretien consiste en la présentation commentée du dernier livre de l'auteur "Le noeud démocratique, Aux origines de la crise néolibérale". Cet ouvrage est un peu la synthèse de toute l'oeuvre de Marchel Gauchet. 

L'apport essentiel de la conversation nous parait être la grande question du "faire société", question régulièrement posée à partir des nombreuses analyses plus ou moins économiques que l'on trouve dans notre blog. Depuis des dizaines de milliers d'années,, les humains ont généré spontanément les moyens de "tenir ensemble". Ce fut d'abord les Dieux. Ce fut ensuite beaucoup plus récemment l'ordre hiérarchique généré par l'Etat. Ce que nous appelons la question du "Big bang" des Etats dans le blog. Marcel Gauchet pense que la mise en cause fondamentale de la hiérarchie et la radicalisation de l'idée de liberté ont fait disparaître les ingrédients qui faisaient que "l'atome" (l'individu) restait élément d'une 'molécule' plus ou moins grande (la société). Une disparition engendrant  la crise de l'ordre démocratique.

Longtemps, les économistes ont considéré que la liberté de l'atome engendrait un ordre de marché lui-même porteur d'un intérêt général : "l'atome libre" fabrique la stabilité  moléculaire. Ce n'est manifestement plus le cas aujourd'hui. 

Marcel Gauchet est très souvent critiqué par nombre de spécialistes des sciences humaines en particulier les sociologues et politistes. Nous pensons au contraire qu'il est un grand penseur de notre temps.  Il  a su, à partir de mots simples, produire avec beaucoup d'humilité un modèle de représentation du monde dépassant largement les interprétations de ses critiques.

Le livre n'a été publié qu'en Octobre dernier et fournit les bases d'une interrogation nouvelle : Comment interpréter ce qui est en train de se passer, à savoir  l'ascension d'un nationalisme étroit, associé à un ultra libéralisme échevelé, encouragé par la numérisation ? 

Si l'on s'en tient aux enseignements de Marcel Gauchet, nous sommes passés d'un monde de l'économie enkystée dans un ordre hiérarchique ( l'Etat-Nation) à un monde de totale liberté des marchés (mondialisation), monde  tuant l'ordre hiérarchique de l'Etat-Nation. D'où l'évolution de l'identité de ce qu'on appelle l'entreprise : entité articulée à un Etat-Nation, puis entreprise  multinationale, puis entreprise globale. Le phénomène curieux que l'on constate avec la vague Trumpiste est l'articulation d'un Etat-Nation réarmé avec l'entreprise globale qui en est la négation. La vague Trumpiste est-elle susceptible d'inventer une nouvelle façon du "tenir ensemble"?

Bonne écoute et bonne réflexion.

PS: nous tenterons prochainement de lire les évènements présents à partir de la grille de lecture proposée par Marcel Gauchet. A ce titre nous recommandons au delà de la vidéo de lire de façon attentive l'ouvrage. 

 

 

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15 novembre 2024 5 15 /11 /novembre /2024 09:14

 A propos d'une France qui sera bloquée dans sa volonté de dire non au Mercosur, nous republions un texte écrit l'an dernier ( 25 février) dans le cadre du drame agricole. Bonne relecture.

La présente note tente de proposer une grille de lecture intelligible de la multitude des faits qui accablent le monde agricole.

Depuis la nuit des temps, l’agriculture est une activité nécessaire à la conservation/reconstitution de la vie. Dans le monde moderne, point n’est besoin d’être économiste pour se rendre compte que cette conservation de la vie se déroule en dépensant tout ou partie de ce qu’on appelle un salaire dans ce qui est devenu la grande distribution, elle-même ravitaillée pour partie par le monde agricole. Plus les prix des produits de l’agriculture sont élevés et plus le coût de la vie est élevé et inversement plus les prix des produits agricoles sont bas et plus le coût de la vie est faible.

Logiquement,  si l’agriculture développe des gains de productivité, ce coût de la vie doit baisser. C’est ce que la France a bien connu au cours du siècle précédent avec une modernisation spectaculaire de son agriculture. Le prix des produits agricoles baissant ou augmentant plus faiblement que les salaires, il devait en résulter ce que simplement on appelle une hausse des niveaux de vie et l’avènement de l’immense classe moyenne qui devait caractériser la seconde partie du vingtième siècle.

Marx et les « biens salaires»… produits par les agriculteurs

Marx, très grand interprète des règles du jeu du capitalisme parlait de partage de la « plus-value relative » impulsée par la productivité. Dans son langage, si les biens de consommation – ce qu’il appelle les « biens salaires » - achetés avec les revenus distribués par les capitalistes voient leur valeur diminuer en raison de gains de productivité dans l’activité agricole, il doit en résulter logiquement une diminution des salaires, baisse résultant elle-même de la baisse du coût de la vie. Concrètement et simplement, si une vie de salarié est reproduite journellement par un kilogramme de pain et que le prix du pain diminue de moitié en conséquence d’un doublement des rendements agricoles, le coût de la vie est également divisé par 2 et donc le salaire peut lui-même être divisé par 2. Dans cette circonstance, les capitalistes récupèrent la totalité des gains de productivité, ce que Marx appelait la « plus-value relative », celle dépendant des gains de productivité donc de la « dévalorisation » des « biens salaires ». Si maintenant les salariés réussissent à maintenir le niveau de salaire, ces mêmes salariés empochent les gains de productivité. Dans un tel contexte, la lutte des classes au sens de Marx est aussi un combat autour du partage des gains de productivité. Bien sûr, Marx emploie un langage beaucoup plus sophistiqué pour les besoins de ses démonstrations, mais il nous faut reconnaître qu’il fût le grand théoricien de ce que lui-même appelait « l’embourgeoisement de la classe ouvrière », phénomène imaginé avec près d’un siècle d’avance sur la réalité. Un phénomène qui va progressivement se transformer et dont la configuration actuelle est elle-même appelée à se transformer.

Les transformations historiques de la  « plus-value relative ».

1 – Historiquement, il y a eu effectivement partage des gains de productivité et il en est résulté une première approche dans l’édification d’une immense classe moyenne. Globalement, les budgets consacrés à l’alimentation - ceux consacrés à l’achat de marchandises agricoles- vont régulièrement diminuer (13% aujourd’hui contre plus de 50% en 1950). En contre partie, ils vont laisser la place à de nouveaux biens, lesquels vont socialement devenir de nouveaux « biens salaires » au sens de Marx : logement, équipement ménager, téléphone, etc. Ces mêmes biens vont logiquement eux-mêmes bénéficier de gains de productivité à partager entre capitalistes et salariés.

2 - Les salariés pouvant désormais arbitrer entre divers « biens salaires » vont devenir de plus en plus exigeants et vont s’intéresser aux prix de ces premiers « biens salaires » que sont les produits de l’agriculture. Ils seront en cela aidés par la grande distribution qui fera pression pour une accélération des gains de productivité. Les agriculteurs doivent être compétitifs comme tous les acteurs de la vie économique. Déjà, des relations asymétriques entre entreprises agricoles nombreuses et grande distribution ou firmes agroalimentaires oligopolistiques vont se nouer. La pression sur les prix imposera une accélération de la modernisation de l’agriculture.

3 - La mondialisation permettra une accélération massive de la construction d’une « plus-value relative » d’un nouveau type. D’abord les entreprises pourront travailler dans des zones où la « valeur de la force de travail » est plus faible (le coût de la vie est plus faible en Asie, en Afrique, etc.). Si les biens fabriqués dans ces zones sont aussi des « biens salaires », il pourra en résulter une baisse de la valeur de la force de travail en Occident : les biens en question permettront de diminuer davantage le coût de la vie et la grande distribution et les firmes agroalimentaires s’y emploieront. De quoi comprendre les armadas d’acheteurs en route vers l’Asie…De quoi comprendre ce que naguère on appelait le grand accord entre WalMart et le parti communiste chinois…. Ce n’est plus WalMart et ses fournisseurs américains qui reproduiront la force de travail américaine mais des entreprises chinoises sur le sol chinois.

4 - Cette baisse de la valeur de la force de travail ne pourra plus nourrir aussi facilement que par le passé le partage des gains de productivité. C’est que la désindustrialisation fragilise la condition salariale et engendre un chômage qui pourra être plus ou moins masqué par le maintien d’un Etat-Providence qui lui aussi se trouve être le support d’une partie du coût de la vie. Ce qu’on appelle économie sociale se développe sans gains de productivité et le coût de la vie ne peut diminuer que par des importations massives en provenance du sud. Ce qui se met en place est la possible naissance de vastes zones de l’ex -Tiers monde chargées de la reproduction de la force de travail de l’Occident et, en particulier de la France qui se désindustrialise plus rapidement qu’ailleurs. En contrepartie de vastes zones de l’Occident et en particulier de la France deviennent des espaces où un revenu se dépense sans y avoir été produit. C’est par exemple le cas des espaces privilégiés occupés par des retraités ou inactifs dans le sud de la France… Des incohérences de territoires qui vont se multiplier…

5 - Les usines fabriquant les « biens salaires » disparaissent et se reconstruisent à la périphérie de l’Occident. Dans ce dernier monde et tout particulièrement en France, nous n’aurons plus que des entreprises de logistiques (les bien salaires produits à la périphérie doivent être distribués et nourrir le centre). Ainsi les entrepôts « Amazon » peuvent se développer sur les friches industrielles. A ces entreprises il faudra encore ajouter les entreprises agricoles jusqu’ici non délocalisées qui tenteront - fouettées par la grande distribution et les firmes agroalimentaires- d’apporter leur contribution à la baisse du coût de la vie. Le dernier ajout qui permettra de photographier le nouveau paysage est bien évidemment le maintien d’un Etat social très endetté. Bien évidemment tout ce qui n’est pas « biens salaires » peut encore subsister, notamment les industries de biens d’équipement, les industries de l’armement et toutes celles très nombreuses encore qui, techniquement, s’articulent à ces dernières.

6 - Mais la mondialisation est exigeante en termes de libéralisation des échanges et les traités de libre échange ne peuvent que se multiplier (plus de 40 par la seule UE) pour offrir des débouchés aux entreprises, soit celles restées dans le centre, soit celles déjà délocalisées et qui souhaitent voir croître leur part de marché dans le monde. L’UE est l’archétype de ce modèle et invente la concurrence libre et non faussée. Jusqu’ici l’agriculture n’était pas encore délocalisable comme l’était le capital industriel. Le facteur de production terre/environnement devait rester attaché à son antique espace national. Parce que les traités de libre échange se doivent être globaux et concernent toutes les marchandises, l’agriculture ne peut en être exclue. Cette dernière devra donc se soumettre et accepter que le coût de la vie au centre soit de plus en plus assuré par des firmes agricoles lointaines. La poursuite de l’éventuelle  baisse du coût de la vie doit se payer par une masse toujours croissante de biens salaires importée. Et le renard est entré dans le poulailler car les agricultures du centre se font concurrence et utilisent les outils de l’UE pour s’entredévorer : l’agriculture française est mangée par l’Espagnole ou celle de la Pologne, etc. Ce qui entretient le processus de dévalorisation de la force de travail. Il y a beaucoup plus que des chaussures, vêtements, jouets, appareils électroménagers, etc. qui doivent être importés. Il y a désormais à importer tous les produits agricoles qui étaient historiquement les premiers « biens salaires » : fruits, légumes, viandes, poisson, produits laitiers, etc. De quoi comprendre les débats souvent superficiels et probablement inutiles que l'on va enregistrer dans les grands médias: comment justifier si peu de produits locaux dans les grandes surfaces? Pouquoi ne pas aider les pratiques respecteuses de l' environnement? Comment freiner la course à la compétitivité? etc... Sans réflexion sérieuse on laisse la place aux bavards.... 

7 - Aujourd’hui, nous sommes, avec les questions liées au climat et à l’environnement, arrivés au bout de la grande aventure consistant à faire produire à l’étranger la quasi-totalité des « biens salaires » consommés par les vieux Etats-Nations au premier desquels on trouve la France dont on vantait naguère l’excellence agricole. Non seulement l’agriculture européenne se doit d’être asservie par les règles du jeu du capitalisme mondialisé, mais elle est menacée de disparition par les règles concernant la protection du climat et de l’environnement. La course aux gains de productivité est certes désormais bloquée par la foule des règlements et normes concernant les intrants de la production, mais surtout par l’imposition d’un recul des surfaces autorisées à la culture ou l’élevage. Jadis le capital industriel délocalisé laissait à l’état d’abandon des friches industrielles. Aujourd’hui l’agriculture en délocalisation va laisser des jachères. Il ne restera plus que les traces des lieux où naguère la conservation/ reconstitution de la vie se déroulait.

8 - Ce grand mouvement est aussi la fin des classes moyennes protégées par le  capitalisme autocentré et efficient de la fin du vingtième siècle. Les « biens salaires » agricoles ou industriels majoritairement issus de la périphérie continuent de se dévaloriser au rythme des innovations et de la productivité. La concurrence en fait gonfler la quantité et la perte de valeur est surcompensée par des besoins artificiellement créés. La société de consommation devient hégémonique au sein de territoires où des revenus jamais produits et chargés de dettes sont « magiquement » dépensés. Il en résulte une disparition de la plus-value relative tandis que l’Etat social resté exigeant n’est plus finançable que par de la dette publique.

9 - Bien évidemment, ce grand mouvement aux conséquences géopolitiques majeures doit être arrêté et cela confirme bien les conclusions de nos précédents articles. Il sera toutefois très difficile de protéger l’agriculture. S’agissant de l’UE telle qu’elle est, on ne voit pas comment il serait possible de ne plus inclure l’agriculture dans les grands traités de libre-échange. Les avantages compétitifs de la périphérie de l’Occident sont bien évidemment concentrés dans  une agriculture où les taux de salaire et les normes sont très avantageux. Et c’est ainsi qu’au nom de la rationalité économique, l’Occident continuera probablement de confier la gestion du coût de la reproduction de sa force de travail dans les espaces que naguère il avait colonisé : Un libre échange où la baisse de la valeur de la force de travail continuera  d’être l’objectif probablement inconscient de ses promoteurs. Pourquoi, continuera t-on de proclamer, renoncerait-on à faire bénéficier le consommateur de prix à l’importation avantageux ? Pour la France, le prix de cette rationalité stupidement économiciste sera plus élevé qu’ailleurs en raison de l’abandon complet de ce qui faisait une partie de son excellence.

10 - N’allons pas plus loin et laissons le lecteur se reporter à nos articles[1] des 1/1/2024 et 12/1/2024.  Toute politique économique sérieuse doit se pencher sur la construction d’un équilibre des comptes extérieurs. Et cela passe par ce qu’on appelait la « colonne vertébrale » de la reconstruction. Bonne relecture de ces deux articles.

Jean Claude Werrebrouck

 

 

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