On peut s'étonner du lancement du "Trump coin" On peut même se scandaliser de la confusion qu'il entraine entre le régulateur et le régulé, avec la possibilité pour le président de s'enrichir à titre personnel à partir des décisions qu'il va prendre. sur les crypto monnaies.
Au delà, et de manière plus sérieuse, on peut s’étonner aujourd’hui de décisions majeures concernant le Bitcoin aux USA, ou bien de celles des marchés inter bancaires de monnaies digitales (« marché de gros » de monnaies digitales), ou bien enfin, de celles des monnaies digitales de banques centrales supposées remplacer les espèces. Ainsi, le futur gouvernement américain prévoit la constitution d’une réserve stratégique en bitcoin (jusqu’à 20% du volume en circulation), réserve directement gérée non par la FED mais par le Trésor[1]. Ainsi, La Société générale, avec sa filiale crypto (« Société Générale-Forge ») et la BNP réalisent des opérations avec la Banque de France en utilisant la Blockchain DL3S. Mais aussi, la Banque centrale européenne en collaboration avec la Banque de France prépare activement le portefeuille digital devant remplacer les espèces vers 2027/2028[2] . Ces réalités sont probablement les premières manifestations de l’avènement d’une nouvelle révolution monétaire qui va bien audelà des pitreries douteuses du Président américain.
La présente note tente de resituer ces évènements dans le contexte plus général d’un conflit historique concernant le statut ambigü de la monnaie : rouage privatisé de la mécanique sociale ou rouage fondamentalement politique ? Cette même note fait également le pari que le résultat de la bataille présente – bataille cachée, voire rendue invisible ou illisible sous l’avalanche des langages technocratiques – reste complètement incertain.
Saisir le fil directeur de l’histoire monétaire pour comprendre les présents séismes
Il est possible de penser que les évènements actuels doivent être saisis à partir des formes passées de la transformation monétaire. Ainsi l’apparition de monnaie numérique et ses transformations actuelles rapides sont peut-être l’équivalent des certificats d’or et du papier monnaie tels qu’ils sont apparus, il y a très longtemps en Chine ou en Europe, certificats issus de la main, non plus d’orfèvres, mais de banquiers.
L’apparition des premiers certificats d’or va entrainer toute une série de transformations qui vont toucher les rapports nouveaux entre le privé et le public. Très vite, on va constater qu’ils ne pourront devenir instrument d’échange qu’en se dématérialisant, qu’en s’universalisant, et qu’en devenant bien commun privatisable. Ils ne seront plus un certificat de dépôt de la banque X au profit de Y, mais un certificat général pouvant se substituer à l’antique monnaie métallique. Dans un monde où les activités marchandes privées ne sont pas interdites (ce qui était particulièrement le cas dans l’Europe de la fin du moyen-âge) cette évolution est fondamentale pour le bon fonctionnement des flux monétaires. Globalement, la diversité des échanges fait que chaque porteur peut se trouver détenteur d’une collection de certificats émis par plusieurs banques. Parce que démarche épuisante, les porteurs ne souhaitent évidemment pas se rassurer dans la convertibilité en métal en se tournant vers la multitude des banques émettrices pour en vérifier la qualité. Il est donc logique que les certificats s’uniformisent et deviennent progressivement monnaie fiduciaire. D’une certaine façon, l’ancienne monnaie métallique était porteuse d’ordre en ce qu’elle apportait une cohérence à un ensemble humain dont les échanges privés menaçaient la dite cohérence. Par le biais de la dématérialisation et de l’universalisation, il est possible de retrouver de la cohérence et de se garantir contre l’anomie sociale. Une telle évolution donne de nouveaux pouvoirs aux banquiers qui deviennent capables d’émettre une créance commune à partir de réserves privées. En effet, il deviendra possible d'émettre ce qui devient une monnaie fiduciaire contre un crédit. Et le crédit exprimé en monnaie fiduciaire devient un instrument de concurrence entre les banques… comme la fabrication de pain peut devenir un outil de concurrence entre boulangers. Il existe toutefois une grande différence entre la monnaie de crédit des banques et le pain des boulangers : ce dernier est directement consommé alors que le premier va circuler entre les banques. En effet, le bénéficiaire de crédit règlera une facture à un fournisseur, qui peut être titulaire d’un compte dans une autre banque. Créé par une banque, le crédit peut se retrouver dans un compte situé dans une autre banque…qui pourra devenir instrument de crédit pour un autre agent, etc. La monnaie circule ainsi entre les banques et bien évidemment il faut que la dite circulation soit équilibrée sinon certaines seront à cours de liquidité, et donc sources de blocages dans la circulation monétaire, voire de risques de paniques. Encore un risque facteur d’anomie sociale. Doit donc se mettre en place un marché organisé de la monnaie entre les banques qui, un jour, verra apparaître un nouvel acteur, la banque centrale, laquelle -rapidement- va bénéficier du monopole de la création monétaire fiduciaire. C’est ce que nous appelons aujourd’hui le marché interbancaire. L’apparition de ce nouvel acteur, la Banque centrale, devra beaucoup au politique qui ne voudra pas perdre son contrôle de la monnaie, contrôle qui fut naguère complet et qui s’est historiquement fissuré puis menacé de disparition avec l’émergence des certificats d’or. On peut comprendre que l’histoire monétaire fut très complexe et qu’elle eut pour théâtre une dialectique de la déconstruction/reconstruction de la cohérence sociale et pour moteur un affrontement entre des pouvoirs privés et publics. Le cadre de la présente note ne nous permet pas d’évoquer les détails de cette très longue histoire. Par contre, ce qui se passe aujourd’hui est complètement un processus de fissuration grandissante d’un vieux pouvoir et d’une tentative de le rétablir…bien évidemment au nom d’un intérêt que l’on dit général.
Les nouvelles manifestations de la dialectique du privé et du public
1 - Le nouveau gouvernement américain se méfie du bitcoin et de sa capacité à autoriser un jeu d’échanges en dehors du dollar. Il cherche donc à en prendre le contrôle en se donnant la possibilité d’agir sur son cours. Et il est vrai que le contrôle de 20% de la masse de bitcoins assure une complète maîtrise de son cours. Mais le contrôle ira naturellement plus loin en raison du fait que le bitcoin est une monnaie qui s’affranchit de l’existence des Etats. Pour le Trésor américain prendre le contrôle du bitcoin c’est reprendre le pouvoir à une échelle planétaire. Les USA cherchent ainsi à maîtriser à l’échelle planétaire le cours de la monnaie numérique[3].
2 - S’agissant du projet d’intervention de la BCE et de la Banque de France à partir de la blockchain, nous avons ici le souci de récupérer le contrôle d’un marché interbancaire qui, de plus en plus, serait nourri par des échanges en cryptomonnaies. Il s’agit donc de fabriquer une monnaie numérique de banque centrale interbancaire[4]. Ici le danger est celui d’une crise financière ayant pour origine une rupture sur le marché interbancaire. Si la confiance entre les banques (qui assurent la circulation de la valeur en prenant appui sur des systèmes de crédits ne reposant plus sur un actif sûr mais sur des monnaies numériques volatiles) s’effritent, c’est tout le marché interbancaire qui risque de s’effondrer. Comme nous le disions ci-dessus, il faut garantir une bonne organisation du marché interbancaire à peine de blocage et de panique. Il est donc logique de voir les autorités monétaires intervenir sur un actif - qui à priori n’est pas apprécié par elles pour tenter de le contrôler et d’assurer le bon fonctionnement du système financier. Nous reproduisons ci-dessous la déclaration de la Banque centrale telle qu’elle figure sur son site : (le lecteur pressé peut enjamber les 2 paragraphes qui suivent)
« Le pouvoir sécurisant de la monnaie centrale sur les marchés financiers a été l’un des enseignements de la crise financière de 2008 : les pays membres de la Banque des règlements internationaux (BRI) se sont depuis engagés à favoriser l’usage de la monnaie centrale sur les marchés financiers pour sécuriser le règlement des actifs financiers, et ainsi diminuer les risques de liquidité et de contrepartie. Ce pouvoir sécurisant fait partie intégrante de la fonction régalienne de souveraineté monétaire assurée par les banques centrales, quelles que soient les évolutions technologiques.Toutefois, la tendance émergente à la « tokenisation » de la finance, repose la question de l’actif de règlement utilisé pour régler les transactions sur actifs tokenisés. Cette tokenisation consiste en l’émission de titres financiers sous forme de jetons numériques (appelé tokens) sur des technologies de registre distribué (DLT) dont la blockchain fait partie. En effet, en l’absence d’une monnaie de banque centrale disponible sur DLT, ce sont des actifs privés (notamment des cryptoactifs et des stablecoins) qui pourraient être utilisés comme actifs de règlement pour régler de telles transactions. Dans ce contexte, préserver le rôle d’ancrage de la monnaie de banque centrale sur les marchés financiers apparaît crucial pour la stabilité financière. En effet, l’absence de réponse publique au développement des nouveaux usages de la finance tokenisée pourrait favoriser un processus de fragmentation des marchés par une multiplication non coordonnée de solutions de règlement. » (fin de citation)
Le langage très lourd et très technocratique que l’on vient de tirer directement du site de la Banque de France ne laisse aucun doute : il s’agit bien de ne pas laisser se développer des risques financiers par un usage non régulé de monnaies numériques privées. Notons toute l’ambigüité de la démarche : si l’autorité monétaire se méfie d’une nouvelle création monétaire lui échappant des mains, en même temps, elle renforce cette puissance créative en participant activement à sa protection. Et les évènements connaissent une accélération avec les premières émissions de dette souveraine en obligations numériques[5].
3 - S’agissant de la monnaie numérique de détail, il s’agit de remplacer la monnaie centrale sous forme d’espèces classiques par de la monnaie digitale sous forme de porte-monnaie numérique. On voit bien ici le danger pour les banques classiques : la monnaie numérique de banque centrale risque de prendre une place beaucoup plus importante que celle laissée par les billets et les pièces. Beaucoup plus pratique, surtout si la technologie nouvelle permet d’en interdire la traçabilité et donc d’en assurer la discrétion[6]. Les comptes bancaires classiques risqueraient de se vider au profit des portefeuilles numériques. De quoi détruire la place des banques qui, historiquement, se sont nourries de ce qu’on appelait -à l’époque des trente glorieuses- la « bancarisation ». Phénomène qui, à l’époque, devait entrainer la croissance vertigineuse de la taille des bilans bancaires face à la modestie des bilans des entreprises industrielles. Bien évidemment, la question du volume des portefeuilles de monnaie de banque centrale sous forme de monnaie numérique de détail est fondamentale et donne lieu à l’essentiel des débats entre autorité monétaire et banques. Ainsi que précisé dans l’un de nos articles consacré aux monnaies numériques, la rationalité voudrait que les banques soient totalement déchargées de la circulation monétaire[7]. Comme cette circulation est aussi la possibilité de mobiliser une matière première permettant l’octroi infini de crédits, il est clair que les banques ne peuvent accepter la disparition de l’essentiel de leur outil de production. D’où l’ampleur d’une bataille relativement méconnue du grand public, et parfois méconnue de la part de cadres bancaires.
Que conclure ?
Les cryptomonnaies sont longtemps restées marginales. Elles n’étaient pas considérées comme de véritables instruments monétaires car échappant tant à la surveillance qu’à la garantie des Etats. De ce point de vue, on pouvait les comparer avec les vieux certificats d’or même si ces derniers étaient porteurs d’un sous-jacent véritable, ce qui n’est pas le cas des nouvelles cryptos. Elles ne sont plus marginales aujourd’hui et déjà certaines d'entre-elles assurent des revenus par la procédure du « staking", soit l’équivalent de quelque chose comme un taux de l’intérêt. Curieusement les Etats menacés, voire effondrés, semblent s’en emparer pour reprendre le pouvoir sur des acteurs qui ne sont plus les citoyens de jadis et sont devenus les célèbres "anywhere" . Nous en sommes encore au moment où les dits Etats ne font que contenir la puissance des cryptos en restant de simples gendarmes. Une piste d’avenir est celle envisagée au point 3 : le retour en force d’Etats surpuissants reprenant le contrôle complet de la création monétaire. De quoi retrouver l’antique période proche du big bang des Etats il y a maintenant près de 8000 ans. De quoi aussi retrouver quelque chose comme un « national capitalisme », selon l’expression d’un Pierre -Yves Hénin, ou un « capitalisme de la finitude » selon celui d’Arnaud Orain. De quoi enfin comprendre l’attitude des USA qui devenus conscients de la perte possible de la rente du dollar - rente aujourd’hui maximisée par ce que la réserve fédérale de New York appelle le « cercle impérial »(8)- chercheraient à construire une rente de substitution.
Certains des acteurs de la bataille méconnue qui se déroule au sommet de l’ordre monétaire se rappellent probablement de la phrase obscure de George Orwell : « Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé ».
Aujourd’hui, savoir anticiper c'est - au delà des pitreries d'un président américain - être capable de s'éloigner des fureurs de notre dette publique…une fureur qui n'est peut-êre que le signal faible d'un changement radical de monde. La monnaie numérique?...une affaire à suivre avec la plus grande attention.
Jean Claude Werrebrouck le 20 janvier 2025
[1] Cf l’article sur la publication : « Le Grand Continent » en date du 20 décembre 2024.
[2] Pour plus d’informations voir les sites consacrés à la transformation numérique du secteur financier et l’euro numérique respectivement sur les sites de la Banque de France et de la BCE.
[3] Notons que la banque centrale Suisse pourrait par le biais d’un référendum être sollicitée pour remplacer une partie de son stock d’or par des bitcoins. Ici les bitcoins ne figureraient pas - comme aux USA- à l’actif du Trésor mais à celui de la banque centrale.
[4] Voir : https://www.banque-france.fr/fr/stabilité-financiere/mandat-stabilite-financière/accompagner-transformation-numerique-secteur-financier/mnbc-wholesale
[5] C’est le cas de la BNP avec des obligations numériques pour le compte du Trésor de la Slovénie. Cf « Les Echos du 16 décembre 2024.
[6] Ce qui serait garanti par la non utilisation du réseau internet par les téléphones porteurs des portefeuilles digitaux.
[7] Voir : http://www.lacrisedesannees2010.com/2024/10/scenarios-de-la-bataille-des-monnaies-numeriques-1.html.
8 Ce qu’on appelle cercle impérial est le fait qu’aujourd’hui la hausse du dollar deviendrait un mécanisme auto entretenue: cette hausse entraine en effet un ralentissement mondial beaucoup moins important aux USA en raison du poids disproportionné des services dans le PIB américain. Contrairement aux apparence les USA sont ainsi moins exposés au ralentissement du secteur manufacturier, ce qui attire les capitaux étrangers et renforce le hausse du dollar. Quand le monde va mal les USA se portent mieux.