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15 janvier 2013 2 15 /01 /janvier /2013 23:00
Mario Draghi a déclaré jeudi 10 janvier que "nous retournions à une situation normale sur le plan financier, mais nous ne sommes pas du tout sur la voie d’une reprise rapide et forte". Après l’austérité, l’année 2013 sera-t-elle l’an 1 de la relance ? A défaut, doit-elle l'être ?

 

Philippe Waechter :

 Ces réflexions peuvent éclairer les choix qui sont faits en zone euro actuellement. Si les économies sont contraintes, vouloir allez vite dans la réduction des déséquilibres des finances publiques est prendre le pari que tous les autres déséquilibres se sont estompés. C'est une hypothèse forte et elle l'est d'autant plus que l'ampleur des ajustements budgétaires programmés est élevée.

La question est alors de s'interroger sur "pourquoi si vite et avec une telle ampleur"? Si l'on suit le raisonnement de Blanchard et Leigh sur la période très récente, l'impact des restrictions budgétaires à venir en zone euro pourrait être plus fort que ce qui est actuellement anticipé. C'est pour cela aussi que certains s'interrogent sur la nécessité de rallonger la période durant laquelle les budgets doivent tendre vers l'équilibre. Si l'impact était fortement négatif comme le laisse suggérer le document du FMI cela aurait une incidence forte sur la croissance et surtout sur l'emploi. Or, ce dernier point est le facteur de fragilité de la zone euro avec un taux de chômage à 11.8% à la fin du mois de novembre.

L'enjeu du papier du FMI est de dire : dans les conditions financières actuelles caractérisées par des taux d'intérêt très bas, adopter des stratégies budgétaires trop restrictives trop rapidement c'est prendre le risque de peser fortement sur l'emploi et la croissance. Il faut certainement aller plus lentement et trouver des moyens pour renforcer la croissance via des politiques structurelles pour redonner la capacité à davantage d'autonomie pour l'économie de la zone euro. Tant que les perspectives de croissance restent faibles, il sera probablement préférable d'être moins restrictif sur la politique budgétaire et d'être plus incisif dans les réformes structurelles afin d'améliorer l'autonomie de croissance de la zone euro. Or c'est aussi un des enjeux actuels forts.

 

Jean-Claude Werrebrouck :

 Non, la situation n’est pas normale sur le plan financier. La crise financière est l’aboutissement de la mise en place d’une économie Monde- pour parler comme Fernand Braudel - où le décalage entre offre mondiale excédentaire et demande mondiale insuffisante ne fût historiquement compensée que par de la dette privée et publique. Parce que la mondialisation crée une dichotomie dans un salaire qui était jusqu’alors coût et débouché et qui ne devient plus qu’un coût à comprimer, la demande mondiale ne suit plus une offre, laquelle n’est vendable dans sa totalité- à l’échelle planétaire- qu’en ayant recours à la dette privée et publique et une création monétaire conquise de haute lutte par le système bancaire.

Parce que la machine à fabriquer de la dette reste en place, le fardeau correspondant ne fait que s’alourdir. Comment se féliciter du dernier placement de dette souveraine en Espagne (jeudi 10 janvier) alors que le taux, certes plus bas ( moins de 5%) ne peut être payé par une richesse produite déclinante (recul de 1,4 points de PIB en 2013)? Il n’y aura évidemment pas de reprise en 2013, voire en 2014. Seul un changement radical des règles du jeu à l’échelle planétaire peut changer les choses.


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15 janvier 2013 2 15 /01 /janvier /2013 23:00
Atlantico : Dans une note technique, Olivier Blanchard, l’économiste en chef du FMI estime que l’institution s’est trompée dans ses prévisions sur la Grèce et d’autres économies européennes car elle n’avait pas parfaitement réalisé à quel point les efforts exigés en termes d’austérité allaient amoindrir la croissance de ces pays. Les politiques d’austérité ont-elles eu des effets contraignants supérieurs à ceux prévus sur l’activité ? Où en sommes-nous sur le débat austérité vs. croissance ? Sommes-nous surtout perdus ?

 

Philippe Waechter :

 Le papier d'Olivier Blanchard et Daniel Leigh permet de mieux comprendre l'impact des politiques d'austérité en observant que depuis le début de la crise celles-ci avaient une influence plus marquée sur l'activité que par le passé. L'interrogation ne porte pas sur les mesures de la politique économique. En d'autres termes, les économistes du FMI tentent de comprendre les raisons qui ont systématiquement biaisé à la hausse leurs prévisions, les écartant des trajectoires plus négatives effectivement observées.

Une raison majeure qui permet de comprendre ce changement est le fait que les taux d'intérêt des banques centrales étaient très bas et ne pouvaient pas nécessairement compenser le caractère restrictif de la politique budgétaire. La politique économique se conçoit, en effet, comme une articulation, une coordination éventuelle entre politiques budgétaire et monétaire. Généralement lorsque l'une des deux devient plus restrictive, l'autre devient plus accommodante. Cela permet de réduire un déséquilibre sans pour autant pénaliser l'activité de façon excessive.

Ce mode de fonctionnement n'a pu être forcément possible lors de la période de crise. Pour améliorer le fonctionnement de la sphère financière les banques centrales ont adopté des stratégies très accommodantes. Cependant, lorsque les politiques budgétaires sont devenues plus restrictives, les banques centrales ne disposaient plus de marges de manœuvre permettant de compenser le caractère restrictif des politiques menées par les gouvernements pour réduire les pressions portant sur l'activité.

Jean-Claude Werrebrouck :

 Les modèles macroéconomiques se démonétisent avec la crise, car incapables d’intégrer toute la richesse de la contextualisation de la réalité observée. Les paramètres retenus dans un contexte de prospérité deviennent des variables. Il en va ainsi des évaluations des  multiplicateurs budgétaires qui ne sont plus ce qu’ils étaient et qui dévaluent les prévisions. Ce qu’on appelle austérité et qui est l’autre face de la recherche de la compétitivité, n’est solution rapporteuse de croissance que si les pays voisins ne déploient pas la même stratégie. Et de ce point de vue l’Allemagne du début des années 2000 avait tout à gagner de son plan d’austérité : les voisins qui ne connaissaient pas encore la crise pouvaient utiliser l’euro comme instrument d’une grande fête consumériste faisant tourner les usines allemandes.

Aujourd’hui, si tous deviennent allemands, il n’y a plus d’issue. La recherche mimétique de compétitivité est un drame collectif , comme celle  d’une foule face à un incendie. L’année 2013 est le moment où s’enclenche puissamment la mécanique suicidaire : La zone euro toute entière s’enfonce dans la crise. Même l’Allemagne sera prisonnière du mouvement mimétique et verra sa croissance très faible se détériorer davantage encore ( 0,9 points en 2012, contre 0,6 en 2013). De ce point de vue, il faudrait un signe extrêmement puissant pour bloquer la panique.

Les cures d’austérité imposées par le FMI ont-elles eu des effets très récessifs du fait d’une mauvaise coordination entre les politiques budgétaires menées par les Etats, et les politiques monétaires des banques centrales ?

 

Philippe Waechter :

 Dès lors, on observe que, par rapport à une situation plus habituelle, l'impact de ces politiques contraignantes devient plus fort. C'est ce qu'évoque le papier du FMI. Il n'en tire pas de conclusions particulières quant aux politiques à mener. Il constate simplement que les mécanismes n'ont pas fonctionné de la même façon que ce qui était observé par le passé. Dans le document, il est indiqué qu'en moyenne par le passé, un dollar de réduction de dépense se traduisait par un impact négatif de 0.5 dollar sur le PIB. C'est cette mesure "historique et moyenne" qui était utilisée initialement dans les prévisions du FMI. Les observations portées par Blanchard et Leigh suggèrent que parfois l'impact négatif pourrait être supérieur à 1 notamment dans les pays européens au cours de la période récente.

Cette découverte peut sembler tardive mais elle traduit une dynamique d'apprentissage et de réactivité dans un environnement de crise inhabituel et très contraint. 

Jean-Claude Werrebrouck :

 Le FMI a finalement  la main moins lourde que les décideurs européens. Les pactes de compétitivité sont une décision bruxelloise, largement influencée, il est vrai, par l’Allemagne elle-même sous le joug de ses croyances monétaires. Dans le contexte de notre représentation de l’ordre économique, il eut été préférable de jouer la carte de la complémentarité budgétaire, avec un resserrement  dans les pays du sud assorti d’une politique budgétaire plus extensive au nord et en particulier en Allemagne qui est le poids lourd de l’eurozone. Il y avait là de quoi rééquilibrer le fardeau de la dette avec peut –être un affaissement notable des spreads de taux sur les titres souverains. Et surtout il y avait de quoi empêcher la récession et autoriser un minimum de croissance.

Quant à la politique monétaire, il est difficile de la croire efficace dans un contexte où il n’existe plus aucune marge sur les taux des banques centrales. Par contre dans un contexte de guerre des monnaies qui semble se mettre en place, il apparaît que là encore, la zone euro soit en difficulté et que sa banque centrale se détourne de l’évolution du cours de l’euro, un taux qui remonte alors qu’il devrait se situer aux environs de moins de 1,2 dollars. 

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14 janvier 2013 1 14 /01 /janvier /2013 23:00

Reprenant les propos de Daniel Stelter ("Endling the era of Ponzi Finance" dans Perspectives de décembre dernier, Jean Marc Vittori claironne à nouveau des raisonnements qui ne sont qu'une série d'inexactitudes (Les Echos du 15 janvier). le refrain est toujours le même:

 le monde développé aurait emprunté sur la richesse de demain pour financer la consommation d'aujourd'hui, ce qui laisse un lourd fardeau aux généations futures et réduit le potentiel de croissance future.

 La première erreur est que nous retrouvons ici, la problématique des choix individuels inter-temporels que nous exposent tous les manuels de base de l'enseignement de l'économie. Effectivement, le consommateur dont la "fonction utilité" - comme on dit dans les manuels- est telle qu'il est amené à consommer davantage que son revenu, se devra d'emprunter, ce qui limitera sa consommation future. Sauf que le raisonnement des manuels correspondants, se déroule dans le paradigme de la microéconomie, et que le raisonnement claironné dans tous les médias, est censé relever de la macroéconomie, une macroéconomie faite de la simple sommation des résultats micro économiques.

A l'échelle macroéconomique il existe des institutions (monnaie, banques, Etats, etc) qui bousculent les raisonnements additifs assimilant le tout comme la simple somme des partis.

C'est que la consommation à crédit- par exemple  des ménages  américains qui font leurs courses chez Wal-Mart, et de l'Etat américain qui achète des F35 chez Lockeed- correspond à une production, qui eut été fort dépourvue de débouchés sans la dette privée et publique. Argument qui ne peut évidemment apparaitre, lorsque l'on raisonne dans le cadre conceptuel de la micoéconomie.

Et loin d'affirmer stupidement, que l'on consomme trop avec de la dette, et qu'il faudra rembourser en travaillant davantage, le raisonnement non additif, nous fait penser que probablement les richesses produites - et invendables faute de dettes nouvelles - n'ont pas donné lieu à une distribution de revenu suffisante, une distribution en quantité et en qualité telle, que l'offre globale à l'échelle de la planète, soit assurée de rencontrer une demande globale qui lui soit égale.

Effectivement, la production chinoise est beaucoup trop importante par rapport à des débouchés muselés par des salaires trop faibles. Et effectivement les revenus salariaux américains sont bloqués par la concurrence asiatique. C'est donc la configuration, de la mondialisation - c'est à dire ses caractéristiques -qui empêche la demande globale de se hisser au niveau de l'offre. Sans doute pourrions- nous dire qu'à la faiblesse des salaires, doit correspondre des profits élevés et des revenus de la propriété très élevés. Mais, l'épargne qui en est la contrepartie, se transforme plus facilement dans le champs de l' investissement spéculatif que dans celui de la réalité économique. Toutes choses concrètement vérifiées tant leur visibilité est énorme.  

De cette première erreur découle bien sûr toute la fausseté du raisonnement. Si les prémisses du raisonnement  sont fausses, alors il en est de même des conclusions.

 Ainsi, la dette n'est pas vraiment un fardeau pour les générations futures. L'avenir serait autrement bouché si la dette n'existait pas: déjà trop faible, l'investissement n'existerait plus, si la tendance générale à la surproduction, devait se concrétiser matériellement en l'absence de toute opération de crédit supplémentaire aux particuliers et aux Etats.

 Et, surtout, la croissance future serait bien plus lourdement handicapée dans un contexte où l'investissement ( en l'absence de besoins d'amortissement et de simple remplacement, eu égard à la surproduction généralisée de marchandises) serait limité à celui entrainé par l'innovation. La dette privée et publique croissante, n'est ainsi que le prix à payer de l'actuelle configuration de la mondialisation.

Son avenir est ainsi tout tracé sur une courbe croissante, courbe qui ne peut rester telle que par le recours à la monétisation. Chemin que semble parcourir les grandes banques centrales du monde, amenées à connaître une véritable rupture épistémologique. A moins d'une mise en cause réelle des caractéristiques de la présente mondialistion, et en particulier la construction d'écluses permettant - et imposant- à tous les Etats acteurs de la mondialisation, l'équilbre de toutes les balances extérieures.

Le caractère grossièrement erroné de raisonnements, qu'on ne cesse de rabacher partout dans les médias, et qu'on reprend au niveau de toutes les conversations, est bien sûr un blocage dans  la prise de conscience et le dépassement de la grande crise. Blocage qui profite tout aussi certainement aux bénéficiaires de l'actuelle mondialisation. Il est néanmoins assez difficile à contester, tant il est vrai que chacun effectue le raisonnement au simple niveau individuel. Chacun, journaliste, citoyen, voire économiste - mais là les choses deviennent plus graves- raisonne dans le cadre de ce qui ,savamment, correspond à la question des choix intertemporels: oui si on consomme davantage que ce que l'on gagne, alors l'avenir est effectivement sombre. Mais comment expliquer simplement que le global n'est pas l'addition des singuliers?  

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11 janvier 2013 5 11 /01 /janvier /2013 09:01

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 Je signale mon article "La loi d'airain de la monnaie" dans la revue que dirige Régis Debray 

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6 janvier 2013 7 06 /01 /janvier /2013 23:00

Nous publions à nouveau un texte qui, écrit en décembre 2008 n'a pas pris de rides.

 A l'époque ce texte s'interrogeait sur le statut du temps dans notre société dite postmoderne et postnationale. La gestion de la grande crise depuis 2008 confirme bien que nous sommes entrés dans une époque où "le futur est écrasé par le présent".

 j 'invite les lecteurs à reprendre ce texte , sans doute trop long, et à resituer les derniers évènements de ces dernières semaines: incapacité pour le législateur à bien distinguer l'investissement de la spéculation que ce soit dans le domaine fiscal (affaire dite des "pigeons") ou dans le domaine bancaire ( renoncement au principe de la séparation des activités); incapacité américaine à sortir de l'immédiateté pour règler son problème de "falaise budgétaire", avec réaction incompréhensible de Wall Street, incapable d'indiquer dans les cours les craintes d'un futur éloigné; incapacité à donner du sens, et d'orienter vers les temps longs, en se contentant d'une législation type "softlaw", simple incitatrice de bons comportements de marché; incapacité à donner du sens à la construction européenne qui devient littéralement insensée avec la mise en place de plans de compétitivité, qui ne peuvent même plus masquer une agressivité naissante entre les nations signataires; incapacité à doner du sens à une mondialisation qui n'est manifestement plus bienheureuse; etc...

Ce texte évoquait aussi la disparition du passé. Là encore il n'a  pas perdu une ride, puisque, outre le fait que le passé n'est plus évoqué , il cesse d'être connu. D'où les invraisemblables propos sur l'impérieuse nécéssité du maintien de l'indépendance des banques centrales, ou des articles concernant une insupportable répression financière menaçant des droits fondamentaux comme le droit de propriété. Les personnes qui s'expriment ainsi , et qui parfois se targuent d'être des professeurs de grandes universités jouissent t-elles d'un minimum de culture historique?

 Dans le champ des sciences humaines, il n'existe guère de laboratoires et d'outils autorisants la méthode expérimentale. Le seul outil qui existe est l'histoire, outil il est vrai, difficile, et susceptible de bien des manipulations. J'invite par conséquent les marchands d'opinions à moins parler, à moins écrire, et à travailler davantage pour produire des "connaissances" plus sérieuses.

 Je souhaite à chacune et à chacun une agréable relecture.

 

 

  La prospective ou la recherche d'un avenir disparu (jean claude Werrebrouck, décembre 2008) 

Les astrophysiciens nous expliquent que pour comprendre le monde physique qui nous entoure au présent, et qui demain évoluera, il faut savoir se plonger dans le passé. Remonter le temps jusqu'au « Big Bang » c'est-à-dire quelque 13,7 milliards d'années serait le plus sûr moyen de percer le mystère de la matière et de son évolution. D'où un « Hubble » qui, depuis une orbite terrestre, et déjà une quinzaine d'années, tente inlassablement de saisir dans son télescope des images et de la lumière émise , il y a si longtemps et qui vient de si loin, qu'elles révèlent un morceau de la « soupe primitive » de l'univers. D'où , sous terre, à la frontière entre la France et la Suisse, l'installation d'un accélérateur de particules géant , censé par collisions de protons lancés à très grande vitesse nous rapprocher des conditions du « Big Bang ».


Les sciences humaines, à peine de déclassement, se doivent d'observer la même démarche : saisir le temps présent des hommes, le sens de ce qui se fait ou de ce qui se défait, de ce qui se noue, ou de ce qui se dénoue, suppose que l'on comprenne le fonctionnement des ensembles humains. Et pas seulement des ensembles humains présents mais des ensembles humains de toujours. Il n'y a de science que dans l'universalisable disait Kant, alors comprendre le temps présent des hommes, c'est comprendre « la soupe primitive humaine» c'est-à-dire les sociétés les plus reculées, qu'on appelle encore les société primitives. Et c'est bien sûr comprendre comment elles se sont transformées, comment elles se sont plongées dans le futur pour aboutir jusqu'à nous, hommes du présent. Et comprendre notre façon de nous repérer dans le temps aujourd'hui passe par les façons dont nos ancêtres se sont eux même posés la question de l'appropriation du temps.

 

1) La machinerie humaine et le temps


Sur la base du critère temps , sur la base de la durée, il semble bien que depuis la « soupe primitive » plusieurs étapes aient été traversé : celui de la négation du temps et donc de tout futur ; celui de l'histoire et donc de la saisie du temps orienté depuis le passé vers le futur ; enfin celui de l'histoire qui en arrive à se passer de l'avenir en concevant un futur complètement écrasé sur le présent.


1 la « soupe primitive » ou le présent écrasé par le passé.


La première étape correspond à celle de la « soupe primitive » où tous les hommes sont exclus du pouvoir politique en ce que celui ci dépend entièrement des dieux. Le système cosmogonique est tel que ce dernier fonctionne comme un logiciel duquel il est impossible d'en sortir. Les hommes sont ainsi privés littéralement d'histoire. On dit qu'il s'agit de sociétés hétéronomes. On verra que la postmodernité qui nous anime renoue partiellement avec l'idée d'hétéronomie. Notons que du point de vue du temps, ce mode d'organisation de l'humanité en tant que dépendance envers l'invisible est bien évidemment une dépendance envers le passé : le présent est écrasé par le passé, s'explique tout entier par le passé. Les hommes reçoivent des dieux leur ordre social lequel devient aussi intangible que la cosmogonie qui enveloppe le monde. Les hommes habitent une maison qu'ils ne peuvent aménager eux même et donc transformer. L'idée de changement et donc de construction d'un futur n'a littéralement aucun sens. On l'a compris l'idée même de prospective n'a aucun sens.


2 le monde idéologique ou le présent écrasé par le futur.


La seconde étape correspond à celle de la civilisation, c'est-à-dire une période qui débute il y a un peu plus de 10000 années. L'humanité entre dans l'histoire car le monde devient progressivement une œuvre humaine : il existe un pouvoir politique directement issu de la religion et ce pouvoir politique est chargé de construire un ordre humain censé correspondre à des volontés divines. Le temps prend de l'épaisseur et il existe un futur à construire (se préparer à une bonne vie pour l'au delà) à partir du présent. Ce type de monde est déjà bien différent du premier car si les hommes restent des marionnettes, le marionnettiste n'est plus directement l'au-delà, mais un groupe d'hommes censé représenter une volonté divine. Un débat possible s'introduit chez les hommes : le marionnettiste est- il le véritable envoyé des dieux ? C'est précisément cette question qui produit une humanité entrant dans son âge historique avec assez clairement une vision d'un temps orienté depuis le passé vers un futur à construire. Cette seconde étape fait entrer l'humanité dans son âge historique mais pas dans son âge autonome. Car il existe à l'intérieur de l'étape historique une sous étape que l'on qualifie de modernité et qui correspond à une grande rupture, celle qui va consister à affirmer que l'ordre humain avec les événements qui s'y déroulent est en fait une construction simplement humaine. Il n'y a plus ni marionnettiste ( on lui coupe la tête) ni marionnette, il y a simplement des hommes qui se prennent en charge à partir de ce qu'ils croient être la raison, et raison qui va aussi simplement laïciser les grands récits religieux en grandes théories de l'histoire (marxisme par exemple). C'est que les grands récits religieux deviennent aussi l'exigence rationnelle de la construction d'un paradis, cette fois, terrestre. Avec l'autoproduction de la société se dessine le grand mythe du progrès dont l'outil s'appelle développement économique. Concrètement c'est avec le siècle des lumières que l'économie jusqu'ici étroitement surveillée va prendre son essor : cela s'appelle la révolution industrielle.


C'est au fond l'âge de la société idéologique. Le mot « progrès »- grande invention de l'occident- est lui même un concentré parfait de ce qui va se mettre en place : il est écart positif entre un temps présent et un temps futur.


Dans cette seconde étape de la civilisation, le temps est nettement orienté et l'idée même de progrès implique que le présent ne se confond pas avec le futur. Le présent est simplement le moment de la préparation d'un futur enviable et ce même si ce même présent est parfois exécrable : la guerre sera finalement joyeuse car c'est bien évidemment la dernière. Le futur est un avenir radieux et ce d'autant plus qu'il est possible de le maitriser. La forme concrète de l'autoproduction de la société s'appelle planification, laquelle utilise déjà des démarches prospectives qui, par essence, vont bien au delà de la prévision. Cette phase est aussi celle où ce n'est pas le futur qui s'écrase sur le présent mais l'inverse : le présent ne se conçoit que par rapport à un futur. Cela suppose une épargne élevée pour un investissement élevé. Comme disent les économistes les choix inter temporels privilégient le futur car la probabilité d'avoir raison de lui accorder une grande confiance est forte. Bref le présent se plonge avec délice dans le futur. Il est aussi le délice du débat politique lequel, par essence, concerne les orientations et changements à concrétiser dans le futur. Débattre, c'est discuter au présent de la construction du futur. Et ces discussions s'enclenchent sur les grandes croyances de la modernité : conservatisme, libéralisme, socialisme, croyances qui ne sont rien d'autre que des orientations futuristes et programmatiques. Bien évidemment plus il y a débat politique et plus le présent se trouve comme absorbé par le futur.


3 Le postmodernisme ou le futur écrasé par le présent.


La troisième étape de l'humanité nait de ce qui semble devenir un fort questionnement : « où est passé l'avenir ? ». Cette question est celle que Marc Augé pose dans son dernier ouvrage, ou que Pierre André Taguieff abordait déjà en 2000 dans son idée « d'effacement de l'avenir ». Elle est aussi celle plus récente-abordée autrement- de Daniel Innerari dans « Le futur et ses ennemis ».


Au niveau de la planète toute entière, le temps présent absorbé par le futur concernait le grand débat géopolitique de l'après seconde guerre mondiale : libéralisme et socialisme sont devenus- après 1945- un débat tellement chaud qu'il en devient guerre froide. Ce questionnement s'arrête net avec la chute du mur de Berlin, chute qui devient coupure : le futur enkysté dans le présent est évacué au terme d'une intervention chirurgicale. Et cette intervention concerne d'abord celle des esprits : Puisque la tyrannie est définitivement évacuée et que partout dans le monde existe désormais la démocratie et le libre marché, alors il est enfin possible de vivre au présent. Le socialisme (la grande idée qui faisait des hommes les constructeurs d'un « futur merveilleux ») n'est plus, et le capitalisme (qui n'est pas à construire mais dont les principes de fonctionnement produisent du « progrès permanent ») n'a plus à se justifier, il est donc possible de vivre au présent. Nous avons la thèse de « la fin de l'histoire » d'un certain Francis Fukuyama. Thèse qui annonce au fond la fin de la société idéologique, la fin des grands récits laïcs, eux même issus des grands récits religieux. Dans le même mouvement, les restes des grands récits religieux s'évanouissent. Bien sûr il n'est plus question d'interroger la religion comme principe d'organisation de la société et la foi devient affaire complètement personnelle, ce qui revient à dire qu'elle se retire complètement du débat politique et, ne participe aucunement à la construction d'un quelconque futur. Et les mouvements, tels ceux dits de « réislamisation » ne doivent pas faire illusion : il ne s'agit que d'une résistance désespérée - d'où son caractère parfois violent- face au tsunami de la fin des grands récits.

Résumons-nous. l'humanité est passée d'un présent écrasé par le passé (les société primitives), à un présent écrasé par le futur (les sociétés historiques ou idéologiques), et enfin à un futur écrasé par le présent (le monde d'aujourd'hui qu'on appelle aussi « postmoderne »). Nous verrons d'ailleurs que ce dernier monde dont le présent écrase le futur présente aussi la particularité d'écraser le passé. Le monde des humains serait aussi devenu hors-histoire.


Il ne s'agit pas ici de recenser et d'expliquer en détail les forces qui ont façonné le temps des hommes dans leur histoire. Par contre il semble intéressant de décrire, sinon expliquer le champ de forces qui au sein de la postmodernité ont fait imploser le temps pour le ramener à l'instant présent.


2)
Le postmodernisme et la disparition de l'avenir : ses manifestations concrètes.

1 Le « monde enchanté » par le marché.


Le marché comme principe d'organisation de la société vient de vaincre la société despotique et son idéologie. Ayant apporté la preuve de son efficience, son emprise peut ainsi s'accroître dans l'ensemble de l'espace social. Il en devient même le logiciel comme les cosmogonies étaient le logiciel des sociétés primitives. De ce point de vue l'économie et le marché correspondant fonctionnent comme les religions primitives : il n'y avait pas à interpréter l'au delà, ce dernier s'imposait lourdement dans les gestes des hommes comme aujourd'hui le marché est le guide des postmodernes. De fait il n'est guère besoin d'aller beaucoup plus loin dans le raisonnement : de la même façon que les hommes de la « soupe primitive » ne questionnaient pas le monde « enchanté par les Dieux », les postmodernes s'en remettent au marché et lui confient la quasi-totalité de leur vie. Le travail devient un prix comme un autre, la retraite est déterminée par les mystères de la finance de marché, l'emploi est fixé par le prix et le volume des ventes, etc. nous retrouvons la marionnette et le marionnettiste. Mais le marionnettiste à lui-même largement disparu. C'est qu'à priori ayant quitté la société idéologique, celui qu'on appelait jadis le prophète, le représentant terrestre des forces de l'au-delà, ou plus récemment l'homme politique n'a plus de raison d'être : la politique peut devenir simple affaire de gouvernance donc de simple management. Jadis, l'ennemi soviétique imposait une autocritique et donc un débat sur les réformes à mener pour mieux résister à l'hostilité de l'autre. Et cette résistance faite de projets et d'actions justifiait encore le politique et une certaine vision du futur. La disparition de l'autre change tout , le marché n'a plus à se justifier : il est. Simultanément, il n'y a plus besoin de sens et, le politique qui en faisait son carburant peut lui aussi disparaître pour devenir simple administrateur du marché : le grand mouvement de managérialisation de la société peut enfin commencer.


2 Le politique absorbé par le marché
.


Le marché se comporte comme les gaz et tend à occuper l'espace le plus grand possible. Les résidus de la vieille société idéologique, par exemple l'Etat-nation jusqu'ici contenant d'un contenu appelé à l'époque de la modernité, démocratie, deviennent scories encombrantes. il s'agit de ne plus enfermer les capitaux dans des espaces monétaires nationaux devenus trop étroits. Bretton- woods et ses acteurs éminents, tels un John Maynard Keynes doivent laisser la place à la libre circulation des capitaux , à la parfaite convertibilité des monnaies et à une finance de marché complètement autorégulée. Cet élargissement consacre- un peu plus encore- la fin du politique et la contestation des marionnettistes : désormais le vote, dans le parlement virtuel, des investisseurs et des prêteurs sur les marchés financiers, l'emporte nécessairement sur le vote politique des citoyens d'un espace devenu trop provincial. Effectivement le marionnettiste devient simple manageur de la bonne gouvernance, et les partis politiques deviennent des « partis de l'entreprise ». Gagner durablement les élections suppose de se plier - comme tous les hommes- à la logique implacable des marchés. D'où l'impression parfois très « droitière » des partis réputés de gauche et très « gauchiste » des partis réputés de droite. Le vrai marionnettiste est devenu le système lui-même, et son outil opératoire, c'est-à-dire le système des prix. Sans doute l'ordre des prix est-il une invention humaine, au même titre que les cosmogonies de la soupe primitive. Mais comme les cosmogonies, l'ordre des prix est une extériorité radicale sur lesquels les postmodernes n'ont aucune prise : ils doivent lire les cours dans des ordinateurs, pour se faire une idée du temps économique, comme les hommes de la soupe primitive consultaient le ciel, pour se ménager la clémence des Dieux.


Mais le vrai marionnettiste est aussi devenu le système lui-même dans cette autre externalité qu'est l'ordre juridique : la loi n'est plus politique et se déplace dans le champ de la norme. Les partis politiques devenus « partis de l'entreprise » acceptent ainsi le lent passage du monopole de la « hard law » ( la Loi) vers celui plus concurrentiel de la « soft Law » (la norme internationalement acceptée). La politique est bien absorbée par le marché, et si jadis elle ne s'élaborait pas à la « corbeille », elle est devenue « gouvernance » en s'en approchant.


3 L'homme délié dans l'océan des prix.


La grande avancée du marché ne résulte pas uniquement de l'implosion de l'ordre despotique concurrent, il résulte aussi de la société idéologique de l'époque de la modernité. Le grand récit concernant l'irrésistible épanouissement des droits de l'homme, est fait aussi en occident d'une distribution massive de « droits- libertés » et de « droits- créances » . Libérer les hommes c'est aussi les détacher des vieux liens ou aliénations de l'antique société holiste qui se prolonge encore dans la modernité. Si les hommes se doivent de devenir autonomes pour quitter définitivement le champ de l'hétéronomie, il faut les libérer de toutes les contraintes, de toutes les autorités et de toutes les aliénations. Cette libération est, en contrepartie , fondamentalement une œuvre de dé liaison : les droits sont plus importants que les devoirs, et le rapport à autrui se modifie. Parce que soucieux de mes droits le regard porté sur l'altérité évolue dans un sens intéressé. Les droits consacrent l'émergence de l'homme souverain, qui conçoit de plus en plus souvent son rapport à autrui sous le registre de l'intérêt. Les rapports entre les postmodernes deviennent plus spontanément marchands, et consacrent ou confirment ainsi le grand marché, qui est le logiciel véritable de la société. Naviguer dans l'espace des prix au milieu des marchands devient la forme branchée de l'échange social chez les postmodernes. Déjà, dans le monde réel, distractions et délassements se consomment dans des centres commerciaux, tandis que dans le monde virtuel, des moteurs de recherche habiles permettent de « diminuer le prix du meilleur prix ».


Cette dernière évolution vient altérer une contestation possible du logiciel. Jusqu'ici, en raison même de son histoire, l'occident était et reste peut-être encore la seule civilisation capable de se critiquer de l'intérieur. D'où, par exemple, une pensée dite « socialiste » censée être critique du logiciel. Mais l'apparition de « l'homme délié » courant dans le labyrinthe des prix de marché, retire bien des forces à la critique. Le postmoderne, parce que délié, ne peut que plus difficilement envisager, ou mieux, construire un projet collectif susceptible de le conduire, d'un état vers un autre jugé plus désirable. Construire un projet devient un investissement coûteux, alors que l'urgence, exige de ne pas se laisser noyer par le marché : il vaut mieux apprendre à nager que de construire une embarcation commune. Et ce d'autant plus que le marché peut réserver de très agréables surprises : il devient tellement omnipotent et omniprésent, qu'il finit par en oublier les « sous jacents » c'est-à-dire la production toujours plus laborieuse que le simple échange. la finance devient ainsi préférable à la mécanique ou la culture du riz.


La dé liaison, avec ses avatar, peut mener asymptotiquement à l'inacceptable. Les excès de droits - masques d'intérêts exacerbés- peuvent jusqu'à faire disparaitre l'honneur. Dans l'ancien monde, les bandits et prédateurs contenaient leurs excès par des contreparties : la logique de l'honneur. Cela s'appelait : « vaillance », « loyauté », « largesse » , « courtoisie » , « respect» . Autant de signifiants indicateurs de liens avec le reste de la communauté humaine, où le refus de les valider entrainait une auto-exclusion de la chevalerie. Le triste spectacle actuel de versements de bonus financiers astronomiques à des banquiers sur le produit des prélèvements publics obligatoires (plan Paulson par exemple) est un signe fort de décomposition sociale. Et décomposition d'autant plus forte que le fait n'est que faiblement dénoncé. L'absence de réactions,est plus grave que le fait lui-même puisqu'il aboutit à ce que l'infâme puisse se parer de dignité.


Dès lors on comprend aisément que se met progressivement en place la machine à privilégier le présent et à dévaloriser le futur.


4 Naufrage des capitalistes et émergence des rentiers et fondés de pouvoirs.


La toute puissance du marché , avec son corollaire qu'est le politique impuissant, favorise tout d'abord l'émergence d'un capitalisme sans capitalistes. Marx, grand prévisionniste sinon grand prospectiviste, avait déjà senti que le capitalisme dans son mouvement ascendant en viendrait un jour à « expulser les capitalistes ». Par cette expression, il entendait qu'un jour les décideurs de l'accumulation du capital ne seraient plus les propriétaires mais de simples manageurs, tandis que les propriétaires seraient devenus de simples rentiers, très éloignés des usines. Force est de reconnaître que ce temps annoncé dès 1860 est arrivé. Ce qui ne veut pas dire qu'il est hégémonique.


Il est arrivé puisque dans nombre d'entreprises, parmi les plus grandes, ce sont de simples salariés qui sont aux commandes, et tentent de produire de bons résultats trimestriels, eux même bons signaux pour les marchés qu'il s'agit d'épater. Mais être aux commandes et produire de la valeur c'est souvent-plus simplement- produire des écarts de cours ou de valeurs, ou bénéficier d'écarts produits par d'autres. Il en est de même du rentier qui a perdu tout lien avec un quelconque métier. Parce que lui aussi complètement délié, il ne relie plus son avenir à un investissement qui plonge une activité dans un futur : il ne veut pas investir mais spécule sur les investissements d'autrui ou sur ce que d'autres pensent des investissements d'autrui. La valeur est ainsi produite en dehors de la durée, est acquise immédiatement, alors que jadis elle était consommatrice de temps : celui de l'investissement, celui de la production, enfin celui de l'échange. A noter- à titre de simple remarque- que la fin de l'industrie, et avant elle, celle de l'agriculture au profit du secteur des services, ont beaucoup réduit l'espace entre le présent et le futur. L'avènement du monde du service précipite davantage la postmodernité vers le cœur de son logiciel c'est - à -dire le marché : dans la plupart des services, la séparation temporelle- production présente pour consommation future- disparait et la production ne se distingue plus de la consommation.


Les capitalistes sont devenus rentiers et sont souvent remplacés par des joueurs qui surfent sur les marchés ; Parce que l'on vit d'un écart de prix qui n'est plus valeur ajoutée construite dans le temps, alors celui- ci cesse d'exister. Ce qu'on appelle économie se conjugue beaucoup au seul présent. L'investissement disparait ou peut devenir simplement virtuel : les ménages américains connaissent une épargne négative et ne peuvent investir ; l'entreprise elle-même, rachète en Bourse ses propres actions- 19 milliards d'euros en 2007 pour les seules entreprises du CAC 40- avec les profits générés et préfère ainsi, les miraculeux gains présents issus d'une différence de cours, à ceux futurs produits par l'investissement matériel. Mieux, la logique de production de valeur, peut inviter les manageurs à démanteler des actifs industriels et à les vendre par morceaux : la somme des parties devenues indépendantes, étant plus valorisable que l'ancien tout. Il s'agit de développer les valeurs instantanées et d'instaurer le culte du « marked to market ».A la disparition de l'investissement correspond celui du futur : les préoccupations de la vie ne se ramènent qu'à la bonne gestion du présent. L'irruption du crédit qui logiquement devrait construire l'avenir est détourné de ses objectifs en raison de la pression du présent.

Toujours aux USA, l'immense endettement privé est davantage affecté à la consommation, et donc à l'immédiateté de la vie, qu'à l'investissement réel. Une telle opération revient à absorber les ressources de l'avenir afin d'en jouir immédiatement : le futur s'écrase sur le présent et ne peut se construire car pillé avant même son envol. La répartition du revenu national, ce qu'on appelle le partage de la valeur ajoutée, ne donne plus lieu à débat, puis à contrat dans une société désormais dépourvue d'une instance politique réelle. Puisque le vote virtuel des marchés financiers est hiérarchiquement au dessus des votes citoyens, la question débattue, à l'époque moderne de la répartition de la richesse, n'est plus d'actualité. Si maintenant les capitalistes devenus simples rentiers, lient leur destin à celui du manager, alors il est à craindre une pression plus forte sur les salaires au profit des dividendes. Et déjà le col bleu licencié de Général Motors retrouve un emploi chez Wal Mart pour un salaire divisé par deux, avec en prime, la disparition d'une réelle protection sociale, qui est protection contre les aléas de l'avenir. Le cercle vicieux de l'emprisonnement du futur dans le présent se met en place : La pression croissante sur les salaires se reporte, sur une demande croissante de crédits, lesquels deviennent une immense bulle que l'on pourra suralimenter par la logique du « rechargeable ». Les rentiers peuvent davantage consommer en raison de la pression sur les salaires, et les salariés pourront eux aussi consommer plus malgré des salaires inchangés. La contradiction ne pouvant être levée par la construction d'un futur issu de l'investissement, elle ne peut que se développer jusqu'au moment de l'explosion : la goinfrerie du présent anéantit tout futur.

Dans la modernité classique la goinfrerie du présent existait sans doute déjà. Mais à l'époque, celle des 30 glorieuses, le politique pouvait encore imposer l'idéologie du progrès, et si les différents groupes soucieux se révélaient plus gourmands que ce qui était autorisé par la taille du gâteau, la contradiction s'évanouissait dans une inflation des prix , et ce sans retarder ou diminuer l'investissement, promesse d'agrandissement futur du gâteau. Dans la postmodernité récente, l'inflation n'est plus que celle des actifs qui ne se transforment qu'insuffisamment en investissements. D'où l'idée de « bulle » qui elle-même ne fait que refléter la préférence du temps présent sur le futur.


5 Tempête sur l'océan des prix et « sauve qui peut mimétique ».


Puisque l'on produit davantage de valeur en produisant un écart de prix qu'un travail qui ne produisait qu'une simple valeur ajoutée, les prix de marché qui naviguaient en eaux calmes à l'époque de la modernité vont désormais connaitre le déchainement du présent : les prix reflétant moins des coûts économiques de long terme, et davantage des prises de position spéculatives, peuvent connaitre des fluctuations éprouvantes pour ceux des acteurs de l'ancienne économie, celle qui construit pour demain et souhaite travailler sur un sol robuste. Chaque jour les « barils papiers » de pétrole impulsent un échange virtuel d'un milliard d'unités , alors que les barils physiques ne comptent que 85 millions d'unités : il vaut mieux être trader pétrolier à Genève qu'ingénieur sur une plateforme de forage arctique. Les fluctuations permanentes et considérables dans l'océan des prix de tout ce qui est moyen de production de base, font que l'on navigue par gros temps et que la fermeture des écoutilles importe davantage, que l'observation attentive de la boussole. Plus simplement exprimé, les prix ont cessé d'être des guides de bonne conduite, des balises qui permettent de rejoindre un port choisi au terme d'une délibération d'équipe: ici encore le présent l'emporte sur le futur.


Les techniques classiques de l'assurance ne disparaissent pas dans le nouveau monde et devraient logiquement s'adapter au nouveau contexte. Et ces techniques, comme toujours, ont pour objectif, sinon de construire directement le futur, tout au moins de le rendre accessible, et de se protéger des risques associés à l'action. Mais le paradigme de la postmodernité financière n'est pas celui de la modernité industrielle.


La marée montante du marché engloutit les vieilles économies aux structures encore hiérarchiques et, désormais le « buy » l'emporte sur le « make » ,et ce même dans les industries les plus sensibles. Cette marée se fait puissante en raison des nouvelles efficiences qui en résultent, mais se fait aussi lourde de risques : l'effet « aile de papillon » rôde sur l'ensemble. Sans doute la logique du « buy » gère t'elle plus mal- comme nous le rappelle Christian Morel, dans son ouvrage :« Les décisions absurdes », les problèmes de qualité et les risques systémiques qui lui sont associés. Toutefois les risques assurantiels liés à cette forme particulière de l'homme délié dans l'océan des prix, est encore gérable avec les techniques statistiques : les risques de défaut sont encore évaluables en termes de probabilités puisqu'ils ne sont -au plan mathématique- que le produit de risques individuels. La montée du marché et de l'homme délié, ne remettent pas en cause les techniques assurantielles lorsque pour l'essentiel son champ d'application reste industriel : le futur reste accessible.


Mais lorsque la logique du « buy » entraine des opérations de sous-traitance à l'infini dans l'industrie financière, la logique assurantielle n'est plus de mise et le futur comporte des dangers désormais non évaluables. C'est qu'ici le risque de défaut global n'est plus un simple produit de défauts de parties. Le risque sur un titre financier n'a pas la nature d'un défaut d'alésage sur une soupape : il s'agit d'un défaut qui est contagieux et se propage à l'ensemble par un phénomène de panique, et donc de comportement mimétique. Chacun voulant s'en sortir.... précipite tous, y compris lui-même. Le risque systémique chez les postmodernes n'est pas analysable avec des courbes de Gauss comme nous le dit Nassim Nicholas Taleb dans son ouvrage :« Le Cygne noir, la puissance de l'imprévisible ». Et le régulateur ultime, celui qui peut empêcher le développement de la panique, ou l'arrêter (l'Etat) ayant quitté les lieux depuis longtemps, rien ne peut conjurer le naufrage collectif. Comment envisager des prévisions, comment arrêter des plans, envisager une attitude prospective quand le futur, par essence non maitrisable, n'est pas non plus assurable ? Telle est la grande détresse du postmoderne.

3) Reconstruire la boussole et la pendule.


Comme nous l'avons écrit dans « la crise globale des années 2010 et le secteur social et médico-social » la grande crise que allons traverser est peut-être une catastrophe prometteuse. La promesse étant un changement de système ou ce que les spécialistes du vivant comme ceux des sciences humaines appellent une « bifurcation ». Cette dernière intervient dans tous système qui connaissant trop de déviance par rapport à sa stabilité ne parvient pas à retrouver l'équilibre et se voit connaitre une profonde réorganisation. C'est-à-dire au final un changement de système.


1 La crise ou le choix du scénario de la bifurcation systémique.


Nous disions dans le texte précité que les moyens mis en œuvre -colossaux aujourd'hui et astronomiques au cours de l'année 2009 - seront probablement insuffisants pour résorber la crise que le monde va connaitre. Un scénario de succès serait même contre performant car il ramènerait le monde dans sa situation de pré crise autorisant le renouvellement - à terme- d'une crise encore plus dévastatrice. Il vaut mieux donc, ne pas examiner, et ne pas espérer de retours sur investissements des fonds injectés, et accepter la déroute c'est-à-dire la bifurcation.


Au fond les dits moyens, sont déjà une démarche prospective puisqu'il s'agit de construire l'avenir alors même que l'on croit , ou l'on espère encore , sauver les goinfreries du présent, et en quelque sorte maintenir le système hors du temps. En réalité, comme il faudra probablement « boire la tasse jusqu'au bout », on se rendra compte, à l'issue de son absorption que le monde en sera changé et peut-être même quasi volontairement. C'est que « boire la tasse » va entrainer des modifications institutionnelles qu'il faudra bien prendre, évidemment, sous la menace d'une catastrophe potentielle, économique et sociale, d'une ampleur jusqu'ici inconnue par l'humanité. La principale d'entre elle étant - comme nous le disions dans le texte précité-la sortie de son grenier de la planche à billets, c'est-à-dire le financement sans limites des trésors nationaux devant impérativement réamorcer, la ronde des échanges à grands coups de dépenses publique pharaoniques. Cela suppose la fin de l'indépendance des banques centrale. Et déjà le retour d'un politique qui en ce domaine avait été très volontairement - y compris avec zèle - évacué.

Insistons bien ici sur le fait que les décisions concernant le retour du politique dans la gestion de la monnaie ne seront pas prises de gaieté de cœur, que le retour de l'Etat dans la gestion macroéconomique n'est nullement souhaité par ceux qui pourtant prendront les décisions y conduisant. Encore une fois il ne s'agit pas de construire le futur, mais bien de maintenir un présent jugé indépassable. Car, curieusement, le postmoderne -faut-il le répéter- est un personnage qui a cessé de croire -comme son ancêtre moderne -qu'il peut construire le monde, et, puisqu'il en est ainsi, il croit sérieusement que rien ne peut être entrepris contre la logique indépassable du marché. En cela il rejoint bien le pessimisme de l'habitant de la « soupe primitive » c'est-à-dire le prisonnier des cosmogonies et des mythes.


Ce qui veut dire que reconstruire la boussole et la pendule est probablement un projet fort complexe. Le retour d'un politique complètement inattendu pourra -il prendre racine, et redonner au monde un sens aujourd'hui disparu ?


2 l'après crise ou le choix de ré enchâssement de l'ordre du marché dans la société.


Les développements antérieurs nous ont permis de constater que l'écrasement du futur sur le présent, et donc la perte de la boussole et de la pendule, s'explique par une économie en général, et sa composante financière en particulier, qui est en quelque sorte sortie de ses gonds pour envahir et redéfinir la plupart des institutions traditionnelles des communautés humaines.


Il est donc évident que le retour inattendu du politique se doit d'être consacré à ce que l'on pourrait appeler la fin de la démesure de l'économie. Deux scénarios ou sous scénarios, peuvent être imaginés : celui de la création d'un espace public mondial ou celui du retour à la nation.


Le premier scénario correspondrait au fond à celui que Keynes avait un peu imaginé lors de la conférence de Bretton Woods. Il suppose de très difficiles négociations dans un monde, qui en termes de puissance, est plus équilibré qu'en 1944 et donc un monde où les intérêts des divers partenaires peuvent à la fois, être mieux défendus, mais aussi plus divergents. Ce premier scénario, car extrêmement difficile à mettre en œuvre, est donc relativement improbable.


Le second scénario correspond au fond à l'échec du premier : il est solution de repli. Il est aussi solution d'évidence. C'est que la réappropriation de la politique monétaire par les Etats nationaux et la couverture de déficits pharaoniques par pure création monétaire entraineront mécaniquement des niveaux d'inflation très différents entre les différents pays. il en résultera mécaniquement plusieurs conséquences :


Tout d'abord des modifications gigantesques de parités monétaires, modifications mettant à mal, et par les mouvements de marchandises, et par les mouvements de capitaux, l'actuelle mondialisation. La dé mondialisation est en marche, ce qui ne signifie pas nécessairement le retour inéluctable au protectionnisme mais peut maladroitement y conduire.


En second lieu l'inflation, bête noire de la finance sortie de ses gonds, produira un sérieux amaigrissement de la dette publique ,et donc une situation où le futur ne sera plus mangé par le présent. C'est qu'une inflation durablement supérieure au taux de l'intérêt permet de rembourser - ou mieux de ne pas rembourser- la dette. L'inflation est le moyen qui sera utilisé afin que les vivants d'aujourd'hui ne se goinfrent plus sur le dos des citoyens à naitre : le futur cessera d'être écrasé par le présent.


Toujours sur un plan strictement monétaire, l'inflation, parce que supérieure au taux de l'intérêt nominal, favorise l'investissement productif : l'entrepreneur authentique, celui qui innove, celui qui crée, est favorisé. A l'inverse le rentier est défavorisé. La création de valeur ajoutée est peut-être plus rentable que la production de valeur boursière obtenue par des expédients qui relèvent plus du casino que de l'économie. Là aussi, le futur renoue avec l'avenir, et cesse de s'écraser sur le présent.


Mais tout ceci est peu de choses, en ce sens que la solution politique de l'inflation ne fait que ré animer l'économie et le système de valeurs qu'elle a répandu dans la société, à savoir littéralement un monde dépourvu de sens depuis la fin des grands récits. Donc le maintien de l'homme délié dans l'océan des prix, avec toutes les conséquences précédemment exposées. C'est que le retour du politique, à la faveur de la crise, ne signifie pas encore la fin de l'hypertrophie des droits à consommer et la fin de l'irresponsabilité généralisée.


Ré enchâsser l'économie dans la société suppose que cette dernière ne soit plus sous la domination de la matrice économique laquelle est, in fine, conceptrice des attitudes et des représentations de la vie. Il est évidemment peu probable de voir renaitre les grands récits laîcs du 20iéme siècle. Aujourd'hui la crise fait bondir les ventes de l'œuvre de Marx. Mais le prophète est mort, et il ne reste que le grand théoricien du capitalisme.


Peut-on trouver à l'inverse des produits de substitutions ? Il semble bien qu'aujourd'hui, ré enchâsser l'économie dans la société, passe par la gestion de la contradiction entre la démesure de l'économie et la finitude du monde. L'homme délié continuera probablement à aimer la marchandise jusqu'à s'en noyer. Pour autant, émerge doucement, l'idée que la marchandise n'est plus seulement le moyen d'assouvir des désirs strictement individuels. Elle incorpore désormais une trace écologique qui n'a rien à voir avec la traçabilité répondant à ces mêmes désirs. Cette trace fait qu'il y a désormais une dimension publique dans n'importe quel bien privé.


Alors que modernité et postmodernité s'annonçaient comme un processus de privatisation de la vie, la rencontre avec la finitude du monde risque de déboucher sur un mouvement inverse. Processus déjà à l'œuvre sous la forme de nouveaux interdits- et à vrai dire inattendus mais qu'il faudra expliquer- dans le monde de l'homme délié : stricte limitation de vitesse sur les routes, développement des espaces interdits aux fumeurs, normes comportementales et environnementales, etc.


La prise en compte de la dimension publique des biens privés n'a sans doute pas la « grandeur » des cosmogonies, des religions et des grands récits laïcs, il n'empêche qu'il apparait aujourd'hui qu'elle est le possible élément susceptible d'introduire de la mesure dans la démesure.


La prise de conscience de la contradiction entre démesure de l'économie et finitude du monde autorisera vraisemblablement l'affermissement du retour du politique avec l'acceptation d'une « fiscalité verte », sans doute âprement négociée, mais mieux acceptée que les dispositifs fiscaux antérieurs rejetés par les postmodernes. L'homme devenu souverain s'accommodait de plus en plus mal des systèmes fiscaux lourds et redistributifs, lourdement chargés des scories de la modernité ; d'où parfois le fantastique développement de niches fiscales aussi chargées, dans nombre de situations, de protester contre le holisme ambiant. D'où aussi plus simplement la fuite des plus habiles vers un espace fiscalement moins disant. Ainsi pourrait-on passer progressivement à un système fiscal confirmant sans doute l'homme délié mais assurant néanmoins le vivre ensemble sur la base de la gestion de la contradiction entre démesure de l'économie et finitude du monde.


Solidarité réduite ? Sans doute, mais il semble difficile d'avancer dans une démarche prospective avec les yeux braqués sur le rétroviseur : ce que nous apprend l'histoire c'est d'abord le fait que toute situation nouvelle, l'est pleinement, même si elle s'explique par le développement de forces passées. Il sera plus facile de contenir l'économie, mettre fin ou limiter sa démesure, que de revenir sur l'individualisation de la société. Mais en même temps les choses ne sont pas aisées, car encore une fois à examiner l'histoire, on se rend compte que ce monde qui serait en émergence connaitrait une situation radicalement nouvelle. Le développement de l'efficacité instrumentale- elle-même liée à l'individualisation de la société : la liberté d'entreprendre - ne correspondrait plus à des atteintes portées à la nature, atteintes qui avaient été jusqu'ici considérées comme négligeables. Jusqu'à présent, ou bien une société ne connaissait pas de dispositif d'accroissement de son efficacité instrumentale, et maintenait un équilibre de la nature, ou bien elle connaissait un dispositif d'auto-accroissement de cette même efficacité, et impulsait un désordre au sein de cette même nature. Dans le premier cas nous avons l'ensemble des sociétés traditionnelles. Dans le second, nous avons le rameau occidental de l'humanité. Ce qu'il y aurait de nouveau aujourd'hui, et de radicalement nouveau, à l'issue de la crise, serait à la fois l'auto-accroissement de l'efficacité instrumentale, et le respect de l'ordre de la nature. Cette conscience de nouveauté radicale nous invite à nous poser la question de la possibilité du développement dit soutenable. En d'autres termes n'y a-t-il pas une contradiction de termes quand on parle de développement durable ? Dit autrement encore : le développement durable est-il la nouvelle utopie ?


Il est sans doute pour le moment impossible de répondre à une telle question. Par contre le développement durable -parce que prise de conscience que la nature est potentiellement bien public mondial- sera probablement élément fertilisant à la prise de conscience d'un espace public mondial. Alors que la gestion future de la grande crise impulse une sourde dé mondialisation déjà en marche, la gestion de la contradiction entre économie et nature sera une force agissant en sens contraire.


3 L'après crise ou le choix de la promotion de la culture de l'immanence.


Boussole et pendule nouvelles ne structureront plus le mode des humains comme jadis, car encore une fois, il ne s'agit pas de reconstruire l'ancien monde mais de dégager les forces qui au final risquent de structurer celui qui est en devenir. Ré enchâsser le marché dans la société, mettre fin à sa démesure face à la finitude du monde, est un démarche finalement sécurisante. Il n'y a pas si longtemps ,l'homme en voie de dé liaison, devait logiquement payer le prix de sa dé liaison en terme de sécurité, ce qu'il n'a pas fait, en construisant l'immense Etat providence de la période moderne. Là encore recherche de sécurité. Plus récemment, le même homme, désormais complètement délié, et devenu grand pourfendeur de l'Etat, revient vers ce dernier au moment de la grande crise. Et même les banquiers sont heureux de ses marques de sollicitudes. Là aussi recherche de sécurité. Il en a toujours été ainsi, et cela correspond à ce que les ethnologues appellent la « culture de l'immanence ». Dans la « soupe primitive » l'immanence consiste à refuser l'évènement en tant que fait, en tant que circonstance inattendue ou imprévisible. Plus exactement ,tous les évènements que connaissent les hommes, sont directement interprétables par la cosmogonie : tout est expliqué et donc d'une certaine façon tout peut être conjuré. La sorcellerie peut probablement s'expliquer, au moins partiellement, sur la base de La culture de l'immanence. Cette dernière rassure et crée du lien social. Elle n'a jamais disparu et semble présentement , connaitre une promotion inattendue. C'est que l'homme délié, en contact avec un autre homme délié, se doit de sécuriser ses transactions intéressées. Et si la culture commune se fait chancelante en raison même du processus de dé liaison, il convient de recréer de la sécurité. Si les hommes sont riches de droits et pauvres en devoirs, encore faut-il, pour faire société, qu'ils deviennent responsables. Nous avons là l'origine, et le développement fantastique de ce que nous appelions la « soft law ». L'homme délié est de plus en plus libre et contradictoirement de plus en plus emprisonné dans la foule des règlements, règles et autres normes qui l'enchainent progressivement. La loi, parce que politique parce qu' exprimant un projet, se fait plus petite. La norme moins ambitieuse, ne cherche qu'à assurer pour rassurer ,mais tendra à réguler de façon probablement envahissante l'espace social. Nous vivrons probablement de plus en plus au sein d'espaces normés. Et les dispositifs assurantiels en tiendrons compte : puisque l'événement au 21ième siècle est tout aussi contesté que l'évènement chez les Dogons du Mali au 16ième siècle, il faudra bientôt prouver que mon hygiène de vie était dans la norme pour pouvoir bénéficier de la couverture santé en cas de maladie. La normalisation est la contrepartie de l'aventure individualiste.

Résumons-nous : le simple mouvement de la modernité était à lui seul porteur d'une probable disparition de l'avenir. Cette disparition concernait la période 1989- 2008, soit une vingtaine d'années. Il semble bien qu'aujourd'hui, à la faveur de la grande crise qui s'annonce, un certain renouveau de l'avenir s'esquisse. Et il n'est pas interdit de penser, voire d'espérer, que le terme de production de valeur ajoutée viendra supplanter celui de production de valeur qui ne s'adresse qu'aux seuls actionnaires. Le monde qui correspondra à la période qui s'ouvre, ne sera pas chargé d'autant de sens que les mondes précédents : la boussole en sera assez imprécise. Pour autant il correspondra probablement à la fin des « orgies de l'instant » qui resteront la marque de cette période.

Le retour du politique sera essentiel- et a déjà été essentiel à l'automne 2008- pour la survie de l'ordre du marché, et donc de la civilisation qui lui correspond. Pour autant, il ne sera pas porteur de nouvelles grandes espérances - ce qui n'est pas nécessairement négatif, car historiquement, aux grandes espérances correspondent de grands crimes- et se contentera de tenter de préserver l'homme délié des forces naturelles qui menacent. L'espace public- même s'il tente de devenir espace public mondial- n'aura plus la légitimité qu'il avait à l'époque des grands récits religieux et laïcs. Il n'aura plus à exprimer un projet de société ni à protéger la société mais à en préserver ses membres dans leur individualité. Ce travail de protection passe par un travail législatif qui n'est plus de l'ordre de la loi mais du simple règlement. Ce même travail ira dans le sens de la responsabilisation maximale des acteurs, ce qui pourra, peut-être, mettre fin aux enrichissements sans causes sérieuses, mais laissera de côté la question de ceux, qui insuffisamment armés , ne peuvent aisément entrer dans un processus de responsabilisation.

Villeneuve d'Ascq le 30 décembre 2008.

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4 janvier 2013 5 04 /01 /janvier /2013 23:00

   On trouvera ci-dessous la seconde partie de l'interview d'Atlantico: 

 

Faut-il remettre en cause l'indépendance des banques centrales comme le gouvernement japonais menace de le faire ?

 

L'efficacité de l'action d'une banque centrale - notamment auprès des marchés - dépend fortement de sa crédibilité. Celle-ci peut-elle être ébranlée par une remise en cause de l'indépendance des banques centrales ?

Nicolas Goetzmann : Le cœur d’une politique monétaire est la crédibilité de sa banque centrale. Si l’indépendance de la banque est menacée, je ne donne pas cher de la peau de la dette de l’Etat concerné. Le pouvoir le plus important d’une banque est sa capacité à mobiliser les acteurs économiques sur une simple déclaration. Ceci est rendu possible par sa crédibilité. Si vous menacez cette crédibilité, vous mettez à mal son pouvoir même.

En revanche, il me semble que la crédibilité de la BCE est aujourd’hui mise à mal. Son mandat de stabilité des prix a provoqué une politique d’austérité monétaire destructrice de toute croissance. La BCE est crédible dans sa rigueur contre la croissance depuis 2008, voilà pourquoi les taux sont si bas aujourd’hui. Le défi d’aujourd’hui est que cette crédibilité en terme d’austérité soit mise au profit de la croissance, comme le fait aujourd’hui la Fed et la Bank of England. Ce dont l’Europe a besoin aujourd’hui c’est d’une modification du mandat de la BCE, en interrompant ce mandat de stabilité des prix pour mettre en place le "NGDP targeting", ou objectif de PIB nominal.

Jean-Claude Werrebrouck : Si un pays important remettait ouvertement en cause l’indépendance de sa banque centrale et exigeait la monétisation intégrale de sa dette, il en résulterait bien évidemment des mouvements de panique avec en premier lieu un effondrement de sa monnaie. Les choses ne sont pas simples, surtout pour la BCE dont l’indépendance est en principe la plus radicale. C’est la raison pour laquelle il faut, à mon avis, une action coordonnée décidée au terme d’une grande conférence internationale. Une conférence qui déciderait d’une refonte complète de la mondialisation avec l’obligation pour chaque pays d’équilibrer ses échanges extérieurs, donc la fin d’un libre échange devenu le protectionnisme des prédateurs, et surtout l’interdit juridique de la spéculation, celle-ci devenant un délit pénalement sanctionné. Cela passerait aussi par l’interdit de la création monétaire par les banques (le fameux système à "réserves fractionnaires") et le rétablissement de l’autorité monétaire de la banque centrale seule à pouvoir émettre de la monnaie sous le contrôle des Etats.

La configuration actuelle de la mondialisation s’achève avec la crise. Ne cherchons pas les coupables, en particulier la finance si souvent accusée : la finance est comme les gaz, elle occupe tout le volume disponible. C’est au décideur politique de réduire ce volume et aux différents peuples de la Terre de l’y inciter.

    
             
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4 janvier 2013 5 04 /01 /janvier /2013 08:38

On trouvera ci-dessous la première partie d'un interview publié par Atlantico  Ce 3 janvier.
 La seconde partie sera sur le Blog demain
 
Faut-il remettre en cause l'indépendance des banques centrales comme le gouvernement japonais menace de le faire ?

 

Atlantico : Alors que Shinzo Abe a été élu Premier ministre du Japon le 16 décembre, il souhaite relancer les exportations de l'archipel en s’attaquant à la monnaie nationale, le yen, considérée comme surévaluée. Pour ce faire, il souhaite que la Banque du Japon (BoJ) adopte une politique monétaire plus accommodante. En cas de refus, le nouveau pouvoir en place pourrait remettre en cause l'indépendance de l'institution. Face à la crise et au ralentissement économique, faut-il remettre en cause l'indépendance des banques centrales ?

Nicolas Goetzmann : Non. En Aucun cas. L’indépendance d’une banque centrale est indispensable. Mais il est nécessaire d’ouvrir le débat sur la mission de l’autorité monétaire. Au Japon, la politique menée depuis 20 ans est totalement inefficace sur le plan de la croissance puisqu’elle préserve la stabilité des prix avant tout. Cette autorité a le pouvoir de déterminer le niveau de demande intérieure d’une économie, qui se ventile entre croissance et inflation. Son objectif est alors d’effectuer le meilleur arbitrage possible entre croissance et stabilité des prix. Le Japon a privilégié sa maîtrise des prix au détriment de la croissance ce qui a eu pour effet de placer le yen en monnaie la plus forte au monde. Shinzo Abe pose la question monétaire au centre du débat, et il a raison de la faire, la Banque du Japon (BoJ) se trompe depuis 20 ans.

La Fed est parvenue à se remettre en question sans intervention extérieure, c’est ce que Shinzo Abe veut pour le Japon. La BoJ ne peut se cacher derrière son indépendance pour rejeter les accusations qui pèsent contre elle. Indépendant ne signifie pas irresponsable.

Jean-Claude Werrebrouck : L’indépendance des banques centrales était l’une des pièces essentielles de la mise en place des règles du jeu de la mondialisation. De la même façon que le libre échange supposait la construction d’une logistique planétaire de circulation physique des marchandises, il fallait que la libre circulation des capitaux soit facilitée par une logistique financière dont tous les maillons seraient interconnectés selon des règles normalisées. Cela supposait un fort recul des Etats sur ce bien public essentiel qu’est la monnaie, avec en particulier la fin de l’idée de banque centrale comme banque des Etats.

La crise étant aussi une crise de la mondialisation, il est assez logique que les Etats reviennent doucement vers l’idée d’une banque centrale comme banque dépendante, et donc soumise au pouvoir. Bien évidemment la question est de savoir quel degré de soumission sera finalement imposé pour en terminer avec la crise. Et de ce point de vue, les configurations nouvelles seront variables et dépendront des histoires spécifiques de chaque nation. Il est clair, par exemple, que la banque centrale britannique dont la naissance fait suite à la "Glorieuse Révolution", n’a pas la même histoire que la banque de France qui va naître sous le joug d’un Bonaparte.

Une remise en cause - partielle ou totale - peut-elle permettre une plus grande harmonisation entre politique budgétaire (menée par le gouvernement) et politique monétaire (menée par la banque centrale) pour ainsi gagner en efficacité et conjurer les effets de la crise ?

Nicolas Goetzmann : L’harmonisation entre politique budgétaire et politique monétaire est le point crucial. Un mandat de stabilité des prix, méthode en cours au Japon ou en Europe par exemple, a pour effet de mettre le pouvoir budgétaire sous tutelle du pouvoir monétaire. Au contraire, un mandat de PIB nominal (Nominal Growth Domestic Product Targeting) permet de renverser cet état de fait et de redonner un pouvoir réel à la politique budgétaire. Le NGDP targeting devient la nouvelle norme, cette réforme est soutenue aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, et Shinzo Abe en a fait explicitement mention dans ses discours.

Il s’agit simplement de remplacer un objectif d’inflation (2% en Europe, 1% au Japon) par un objectif de croissance nominale (qui est la somme de la croissance et de l’inflation). Cet objectif permet dès lors de prendre en compte aussi bien la croissance (et donc le niveau de chômage) que l’inflation. Il n’est ainsi pas nécessaire de remettre en cause l’indépendance d’une banque centrale pour redonner le pouvoir au politique, une simple prise en compte des plus récentes évolutions de la doctrine monétaire suffirait.

Jean-Claude Werrebrouck : Dans le monde des apparences, la dette publique, devenue énorme et ingérable, est l’une des dimensions ou conséquences de la grande crise que connait le monde, et pas simplement le monde occidental. Cette dette est devenue ingérable aussi en raison des règles du jeu de la mondialisation qui supposent, partout, la lutte contre l’inflation et donc privilégient l’épargne rentière au détriment de l’investissement productif. Il existait autrefois, outre l’inflation un autre moyen de contenir la dette : les banques centrales avaient aussi pour mission de financer les Etats à taux nul, parfois - voire même très souvent au cours de l’histoire - sans remboursement réel. Ce fût le cas durant les 2 Guerres mondiales.

Ce qu’on appelle dettes publiques est donc aussi prioritairement la conséquence d’une coupure radicale entre les Etats et leur banque centrale. Des Etats qui seront, fort curieusement, obligés de passer par l’endettement bancaire pour se financer. Et il s’agit de quelque chose de fort curieux : imaginez un propriétaire de pommiers à qui il serait interdit de consommer sa récolte et qui serait obligé d’acheter des pommes sur le marché ! De fait, la crise de la dette est un choix politique inapproprié qui fut imposé par ceux qui avaient intérêt à sa marchandisation : financiers et marchands de produits d’épargne sécurisée. Politique budgétaire et politique monétaire seraient tout simplement libérées en les extirpant du joug financier.

 


Nicolas Goetzmann est conseiller en stratégie d'investissement, gérant de fortune, auteur d'un rapport sur la politique monétaire européenne publié par la Fondation pour l'innovation en politique. En 2012, il a crée le site contrintuitif.com.

 


Jean Claude Werrebrouck, a été professeur de sciences économiques à l'université de Lille 2.
Il est l'auteur de Banques Centrales : Independance Ou Soumission ? paru en octobre 2012 aux éditions Yves Michel.

 

 

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1 janvier 2013 2 01 /01 /janvier /2013 23:00

 

 

couverture du livre

 

 Le livre est en vente dans toutes les librairies

 

 

Les pactes de compétitivité qui fleurissent un peu partout dans la zone euro, font le pari qu'en augmentant le taux de marge (Exédent brut d'exploitation rapporté à la valeur ajoutée, ou dans la littérature EBE/VA), l'investissement pourra s'accroitre et avec lui l'emploi. Nous avons déjà sur ce blog largement critiqué un tel point de vue. Nous voudrions dans le présent texte aborder la question sur un plan à la fois analytique et historique.

En longue période, l'examen comparé de l'évolution de l'EBE et du taux d'investissement des sociétes non financières ne permet pas d'établir un lien causal ni même une simple corrélation. Ainsi en France, d'après les sources de L'INSEE de 1950 à 1970, nous constatons un taux d'investissement élevé ( moyenne d'environ 25 points de PIB) avec des taux de marge relativement faibles ( moyenne d'environ 29% ). En revanche sur la période 1990-2010, nous constatons un phénomène inverse avec des taux d'investisement faibles ( 20% en moyenne) et des taux de marge élevés (32% en moyenne). Il est donc très difficile d'attribuer la chute de l'investissement constatée aujourd'hui au recul du taux de marge passé de 32,3 en 2008 à 28,2 en 2012. A cette constatation il convient d'ajouter, et il s'agit d'une simple conséquence, que la croissance n'est pas non plus corrélée au taux de marge. Ainsi avec un taux de marge plus élevé entre 1990 et 2010 (en moyenne 3 points de plus qu'entre 1950 et 1970) la croissance globale se trouve être divisée par deux. Il est donc à tout le moins peu crédible d' anticiper une croissance plus élevée en se fixant comme variable causale -notamment l'introduction en France d'un crédit d'impôt- une hausse du taux de marge.

De fait, la chute de l'investissement associée à un EBE élevé jusqu'en 2008 correspond au passage d'une économie d'endettement (la part de l'intermédiation bancaire était de 55% en 1995) à une économie de marché financier (la part des marchés fianciers est de 60% en 2010). Un tel passage explique au moins partiellement le recul de l'investissement où le temps long de l'investisseur est supplanté par le temps court des actionnaires.

Toujours en longue période il est difficile de lire le déficit de demande globale à l'échelle mondiale dans l'évolution de la part de la valeur ajoutée dans le chiffre d'affaires des SNF. Logiquement, et intrinsèquement, cette part devrait en longue période augmenter en raison des effets de la croissance de la productivité. C'est bien ce que l'on constate avec un passage de 28% en 1950 à 40% en 2000. Toutefois les effets déprimants de la mondialisation devraient jouer un double rôle: diminuer la valeur des consommations intermédiaires importées et, en revanche, comprimer les prix à l'exportation, soit deux forces exerçant des effets contraires. Il est difficile , d'après les chiffres les plus récents, de conclure sur un effet déprimant de la mondialisation, puisque la part de la valeur ajoutée dans le chiffre d'affaires des SNS passe de 42% en 1990 à 40% en 2010.

En réalité, si effet déprimant il y a, son impact doit plutôt être mesuré sur les emplois non créés en raison de la chute de l'investissement, chute elle-même partiellement explicable par un manque de débouchés. Emplois non créés et non baisse des salaires puisque toujours à l'intérieur des SNF, la part des salaires dans la valeur ajoutée a eu plutôt tendance à augmenter : 64% en 2008 et 68% au second trimestre 2012. Avec même une hausse de 7 points pour la seule industrie manufacturière qui consacre désormais 79% de la valeur ajoutée aux rémunérations. Avec aussi une nuance très importante à savoir que la distribution des salaires  est devenue très inégalitaire, (fait très souvent débattu),  inégalité qui a laissé la hausse sur les fameux 1%, 0,1% et surtout 0,01% du haut de l'échelle. Rémunérations pharaoniques qui sont aussi le reflet d'un maquillage juridique de profits désormais labellisés sous la forme "salaires". 

Au total c'est dire que l'effet dépressif de la mondialisation ne joue pas pour les "insiders" et se reporte pleinement sur les "outsiders", lesquels se retrouvent durablement éloignés de l'emploi.

Par contre la hausse des rémunérations des insiders explique au moins partiellement la chute de l'EBE.

Finalement, et s'agissant de la France, la mondialsation n'a eu sur les salaires qu'un effet indirect. Bien sur la mondialisation développe des effets déprimants sur la demande globale, bien sûr elle transforme le salaire en variable unidimensionnelle (seulement coût et non plus coût et débouché), mais elle s'est sutout exprimée sous la forme de poche croissante et irréductible du chômage. Avec comme effet secondaire un déficit public accru en raison de la concurrence fiscale d'une part, et du filet de l'Etat-providence à densifier en raison d'une production plus grande "d'inutiles au monde" qu'il faut bien aider.

Les choix sont donc clairs: ou bien on poursuit l'utopie mondialiste avec accroissement simultané des stocks de dettes et "d'inutiles au monde", ou bien l'inflexion du retout à l'Etat-Nation est décidée. Cela passe évidemment par une négociation internationale visant à l'équilibre des balances courantes. Autant de questions déjà largement évoquées sur ce blog.

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22 décembre 2012 6 22 /12 /décembre /2012 10:21

 couverture du livre

Le livre est en vente dans toutes les librairies

 

Kenneth Rogoff en évoquant les travaux de Robert Gordon et les opinions d'un certain nombre d'observateurs pense aujourd'hui que la grande crise serait aussi due à une longue stagnation  des technologies et de l'innovation. Longue stagnation qui serait aussi celle de la productivité. C'est l'idée qu'il exprime, avec précaution, dans les Echos du 19 Décembre.

 Il y a là un progrès dans la compréhension du monde tel qu'il est. Malheureusement, on ne voit pas encore dans la littérature, les liens entre chute des gains de productivité dès la fin des années 60, ce que l'on a appellé la crise du fordisme et toute la problématique qui a émergé pour perenniser le fordisme par d'autres moyens. Les lecteurs de ce blog savent que la mondialisation  fût préférée à la robotisation, et que les  contraintes liées à la nouvelle chaine de la valeur ont imposé ou largement favorisé ce que nous avons appelé la construction des autoroutes de la finance. Maintenant il est vrai aussi, que cette nouvelle répartition dans la chaine de la valeur, supposait la construction des autoroutes du transport, c'est à dire concrètement l'effondrement des prix, ce que nous avons appelé dans le blog le "fordisme de l'industrie logistique".

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16 décembre 2012 7 16 /12 /décembre /2012 23:00

      La promesse présidentielle de cloisonnement des banques universelles devient, en ce début d’hiver 2012, débat à l’Assemblée Nationale. Et avec ce dernier, beaucoup d’avis donnent lieu à une littérature abondante qui, hélas, laisse de côté la question essentielle : est-il légitime de laisser aux banques le pouvoir de création monétaire ? Ce que, dans leur jargon, les économistes évoquent sous le terme de système à « réserves fractionnaires ».

 

 Construire un mur

La question du cloisonnement n’est certes pas inintéressante et il est éthiquement logique de vouloir protéger les dépôts des clients des risques pris par le compartiment « marché ». Démarche d’autant plus logique que la crise financière dans sa version initiale (2008) a obligé les Etats à intervenir et à élargir le niveau de protection à peine d’un effondrement planétaire. Les tenants de « l’aléa moral » souhaitent donc  revenir à un modèle proche du Glass Steagall Act de 1933. On peut évidemment longtemps discuter des modalités du cloisonnement : celles du Dobb Frank Act et de la règle Volcker, celles issues du rapport Vickers ou celles issues du rapport Liikanen, ou enfin celles proposées par le gouvernement français et qui seront discutées au parlement. Toutes ces modalités, concernent très simplement, la question de  l’épaisseur du mur de protection contre un tsunami financier, issu du compartiment marché et des activités spéculatives qui s’y réalisent, notamment en « propriatary trading », c’est-à-dire la spéculation en compte propre.

 

  Maintenir l'universalité

 Aux partisans d’un mur dont l’épaisseur fait débat, s’oppose tout naturellement le lobbying bancaire, dont la puissance repose d’abord sur les rapports fusionnels entretenus avec les entrepreneurs politiques et qui, en France, passe aussi et peut-être  d’abord, par ce plus petit commun dénominateur qu’est l’Inspection Générale des Finances. Les arguments présentés sont simples : il ne saurait exister de frontière identifiable entre activités classiques de gestion de compte et de crédit et les activités de marché  ne sont que le prolongement nécessaire des premières. Idée d'autant plus crédible que le client, notamment industriel, ne se découpe pas en tranches. Ainsi, lorsqu’un client  de la BNP demande un crédit libellé en monnaie étrangère, il met nécessairement en mouvement les deux compartiments, d’où l’apparent bien-fondé de l’idée de banque universelle, en tant qu’entité réduisant les coûts de coordination et de transaction. La puissance du lobbying français est sans doute différente de celle du lobbying américain, (ce dernier est constitué d’une armée  25 fois plus nombreuse que celle représentant l’addition de la totalité des représentants syndicaux et des associations de consommateurs) mais il est tout aussi efficace. On peut donc penser que la loi française sera aussi douce que la loi Dodd-Frank dont les décrets d’application  atténuent grandement une rigueur de simple apparence.

 

Interdire la spéculation    

Il existe toutefois une autre opposition, plus spécifiquement une contre-proposition face à l’idée de séparation. Celle-ci consiste à dire, qu’il ne faut pas cloisonner ce qui ne peut l’être vraiment, en raison de nouveaux comportements d’adaptation donnant lieu à de nouvelles créativités financières. Il faut simplement interdire la spéculation, et transformer en délit personnel, donc délit touchant directement les dirigeants des établissements bancaires, le « proprietary trading ».

L’idée est séduisante mais pose de multiples problèmes quelle que soit la portée d’un texte d’interdiction.

S’il devient interdit de spéculer en général, il est clair que les opérations, simples et importantes du point de vue de la gestion des entreprises réelles, seront transférées vers d’autres juridictions. A titre de simple exemple, Il semble en effet impossible de supprimer des instruments comme les marchés à terme de matières premières ou de devises. L’interdit devient ainsi une radicale perte de compétitivité bancaire, avec réel danger pour le pourtant très simple compartiment des dépôts. Si maintenant, l’interdit porte simplement sur des paris concernant des produits dont les participants n’en ont pas un usage commun, il y aura tarissement de la liquidité -la très fameuse perte de  profondeur de marché- et perte d’efficacité des instruments légitimement utilisés. D’où là aussi, risque de transfert vers des juridictions plus clémentes.

L’alternative au décloisonnement, qui consiste tout simplement à faire disparaitre l’un des deux compartiments bancaires, est ainsi peu envisageable et on peut compter sur le lobbying bancaire pour ne pas faire émerger une telle réflexion, ce qu’empiriquement nous constatons : la simple et légère taxation ( 0,01% sur les contrats dérivés)  sur transaction de produits financiers, a déjà donné lieu à bien des péripéties. Notons d’ailleurs, que cette fort timide taxation sera de fait aisément contournable, et que seule une mise en œuvre supranationale serait susceptible d’éviter l’évasion.

 

 Interdire la création monétaire

Il existe toutefois une toute autre piste, qui n’a pas besoin d’être repoussée par le lobbying susvisé, tant elle est éloignée du champ de la simple conscience politique : l’interdit de la création monétaire par les banques et, ce faisant, le rétablissement de la souveraineté monétaire.

Personne en effet n’évoque que pour l’essentiel, la très rapide croissance monétaire est le fait des banques par le biais des opérations de crédit. Ce qui signifie, que la masse monétaire, dont le coût de production est rigoureusement égal à zéro, est constituée pour l’essentiel de dette donnant lieu à versement de rente, laquelle est très largement prélevée sur la richesse produite par l’économie réelle. Et il s’agit effectivement le plus souvent  de rente, puisque la dette produite, n’a pas nécessairement pour contre-partie, un investissement productif de richesse supplémentaire, ce qui est le cas de l’essentiel du crédit immobilier que l’on titrise, du crédit à la consommation, des titres de la dette publique et de nombreuses autres formes de dettes supports des activités de pure spéculation. La dette augmentant plus que proportionnellement au PIB - ce que mesure bien la masse monétaire qui augmente 3 à 4 fois plus vite que le PIB – la part de marché de l’industrie financière n’a cessé d’augmenter, tandis que les salaires de ses dirigeants augmentaient beaucoup plus rapidement que ceux de l’industrie. Les travaux d’Olivier Godechot de Paris School of Economics ont ainsi pu révéler, que si depuis 1996 les revenus d’activité du top100 des cadres hors finance ont été multipliés  par 3,6, ceux du top 100 des cadres de la finance ont été multipliés par 8,7.

La vraie question du repositionnement des banques, est donc bien dans leur pouvoir exhorbitant de prélever une rente sur  une monnaie créée  à coût nul, une monnaie dont la base légale est pourtant celle de l’Etat: "la monnaie comme créature de l'Etat", disait Lerner. Derrière cette question se pose donc naturellement la question de l’indépendance des banques centrales, des banques qu’il est urgent de renationaliser en leur donnant le monopole de la création monétaire.

 

Mais là encore, qui aura le courage de revenir sur plusieurs dizaines d’années d’abandon de ce bien public qu’est la monnaie ? Parions qu’aucun parlementaire n’évoquera le problème de la création monétaire en discutant, de cette tempête dans un verre d’eau, qu’est le projet de loi sur la fin de la banque universelle : son propos serait totalement incompris de ses collègues. Et ce silence ne relèvera d’aucun groupe de pression, d'aucune intrigue, d’aucun complot, mais du simple et pourtant   fantastique poids d’une idéologie dominante, une idéologie qui écrase les hommes. Décidément la fin de la crise n’est pas pour demain.

 

 

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