Les articles consacrés à l’histoire des rapports entre Banques centrales et Trésor (partie 1; partie 2; conclusions) nous ont permis de comprendre l’enjeu de la question de l’autonomie des instituts d’émission au regard des Etats. Curieusement la littérature consacrée à la crise n’évoque que fort rarement la question, tant l’indépendance semble être devenue une réalité aussi naturelle que le mouvement des planètes.
Le présent texte se propose de rappeler les modes d’articulation possible entre banque centrale et Trésor et d’en tirer toutes les conséquences en termes d’états du monde. Projet ambitieux en ce qu’il insinue que l’articulation susvisée serait une variable clé pour comprendre le mode de fonctionnement d’une société. Variable clé ne signifie toutefois pas une vision mécaniciste des choses, laquelle faut-il le rappeler est erronée dans le domaine des sciences humaines. Pour nous, variable clé signifie plus modestement orientation de l’éventail des possibles. Ni mécanicisme ni déterminisme, mais congruences fortes avec des caractéristiques elles mêmes essentielles pour identifier un état du monde.
Caractéristiques du scénario de la banque centrale soumise au Trésor.
François Rachline, dans un ouvrage insuffisamment remarqué (« D’où vient l’argent ?- panama ;2006) précise que les banques centrales sont l’outil qui permet l’alimentation monétaire des communautés humaines, lesquelles vont s’affranchir- grâce à ces mêmes banques- de la rareté des métaux précieux, et ainsi ouvrir l’éventail des possibles. Avec les banques centrales les hommes vont comprendre que la monnaie est , selon l’expression de Bernard Lietar, « réellement crée à partir de rien » (« Au cœur de la monnaie » ; Louise Michel ;2011). Création institutionnelle qui n’est que convention sociale et création institutionnelle au fond assez parallèle à l’émergence historique de la modernité, qui devait faire prendre conscience à ces mêmes communautés qu’elles ne sont plus gouvernées par les dieux mais bien par elles mêmes : tout devient possible. Mais aussi création qui libère l’échange marchand de la pénurie monétaire : l’investissement et la production ne sont plus muselés par un crédit lui-même muselé par un stock monétaire largement hors des prises humaines : encore une fois tout devient possible. Les premières banques centrales – Anglaise, Française, etc.- ne sont pas encore l’outil parfait de l’alimentation monétaire, puisque le détachement vis-à-vis du métal fût fort progressif et ne devient à priori définitif qu’avec la fin de la convertibilité du dollar en or le 15 Août 1971.
Ces banques centrales sont aussi historiquement en congruence avec les premiers épanouissements des formes « Etats de droit » de la grande aventure étatique. Ce qu’il faut comprendre de la manière suivante : le pouvoir monétaire se déplaçant de plus en plus vers les banques, les entrepreneurs politiques réagiront, en coiffant le système bancaire d’une camisole, obéissant elles mêmes à des règles fixées par ces mêmes entrepreneurs. Le système bancaire pyramidal et sous tutelle caractérisait bien un mode de partage très inégal des pouvoirs monétaires entre les banquiers et l’Etat.
Les banques centrales soumises au Trésor- telles que le monde les connaissaient jusqu’au dernier quart du 20ième siècle – engendraient ainsi des caractéristiques précises : finance enkystée dans les Etats, mode hiérarchique de la gestion de la dette publique, répression financière.
Parce que les banques centrales ne sont que le bras armé des Etats, les banques dites de second rang développent une activité qui est entièrement sous contrôle, activité qui à l’extrême se déploie à l’intérieur de ce qu’on appelait – s’agissant de la France- le « circuit du Trésor ». Ce qui signifie une création monétaire privée très limitée sous le double étau de réserves obligatoires élevées et d’un taux de conversion en billets de banque centrale lui-même élevé.
Parce que libérée de beaucoup de contraintes, la dette publique devient indolore, voire bénéfique : il suffit que le Trésor se fasse exigeant sur l’abondement de son compte à la Banque centrale. Exigence devant toutefois s’inscrire dans un sentier contrôlé de dépréciation monétaire. Cela signifie que la banque centrale se trouve être la principale source – sous contrôle public - de la création monétaire. Nous sommes bien en mode hiérarchique de gestion de la dette publique, mode qui permet -entre autres - des investissements publics massifs pour un coût en capital, politiquement déterminé c'est-à-dire proche de zéro.
Ce type d’articulation banque centrale/Trésor correspond bien évidemment à de la répression financière, répression jugée insupportable pour les acteurs du système bancaire. Parce que le jeu macro politique du moment laisse davantage de place à l’investissement et à la croissance qu’à celle de la lutte contre l’inflation, il est clair que l’éventail des possibilités se trouve réduit pour le monde financier. Ce qui allait devenir l’immense marché de la dette publique ne peut exister, et avec lui tous les produits financiers qu’il aurait pu engendrer. Les actifs financiers sont eux-mêmes rognés par l’effet ciseau de l’inflation d’une part et des taux de l’intérêt politiquement déterminés, ce qui signifie que leur conservation et leur accumulation dans les bilans bancaires est problématique. Ce qui signifie en conséquence que les activités de financiarisation resteront très limitées avec à l’échelle macroéconomique des choix privilégiant plutôt des systèmes de protection par répartition que des systèmes par capitalisation.
Mais la répression financière développe d’autres conséquences. Parce que l’inflation affaisse considérablement les taux de l’intérêt réels, l’épargne est elle-même réprimée. D’où une fuite potentielle qu’il faut elle-même contenir par des barrières : contrôle des changes, restrictions aux mouvements de capitaux, etc. Le scénario de la banque centrale soumise au Trésor est ainsi en congruence avec le stade de l’Etat- nation classique, et l’auto - centrage de son système productif. Mais la répression de l’épargne et de la création monétaire privée développe elle-même d’autres conséquences : les patrimoines financiers des ménages ne comportent pour l’essentiel que des titres privés classiques. Les titres publics –bons du Trésor achetés directement- ne concernent qu’un volume réduit en ce que le Trésor n’a guère besoin de recourir aux marchés pour faire face à la dette publique (avances de l’Institut d’émission et achats imposés d’obligations publiques par le système bancaire). Quant aux patrimoines non financiers, essentiellement l’immobilier des ménages, ils suivent l’évolution des prix en général et ne peuvent se transformer en bulles en raison de la faible capacité du système bancaire à créer de la monnaie privée. Autant de conséquences qui freinent le développement d’inégalités de patrimoines et favorisent à l’inverse la moyennisation de la société. Ainsi, pour ne donner qu’un exemple le patrimoine global ne représentait que 3 fois le PIB dans la France des années 50 ( 6 fois le PIB aujourd’hui).
Bien comprendre la signification de l’indépendance des banques centrales
Entre soumission et détachement il peut exister beaucoup de postures intermédiaires, et il est exact que la FED ou la BOE sont moins indépendantes que la BCE. S’agissant de cette dernière, il faut reconnaitre que la séparation est radicale, et l’objectif assigné de stabilité monétaire n’est pas une véritable mission de service public. En effet, si cet objectif n’avait pas été fixé par les autorités européennes, il se serait -pour autant - le plus naturellement du monde matérialisé. Il était en effet évident que la stabilité monétaire correspondait et à l’intérêt des dirigeants de la BCE, dans leur quête de notoriété voire de reconduction au pouvoir, et à celui du système bancaire. Un gouverneur sera davantage jugé sur l’inflation qu’il ne le sera sur le chômage ; quant au système bancaire l’intérêt de la stabilité monétaire n’est pas à démontrer. Une réelle mission de service public n’existe que dans la mesure où les obligations qui en découlent s’opposent ou orientent le fonctionnement des marchés et leurs résultats. L’objectif assigné de stabilité monétaire n’avait pas besoin d’être imposé « de l’extérieur », c’est-à-dire les autorités européennes : il se serait spontanément manifesté, car maximisant les gains à l’échange entre les dirigeants de la BCE et les banques de second degré.
Au-delà, la radicalité de l’indépendance mérite d’être examinée de plus près.
Le passage au mode marché de gestion de la dette publique qui va en résulter peut être mieux compris en prenant l’image d’un propriétaire de verger à qui il serait juridiquement interdit de consommer la récolte disponible, et qui dans le même geste se verrait obligé de se ravitailler en fruits auprès d’un groupe d’entreprises bien ciblées , à l’exclusion – juridiquement établie -de toutes les autres.
Cette situation assez invraisemblable est pourtant celle constatée : La BCE ne peut évidemment abonder gratuitement le compte du Trésor, mais ne peut pas non plus entrer dans un rapport marchand direct avec ce dernier. Qui plus est, le même Trésor ne peut non plus entrer dans un relation marchande libre avec n’importe quel type d’acheteurs de dette publique. Ainsi, citoyens et Trésor ne peuvent envisager une relation marchande : seules les banques ont le monopole d’achat de la dette publique.
Sur un plan strictement juridique, cela signifie que l’Etat se voit interdire l’auto production pour ses propres besoins. Comme s’il était juridiquement interdit à l’entreprise Renault de fabriquer des moteurs pour ses besoins de fabrication de voitures. Economiquement cela signifie que s’agissant de l’Etat, celui-ci se doit d’être dans une logique de « buy », celle du « make » lui étant juridiquement interdite. Il est donc juridiquement interdit à l’Etat d’optimiser ses coûts et de procéder aux arbitrages couramment utilisés dans le mode des entreprises. Le gaspillage de ressources publiques devient ainsi une obligation juridique.
Toujours sur le même plan juridique, alors que le mode marché de gestion de la dette publique est devenu obligatoire, il est néanmoins fort particulier et fort sélectif puisque tous ne peuvent pas y participer. En particulier les ménages n’ont pas accès en direct aux bons du Trésor, ne peuvent plus y affecter leur épargne, tandis que les banques se voient offrir le monopole d’achat de la dette…et dans un même geste le grand gâteau d’une bonne partie de l’épargne des ménages qui ne peuvent acheter en direct de la dette publique. Le monopole des banques est ainsi opposable, et au Trésor, et aux épargnants, lesquels ne peuvent nouer entre eux de véritables échanges mutuellement avantageux. L’indépendance des banques centrales est ainsi privative de libertés fondamentales.
Ainsi, bien précisé, cet extraordinaire dispositif du marché de la dette publique, il est possible d’en tirer 2 remarques.
La première est celle d’un spectaculaire retour en arrière : alors que l’invention des banques centrales était devenue à terme un outil de libération de l’humanité, une humanité jusqu’alors prisonnière de la pénurie métallique, mal compensée par les douloureuses expériences du crédit et de l’endettement, les lois dites d’indépendances, promulguées dans le dernier quart du 20ième siècle, vont rétablir la loi d’airain de la monnaie. Les Etats dans leur stade démocratique vont retrouver les problèmes de dettes publiques qu’ils avaient si souvent rencontrés dans les stades antérieurs. Rareté et taux d’intérêts élevés vont brutalement s’imposer à des Etats qui se trouveront en compétition pour accéder à la ressource. Curieuse situation qui fera l’interrogation des futurs historiens : pourquoi les hommes se sont-ils brutalement coupés d’un outil essentiel d’accompagnement de ce qu’ils croyaient être le progrès ?
La seconde est celle de la confirmation de la nature profonde des Etats, laquelle est une réponse à la première question. Si effectivement – ainsi que l’affirme légèrement l’idéologie dominante- les Etats représentent l’intérêt général, on voit mal comment cette invention historique et libératoire de la banque centrale aurait pu connaitre un retour en arrière aussi brutal. De fait, selon notre paradigme, la création des banques centrales est l’introduction d’un rapport de forces entre finance et entrepreneurs politiques ; et leur évolution, c’est – à –dire le passage au mode marché de gestion de la dette publique, correspond au renversement de ce rapport de forces, où la finance peut s’appuyer sur la cohorte des épargnants, pour imposer un système de règles du jeu devant bouleverser l’ensemble de la société.
Emergence d’un nouveau monde
Désormais, ce n’est plus la finance qui est enkystée dans les Etats, mais les Etats qui sont enkystés dans la finance : le problème de la dette qui avait disparu réapparait en pleine lumière. L’inflation disparaissant, les déséquilibres budgétaires engendrés par le fonctionnement courant des marchés politiques, se transforment en dette publique massive….pour le plus grand bonheur de la finance et des épargnants.
L’inflation maitrisée, et la création monétaire devenant un quasi monopole bancaire, permet un vaste mouvement de financiarisation de l’économie : bilans bancaires hypertrophiés – parfois plus lourds que les PIB des pays d’accueils- sont la contrepartie de la montée d’actifs désormais profitables. Les patrimoines financiers vont exploser car aussi alimentés par cette matière première toute nouvelle qu’est la dette publique. Les patrimoines immobiliers suivront en raison de la création monétaire massive et des innovations financières (titrisation notamment) toujours renouvelées. Explosion des patrimoines qui bien évidemment se manifeste chez ceux qui disposaient déjà d’une capacité d’épargne. D’où la montée bien connue des inégalités sociales.
Mais l’inflation maitrisée, c’est aussi la contestation des systèmes de protection par répartition au profit des systèmes de protection par capitalisation : les taux d’intérêt réels sont désormais positifs et sont aussi garantis par cette manne nouvelle qu’est le service de la dette (2,5 points de PIB pour la France aujourd’hui). Bien évidemment le mode marché de gestion de la dette est d’autant plus facile que celui –ci est profond, et plutôt que de voir les épargnants nationaux se constituer un porte feuille de titres publics acquis en direct auprès du trésor, il est préférable de mobiliser l’épargne mondiale que l’on revendra sous forme de produits sophistiqués, et parfois fiscalement aidés, aux épargnants nationaux. Cela signifie que l’indépendance des banques centrales se conçoit mieux, si elle s’accompagne d’une libre convertibilité monétaire et d’une totale liberté de circulation des capitaux, le tout accompagné d’une forte volonté dérégulatrice, elle-même libératrice de l’ingéniosité financière. Ainsi la dette publique aura souvent tendance à être détenue par des agents non résidents (environ 70% s’agissant de la France).
C’est dire que l’indépendance des banques centrales est en congruence avec l’idée de mondialisation. D’où des Etats exposés et fragilisés, qu’il faudra évaluer par des agences de notation, qui trouvent dans ce nouveau mode de gestion de la dette, l’émergence de nouveaux débouchés. Et le processus de fragilisation peut se faire croissant : parce qu’il faut surveiller le marché qui sanctionne à tout instant le prix de la dette publique, les Trésors seront progressivement amenés à d’apparentes postures de servitude volontaire. Tel est le cas des interminables négociations européennes sur les positions nues sur CDS, et les ventes à découvert, où l’on voit des Etats très fragilisés- Espagne, Italie etc. - n’osant tenter le durcissement de la réglementation, de peur d’affecter la liquidité du marché de leur dette souveraine. D’où aussi le débat devenu éternel sur l’agence de notation publique, que l’on aimerait créer, mais qu’on ne peut mettre en place, sans le risque de voir le marché considérer que son caractère public, est bien le signe de turpitudes dont les Etats seraient coupables. D’où également les débats sur la « règle d’or » , l’automaticité des sanctions bruxelloises ,etc.
Les exemples de postures de servitude volontaire pourraient être multipliés à l’infini tant ce nouveau mode de gestion de la dette publique, affaisse progressivement l’Etat de droit démocratique tel que vécu dans le stade antérieur : nous sommes passés dans le monde des apparences, de la finance réprimée par les Etats, aux Etats réprimés par la finance. Ce qui ne change encore une fois rien quant la nature des Etats : ils sont toujours bien présents, et seul le basculement des rapports de forces entre les principaux acteurs sociaux explique cette apparence « d’hypo- Etat » naissant. Naguère- en mode hiérarchique de gestion de la dette, et donc en banque centrale soumise- la redistribution de la prédation publique se déroulait assez largement sous la forme de l’Etat providence ; aujourd’hui- en mode marché et donc en banque centrale indépendante- elle se déroule bien davantage sous la forme d’une redistribution vers les rentiers petits et grands, nationaux ou étrangers : ce qu’on appelle le service de la dette.
Forme évidemment instable, puisque ces Etats se sont placés au cœur de la spéculation et à ces risques systémiques complètement planétaires. Forme instable également pour leurs assujettis : la sécurité des couvertures par capitalisation n’est pas celle des couvertures par répartition, et l’ouverture sans limite sur l’extérieur, entraine des contradictions de statuts et de rôles chez les salariés, les consommateurs, les épargnants et les citoyens. Ainsi le salarié est –il parfois amené comme consommateur à détruire son emploi, ainsi le citoyen est –il comme épargnant parfois amené à préférer le marché à la démocratie, etc. Avec plus globalement, selon la formule de Maurizio Lazzarato (La fabrique de l’homme endetté ; Amsterdam ;2011) la transformation de tous en sujets endettés : le crédit immobilier se substituant au droit au logement, le crédit d’études se substituant à l’université gratuite, etc.
L’indépendance des banques centrales est aussi largement le point de départ de l’accumulation de la gigantesque dette privée et publique, au cœur de la grande crise actuelle. C’est que leur éloignement vis-à-vis des trésors libère d’une part, la création de monnaie privée avec les crédits qui lui sont attachés (« les crédits font les dépôts »,ou plus simplement la « planche à billets » privée), et d’autre part, développe massivement un endettement public que l’on croyait disparu jusqu’au début des années 70. La masse monétaire va ainsi augmenter à un rythme croissant, lui-même sans aucun rapport avec celui de la dépréciation monétaire et la croissance économique : rythme de Plus de 8% dans les années 90 en Europe et aux USA, et surtout rythme de 12% en Europe et 17% aux USA à la veille du déclenchement de la grande crise.
C’est dire que la maitrise de la grande crise des années 2010 passera sans doute par le repositionnement des banques centrales : face à l’imbroglio actuel, les marchés politiques feront émerger le retour des banques centrales sous la hiérarchie des Etats. Selon quelles modalités ? les prochains mois seront en la matière probablement décisifs.