La grande question sera celle du niveau de stress de la communauté financière mondiale. Et ce niveau dépend probablement du mode de passage de l’ancien au nouveau système. Sera-t-il le résultat d’une concertation et d’un plan opératoire ? Et dans ce cas tous les pays seront-ils consultés ? Ou bien le passage s’opère- t-il de façon sauvage, est le fait d’un ou plusieurs pays, selon un processus non coopératif, voire selon un mode panique ? Hélas la deuxième solution est celle qui devrait logiquement l’emporter.
1) la très difficile stratégie coopérative
Il est bien évident que la vitesse d’exécution des décisions constitue la variable clé d’un succès.
Il est aussi évident qu’une coopération pour le changement ne peut intervenir qu’au terme d’une analyse commune d’une situation dont on peut déjà anticiper les contours tant ils sont apparents.
Du côté des forces sociales qui tenteront de maintenir l’euro, nous aurons : les rentiers qui craignent le retour de l’inflation, les « hyper-consommateurs » de marchandises mondialisées éventuellement équipés de crédits à la consommation moins usuraires, les touristes ennemis de frontières prédatrices, mais aussi les entreprises de l’économie réelle qui ont vu disparaitre avec l’euro les charges de couverture de change et les risques pays, mais enfin une grande partie des classes politiques qui, historiquement, ont milité pour la construction de la zone euro. Cela fait beaucoup de monde et cela explique que, malgré la violence de la crise, les sondages, y compris dans les pays les plus meurtris, restent très favorables au maintien de la monnaie unique. (74% des italiens malgré les dernières élections restent favorables- selon l’institut IPSOS - au maintien de leur pays dans la zone euro)[1].
Du côté des forces qui se manifestent en faveur de la liquidation, les éléments objectifs l’emportent sur la subjectivité des acteurs et, au-delà des entreprises laminées par la sous-compétitivité induite, c’est le constat de la saignée des pays victimes d’une dégradation très lourde des échanges extérieurs qui, malgré tous les plans de rigueur, ne peuvent refaire surface. Curieusement, la situation objective avec ses manifestations concrètes (entre autres chômage de masse, dette publique ingérable et évaporation de l’Etat- providence) n’altère pas les engouements enthousiastes en faveur de l’euro. Cela est peut-être dû au fait qu’un groupe de pays, ceux du nord , sont très favorisés par le système : taux de change plus faibles que celui d’un Mark hors Euro-zone, dévaluation interdite pour les partenaires moins compétitifs etc. mais faveurs qui n’apparaissent que sous la forme de récompense d’un comportement jugé vertueux.
De fait la grande difficulté est que – telle une drogue - les aspects séduisants de l’Euro sont très visibles alors que ses conséquences catastrophiques sont invisibles pour le citoyen non initié à la culture économique. Particularité que l’on retrouve par conséquent dans les sondages.
La gestion de la crise a permis de faire naître une réalité que nous avions anticipée dans « Zone Euro : les clandestins le resteront jusqu’au bout »[2], à savoir le report des charges sur la Banque centrale. Celle-ci monétise désormais massivement et son rôle n’est plus tant d’assurer la liquidité dans le cadre d’une stabilité des prix mais de maintenir le prix des obligations publiques et ainsi d’empêcher tout krach obligataire[3]. Sans le dire, il s’agit là d’un nouveau paradigme pour la BCE qui rejoint en cela les autres grandes Banques centrales. Et nouveau paradigme qui ne peut, au-delà des déclarations, déplaire à l’Allemagne, elle-même soucieuse de maintenir ses capacités exportatrices vis-à-vis d’un concurrent japonais qui, lui, en imposant un changement radical de paradigme à sa Banque centrale va retrouver toute la compétitivité perdue depuis 2009[4].
Il s’agit toutefois d’une gestion non pérenne, gestion qui au demeurant n’a pas abouti à relancer le crédit[5] ni à homogénéiser les taux : les exigences d’une mise à niveau des pays du sud supposent de tous autres moyens[6]probablement inacceptables du point de vue allemand.
C’est la confrontation entre cet inacceptable et le cauchemar d’une crise sociale dans le sud qui peut amener à ce qui serait un accord franco-allemand de démontage de l’euro. Et cet accord serait d’autant plus probable que l’Allemagne va de moins en moins bénéficier des avantages de la zone et de plus en plus payer les charges de son maintien.
Les avantages diminuent en raison de l’effondrement de la croissance dans le sud. Les politiques de dévaluations internes[7], inefficaces pour ces pays en raison de l’effondrement de la demande interne, d’un secteur exportateur trop faible, et d’un alourdissement potentiel de la dette publique, sont douloureuses pour les exportations allemandes.[8]
En contrepartie, les inconvénients augmentent avec les prêts accordés au pays du sud par le biais du FESF et du MES. JP Vesperini estime ainsi, qu’au terme des garanties offertes, de la part de l’Allemagne au capital du MES, l’augmentation de la dette de ce dernier pays serait de 319,7 milliards d’euros, soit 12,5% du PIB[9].
Dans le même temps, certains coûts d’une sortie de l’euro pour l’Allemagne diminuent puisque les débouchés augmentent plus rapidement dans les zones à forte croissante qu’en Europe, argument qui doit toutefois être tempéré par le grand retour d’un Japon plus compétitif en raison de la nouvelle gouvernance de sa Banque centrale.
Ce simple constat édictant une fin de partie pour l’Euro ne signifie pas pour autant un démontage aisé des règles du jeu correspondantes.
Même en supposant que les deux grands pays (France et Allemagne) fassent le constat que les coûts du maintien de l’Euro deviennent supérieurs à ceux de son démantèlement[10], il est fort peu probable d’aboutir à un démontage planifié et coopératif. Un tel plan suppose, en effet, une confidentialité peu réaliste en raison du nombre de participants – probablement plusieurs centaines - aux travaux préparatoires. Le risque d’une fuite associée à des gains spéculatifs colossaux, est en effet important. On peut même penser que nombre de candidats au délit d’initié sont d’ores et déjà à l’affût.
C’est que le démontage pose de multiples questions. La première est celui de son périmètre avec le choix entre démontage complet, celui de la naissance de plusieurs zones (Nord et Sud par exemple),celui d’un euro maintenu en tant qu’enveloppe, celui des taux de change des monnaies reconstituées, celui de leur espace de convertibilité (uniquement en euro ou en toutes monnaies), celui des pertes et gains sur actifs des institutions financières, celui du traitement des dettes publiques, celui de la liquidation ou non des institutions associées comme le MES sans même parler de la BCE, etc. Chacune de ses questions est à elle seule un chantier d’une très grande complexité technique, et on voit mal comment un tel travail pourrait s’engager, dans les ministères, à Bruxelles ou ailleurs, sans fuites d’autant plus probables, que les conflits d’intérêts sont présents et que les gains associés sont colossaux.
La conclusion est donc simple : le démontage de la zone se fera sans coordination et sera le fait d’un seul pays déclenchant un mouvement et surtout une panique contagieuse.
Et là encore, sachant que conflits d’intérêts et délits d’initiés sont le mélange détonant dans lequel baigne nécessairement le système, non seulement le démontage sera probablement le fait d’un pays, mais il doit aussi être le fait d’un pays dont les capacités de décision politique sont brutales et incontestables, par exemple le fait d’un seul homme. De ce point de vue la dictature constitue le régime idéal….interdit par les traités européens. Il est donc clair que le démantèlement se fera très probablement sous le mode panique, les pays disposant d’un pouvoir exécutif fort étant de ce point de vue relativement avantagés et devenant ainsi des « candidats privilégiés » pour une opération de sortie.
2) les conséquences politico-financières à attendre d’un démantèlement sous le mode panique
Quelle que soit la solution retenue dans les modalités de reconstruction des monnaies nationales il est donc clair que les décideurs politiques entrent dans l’inconnu et font entrer dans l’inconnu tous les agents qui en dépendent. De la même façon que débuter une partie d’échecs est une aventure où rien n’est écrit à l’avance, ni la série des prises de position ni le résultat du jeu, décider d’une rupture monétaire (qui va bien au-delà de la simple modification de parité au temps de Bretton- Woods ) c’est embrasser une très vaste aventure où la seule certitude est celle de devoir affronter d’énormes courants mimétiques dont pourtant on connait le sens général : « flight to quality ».
Cela passe par d’énormes perturbations « bilantaires » dans ces gigantesques institutions que sont les banques : vaste redéploiement des actifs souverains au profit des bons du Trésor allemands, effondrement de la valeur des autres actifs souverains et ceux qui leurs sont corrélés (CDS en particulier), évaporation mécanique des fonds propres et insolvabilité immédiate[11]. Cela concerne une masse financière correspondant à plusieurs fois le total du PIB de l’Euro-zone. Toutes les institutions financières sont par contagion affectées : compagnies d’assurances, fonds de pension, Hedge- funds. Tous les marchés sont affectés avec disparition de la liquidité, disparition du marché inter-bancaire, refuges vers l’or et l’ensemble des matières premières financiarisées. Bien évidemment le crédit et le financement de l’économie disparait. Et que dire de la dette publique elle-même grandement déformée, diminuée pour certains, très augmentée pour d’autres ?
Bien évidemment, le marché des actions est lui aussi affecté. D’abord par la réorientation des porte- feuilles en faveur des actions, mais aussi réorientation en faveur des entreprises exportatrices ou importatrices respectivement pour les monnaies dévaluées et réévaluées[12].
Le bilan financier est ainsi extrêmement lourd.
Il n’est évidemment plus possible de se dire qu’il s’agit là d’une simple perturbation et que les marchés vont retrouver leur équilibre : l’euro était la clé de voûte d’un ordre. Sa disparition correspond à un effondrement complet et les institutions des nouveaux marchés sont à rebâtir[13]. Une reconstruction qui passe nécessairement par un retour à l’autoritarisme, une possible route de la servitude dirait Hayek.
On voit mal en effet le présent statut des banques centrales se maintenir (une institution sui generis)[14]. Le retour de la monnaie nationale-là où il y aura dévaluation- ne peut en effet être juridiquement envisagé que par une procédure immédiate de saisie et de réquisition du banquier central…une situation fort exceptionnelle, même dans cet Etat fort qu’était la France avant la construction européenne. La fuite vers la qualité ne peut être endiguée que par l’interdit strict de la circulation du capital avec, s’agissant de la France, de la montée immédiate en puissance de TRACFIN. Cela peut signifier la saisie des banques, la responsabilité pénale des banquiers et non des banques pour toute opération n’allant pas dans le sens du blocage de la panique sur les comptes[15]. Ce grand retour de l’autoritarisme est d’autant plus nécessaire que les forces sociales qui ne voyaient dans l’Euro que les aspects les plus séduisants sont qualitativement et quantitativement très importantes.
Les pays qui réévalueront ne seront pas exempts du retour à l’autoritarisme et même l’Allemagne devra veiller à ne pas s’enliser dans un mouvement de forte ascension de sa monnaie au moment où le grand concurrent japonais se fait très autoritaire sur sa Banque centrale.
Au-delà de la stricte et très dure répression financière, le grand retour de l’Etat doit aussi se manifester dans l’économie réelle, avec notamment tous les outils habituels que l’on employait à l’époque de Bretton-Woods. Sauf que les économies étant beaucoup plus interconnectées, la simple lutte contre l’inflation et le contrôle des prix s’avéreront très insuffisants. Il n’y a pas que les bilans bancaires qui seront agités par le mouvement de panique : beaucoup de bilans d’entreprises très engagées dans des liens très denses avec des non-résidents seront concernés (sans compter les travailleurs frontaliers) avec de possibles dépôts de bilan et à l’inverse des effets d’aubaine.
Au total vaincre la panique financière suppose de provoquer une gigantesque montée des coûts des comportements des agents économiques cherchant à préserver et/ou valoriser leurs intérêts. Le monde de la dérégulation financière laisse ainsi la place à celui de l’autoritarisme et de la répression. L’euro-système est une fabuleuse machine régressive hors de contrôle, mais s’en séparer peut nous diriger vers d’autres formes de régression que beaucoup, en particulier ceux qui ne connaissent que la partie visible du système, redoutent. Il ne sera pas facile d’être le dirigeant politique qui prendra le risque ou sera acculé au démantèlement.
Découvrir l’outil bloquant le déclenchement de la panique financière - alors même que la clef de voûte du système est retirée (l’Euro)- est la tâche principale de celui qui prendra la décision du démantèlement. Comment extraire la clé de voûte sans voir l’édifice européen s’effondrer ?
3) Démantèlement contre garantie publique du respect des contrats
Au-delà du protocole technique qui ne soulève guère de problèmes (maintien du système des prix internes par définition d’une unité de compte ayant valeur légale et correspondant à un euro, surcharge d’un tampon sur chaque billet avant impression de nouveaux billets par la Banque centrale nationale, échange rapide des pièces, etc..), une garantie juridique est promulguée par le ou les dirigeants politiques ayant pris la décision : garantie portant sur le maintien nominal de la valeur de tous les actifs au moment où est prise la décision. La prise de décision vaut par conséquent gel de toutes les positions et peut-être fermeture momentanée de la Bourse[16].
Il est d’ailleurs évident que décision de sortie et décision de garantie publique se trouvent dans le même acte juridique, et qu’encore une fois les pays pouvant procéder de manière autoritaire, par simple ordonnance de l’exécutif, disposent d’un avantage. Ce qui pose la question du déclenchement de la panique dans les pays qui ne peuvent agir ou réagir avec la célérité qui s’impose.
La garantie de la valeur nominale, suppose la définition d’un point fixe qui n’est autre que la définition de la nouvelle parité, laquelle doit être déclarée intangible bien au-delà de la période de temps nécessaire à une réorganisation générale aux effets neutres sur tous les bilans et contrats.
Le champ de la garantie offerte à tous les agents économiques du pays sortant concerne les détenteurs d’actifs étrangers : ménages, entreprises, institutions financières, Etat lui-même.
Il s’étend aussi aux non-résidents et étrangers détenteurs d’actifs nationaux.
La notion d’actif doit aussi être précisée.
Il s’agit bien sûr de tous les titres financiers : actions, obligations privées et publiques, produits structurés, produits d’épargne et comptes bancaires, etc. Pour ces titres la garantie repose sur la seule variation (perte ou gain) mécanique de valeur, calculée sur la base du nouveau taux de change. La valeur sur laquelle s’applique le nouveau taux étant celle correspondant à l’heure fixée dans l’acte juridique de décision de sortie.
Mais il s’agit aussi de tous les contrats de l’économie réelle et ce, y compris, les contrats de travail des travailleurs frontaliers.
La garantie publique est le point fixe qui se substitue à l’Euro, une sorte de SAS permettant le passage d’une zone où les taux de change ne sont pas maitrisés vers une zone où ces même taux sont politiquement définis.
La garantie publique du respect des contrats signifie que si les agents économiques du pays sortant ne peuvent perdre, ils ne peuvent davantage gagner. A titre d’exemple, si des français titulaires de contrats d’assurance-vie incorporant des titres publics grecs ne peuvent être victimes du rétablissement de la Drachme, ces mêmes français titulaires de contrats semblables incorporant de la dette publique allemande ne peuvent bénéficier du rétablissement du Mark. La garantie correspond donc bien à la volonté de neutralité sur les bilans des agents vis-à-vis d’une sortie de l’Euro. Et cette neutralité est bien ce qui interdit tout mouvement spéculatif. Le déclenchement des CDS est lui-même interdit en ce que la sortie ainsi envisagée n’est en aucune façon un « incident de crédit »[17].
La garantie de l’Etat sortant est autrement plus douloureuse que les garanties offertes par les Etats, qui, en Octobre 2008, ont dans un même geste bloqué tout effet de panique chez les déposants des banques dont on pouvait anticiper l’effondrement. Alors qu’à l’époque, le risque n’était que potentiel et qu’un effet d’annonce pouvait suffire à bloquer la panique, dans le cas présent d’un démantèlement, il faut aller plus loin et effectivement payer les victimes.
Et le prix à payer est d’autant plus important que le pays sortant est lui-même impécunieux. On voit ainsi mal l’Etat Grec sortant sur la base d’une dévaluation massive être à la hauteur de sa garantie. Et on voit aussi mal les Etats gagnants d’une sortie, redistribuer les gains aux perdants. Outre qu’encore une fois la sortie n’est pas coopérative et négociée, les gagnants sont aussi des agents privés pour lesquels la réévaluation est un profit qui devrait rester privé. Concrètement une entreprise allemande dont les débiteurs sont français doit logiquement bénéficier de la réévaluation du mark, et on ne voit pas comment ce bénéfice pourrait être utilisé pour assurer les garanties de l’Etat Grec. Pour autant s’il est aisé de bloquer les bénéfices au nom du respect intégral de tous les contrats (cela ne coûte rien), il faut bien trouver les moyens de dédommager les victimes d’une sortie de l’Euro.
4) Le respect des contrats par des Banques centrales qui monétisent.
Si le respect intégral et rigoureux des contrats implique un dédommagement des perdants sans que les gagnants ne puissent aider, il faut trouver un tiers chargé d’assurer la passage de l’ancien au nouveau monde, si possible sans destruction du projet européen. Il faut en effet avoir en tête l’énorme effet destructif d’une explosion non contrôlée de l’Euro.
Dès lors, la solution qui s’impose est le recours aux banques centrales nationales qui sont réquisitionnées dès l’annonce de la sortie. De fait, il ne s’agit que d’accélérer un processus déjà engagé avec la BCE, qui aujourd’hui tente de maintenir la fiction de l’Euro avec des interventions massives sur les dettes publiques du sud. La présente action de la BCE est déjà bien une tentative d’endiguement de la panique déstabilisatrice avec des « spreads » qu’il faut contenir pour éviter, et un krack obligataire, et un « Bank-run ».
La procédure est donc simple : Pour les pays qui quittent la zone en dévaluant, l’ordonnance de réquisition, stipule que la Banque centrale de l’Etat sortant, crédite le compte du Trésor correspondant, à hauteur des engagements de ce dernier au titre de la garantie du respect de tous les contrats. Les fonctionnaires du Trésor fixent le montant des dédommagements et ordonnent à la Banque les paiements correspondants. Le cas échéant des magistrats et commissaires au compte attestent de la bonne exécution des garanties.
L’unité de compte retenue pour le dédommagement peut être la nouvelle monnaie nationale. Ainsi l’exportateur allemand de marchandises vers la Grèce – si ce dernier pays quitte la zone- se voit payé par son client dans la monnaie dont il dispose, auquel il faut ajouter le prix de la dévaluation, prix exprimé en Drachmes, et au final supporté par la Banque centrale de Grèce. Toujours s’il s’agit d’une sortie grecque, La Société Générale voit, à l’actif de son bilan, ses obligations publiques grecques transformées en drachmes, valeurs augmentées du montant de la dévaluation. On pourrait multiplier les exemples. Bien évidemment s’élèvent d’immenses balances en Drachmes que le « bateau des passagers clandestins »[18] cachait si bien et que le dispositif « Target 2 »[19] cachait plus difficilement.
Il faut donc imaginer que ces balances en Drachmes sont acheminées vers les Banques centrales des Etats correspondants (dans notre exemple celle d’Allemagne pour l’exportateur Allemand, et de France pour la Société Générale) et transformées en nouvelles monnaies nationales.
Au final la monnaie émise (dont la quantité est égale au produit de la dévaluation par le total des engagements) se trouve stockée dans les pays qui sont dans une situation favorable : peu ou pas de dévaluation, peu de dette extérieure, dette publique faible ou nationalisée. De quoi provoquer une hausse des prix plus rapide que dans les pays ayant massivement monétisé.
Le dispositif, retenu, sans doute trop brièvement exposé, et ne réglant pas toutes les situations –comment traiter les CDS même s’il n’y a pas juridiquement « accident de crédit » ? – évacue complètement l’idée de défaut, de soutien au système bancaire, de surveillance des spreads de taux etc.
5) Effets indirects : une puissante accélération de la dé- mondialisation financière, voire de la dé mondialisation tout court.
La dé- mondialisation financière est liée à la crise, avec depuis 2007, une diminution de 10% de son volume dans le PIB mondial, des flux de capitaux transfrontaliers qui se sont effondrés de 61% et des banques de la zone euro qui ont réduit leurs créances à l’étranger de 3700 milliards de dollars[20]. Il est bien évident qu’une fin de l’Euro, au moins dans sa présente version, ne ferait qu’accélérer un tel mouvement. Point de vue qui mérite une argumentation précise.
On sait qu’historiquement la mondialisation financière s’est accompagnée d’un fantastique développement des activités spéculatives de tenue de marché, et plus spécifiquement dans les activités de couverture sur risques de change. Tout aussi historiquement, ces activités de couverture ont été largement impulsées par le choix de taux de change flexibles retenus dans le cadre des accords de la Jamaïque du 8 janvier 1976. Ce choix, résultant très largement des activités des lobbyistes de la City[21], était évidemment profitable pour les activités de couverture.
Avec l’internationalisation et la mondialisation des échanges, avec aussi ce qui est largement congruent, à savoir la totale liberté de circulation des capitaux, et la convertibilité sans limite des monnaies, les activités sur le « FOREX » devaient se multiplier[22] en inventant et en utilisant des produits financiers de couverture de plus en plus raffinés. A l’époque de Bretton-Woods, la fixité des taux de change ne permettait la spéculation que dans un seul sens et uniquement en présence de taux devenus irréalistes. Autoriser l’instabilité par des taux flexibles, c’est aussi autoriser la fortune de la finance, qui se mettra à vendre de la garantie… pour faire face à l’instabilité que l’on aura créé. De la même façon qu’en favorisant l’instabilité internationale, on favorise l’industrie et la vente d’armes, en favorisant l’instabilité des prix des devises, on favorise l’industrie spéculative[23].
Tant que cette instabilité est probabilisable et peut s’inscrire dans des modèles mathématiques autorisant une profitable réduction d’incertitudes, la tenue de marché par le système financier est relativement aisée et les coûts pour l’économie réelle supportables. Avec la crise, les modèles sont devenus incertains[24] avec d’une part une vertigineuse montée des coûts de tenue de marché, coûts qu’il faut reporter sur les clients de l’économie réelle[25].
La disparition de la zone euro entraine, de ce point de vue, de nouvelles difficultés qu’il faudra maitriser : Peut-on imaginer un élargissement du FOREX pour les nouvelles devises issues du démantèlement de l’euro, avec les coûts correspondants aux nouvelles activités de couvertures ? Sachant que, même en diminution, le commerce intra-zone euro représente encore près de 50% du total des échanges extérieurs, il parait impensable pour les banques européennes de se lancer dans ces nouvelles opérations de couverture à forte consommation de capital…un capital nécessaire pour l’investissement dans l’économie réelle. Et il parait tout aussi difficile pour les entreprises de supporter les coûts de ces nouvelles et nécessaires couvertures pour risques de change. Ajoutons que les nouvelles définitions des taux de change font acheminer les divers pays dans une conception plus politique de la monnaie…. avec évanouissement des modèles probabilistes montés par les banques…[26]
Il apparait donc nécessaire de ne pas adopter un système de taux de change flexible, et de s’en tenir à une conception beaucoup plus proche de celle prévalant à Bretton-Woods, avec toutefois la difficulté que l’environnement mondialisé restera lui probablement dans une situation de grande flexibilité. Cela signifie par conséquent la fin très durable d’une indépendance des banques centrales, le probable contrôle des flux de capitaux, un certain contrôle des changes, etc.
Au total ces réflexions concernant les couts de couverture militent pour un système conservant l’euro en tant que monnaie commune avec des taux de change fixes entre nouvelles monnaies nationales et monnaie commune. Chaque monnaie n’étant convertible que dans la monnaie commune. Cette situation optimale, n’est toutefois accesible que si l’on se place dans une reconfiguration négociée, ce qui n’est pas évident si la déconstruction se déroule selon le mode panique.
Il est très difficile de produire l’image du monde d’après.
Quelques indications peuvent toutefois être tracées. Tout d’abord des Etats qui auront renationalisé leur monnaie, leur dette, et leur Banque centrale. Mais aussi des Etats qui devront veiller à l’équilibre des échanges extérieurs tout en renouant avec des stratégies coopératives à l’intérieur d’un nouveau projet européen, ce qui impliquera des politiques sélectives en matière de mouvement de capitaux et de taux de change négociés régulièrement. La dé financiarisation initiée par la fin de l’instabilité des taux de change se marquera dans la structure des bilans bancaires, bilans moins interconnectés avec le reste du monde, bilans allégés en taille et surtout complètement restructurés, avec un compartiment banque commerciale plus lourd, un compartiment banque d’investissement plus léger et surtout à l’intérieur de celui –ci une diminution importante du sous compartiment « dérivés »[27]. Notons toutefois que la dé financiarisation sera en principe beaucoup plus aisée dans le cas du maintien d’un euro en tant qu’enveloppe extérieure. Mais elle sera néanmpoins limitée en raison du fait que des produits de couverture doivent être maintenus : les taux de change fixes sont difficiles à définir dans un environnement mondialisé et complètement financiarisé.
Ces banques restructurées et sous la dépendance directe de la Banque centrale et de sa politique de taux seront partiellement libérées de l’aliénation financière qui les empêche d’effectuer leur métier à savoir la sélection des bons investissements dans l’économie réelle. De ce point de vue, il sera assez peu efficient de revenir à toute forme de " Glass- Steagall Act" : il n’y a pas à isoler la spéculation, il y a surtout à l’interdire ou à limiter le périmètre de son terrain de jeu.
Le prix à payer de la répression financière ainsi mis en place est bien évidemment l’émergence de produits d’épargne plus rustiques, mais aussi peut-être plus sains en ce qu’ils seront moins chargés de « paris financiers » spéculatifs ( produits structurés) et davantage chargés de " pari " sur l’économie réelle ( actions).
[1] Sondage publié le 10 mars 2013 par le quotidien Corriere della Sera.
[2]Cf : « lacrisedesannees2010.com ».
[3] Au moins dans un premier temps car cette fonction de prêteur en dernier ressort de type « low cost » n’est pas sans danger puisqu’elle est très favorable aux classes d’actifs risquée, les fameux « high yields » qui à leur tour facilitent des emprunteurs dangereux y compris de nouveaux Etats très déficitaires , notamment en Amérique latine.
[4] Avec une base monétaire restée stable entre 2009 et 2012 La Banque centrale japonaise a provoqué une réévaluation de 35% de sa monnaie et ce pour le grand profit des exportateurs industriels allemands.
[5] Les pistes ouvertes à la BCE à ce sujet ne sont pas simples : abaisser le seuil qualitatif du collatéral, relancer la titrisation, diminuer les haircuts sur les actifs présentés à son guichet, etc.
[6] Moyens imaginés dans : « Prochaine étape : l’arrivée du « LTRO » nouveau » in lacrisedesannees2010.com.
[7]Politique déjà proposée en 2010 par Olivier Blanchard et toujours dénoncée par Joseph Stiglitz en ce qu’elle augmente mécaniquement, par la déflation, la dette des ménages des entreprises et surtout des Etats.
[8] Cf Patrick Artus dans le Flash Economie de Natixis du 4/03/2013.
[9]« L’Euro » ; Dalloz ; 2013.
[10] C’est aussi ce que pensent les dirigeants d’un nouveau parti : « Alternative pour l’Allemagne » qui jugent irresponsable de financer le sauvetage de la zone euro avec « les impôts, la stagnation et l’inflation » qui- selon ces dirigeants- se développent en Allemagne.
[11] On comprend pourquoi jusqu’à présent les stress-tests auxquels les systèmes bancaires sont régulièrement soumis n’ont jamais incorporé l’hypothèse d’une fin de l’Euro.
[12] Ce phénomène est déjà très visible en ce que les indices financiers des pays émergents lourdement exportateurs vers l’Europe évoluent peu depuis maintenant 2 ans (cf « les Echos du 14/03/2013).
[13] Il est aussi extrêmement clair que la reconstruction sera aussi celle de l’Europe : sortir de l’Euro est un changement radical, pouvant détruire le projet européen tel que jusqu’ici mené. On ne pourra échapper à ce type de réflexion qui toutefois n’est pas dans le périmètre du présent texte.
[14]Catégorie juridique qui ne se classe dans aucune autre et nécessite des textes spécifiques. De fait il s’agit d’une situation où l’Etat s’exclue lui –même des pouvoirs logiquement attribués à ce dont il est propriétaire.
[15] De ce point de vue une plus grande clarté devra être apportée en France sur l’article 121-2 du code pénal qui allège la responsabilité pénale de la personne physique.
[16] La mondialisation n’empêche évidemment pas la cotation des actifs à l’étranger. Pour autant la décision de garantie peut avoir un effet planétaire. Parce qu’elle est assortie d’une condition temporelle ( valeur de marché constatée à la date de… à telle heure…), il n’est plus possible de gagner ou de perdre sur des fluctuations de prix… même à des milliers de kilomètres de l’Etat ayant décidé sa sortie de la zone-Euro.
[17]L’incident de crédit est tout simplement la constatation d’un défaut de paiement qui, dans le cas des CDS, est dûment établie par un régulateur : l’ISDA ( « International Swaps and Dérivation Association »). Cet organisme, souvent critiqué en raison de possibles conflits d’intérêts affectants ses organes de décision, dispose d’un pouvoir déclencheur qui était souvent évoqué avec angoisse lors de la crise grecque.
[18] Cf « l’Euro : sursaut ou implosion » in lacrisedesannees2010.com.
[19] Il s’agit du dispositif de l’euro-système qui assure les paiements transfrontaliers entre les banques des pays de la zone Euro.
[20] Cf le rapport du cabinet McKinsey de février 2013.
[21] Le ministre français de l’économie et des finances de l’époque, Jean Pierre Fourcade, a fait part à l’auteur de ces lignes, à titre privé, de l’acharnement- durant la conférence de la Jamaïque- de la partie anglaise à vouloir imposer des taux de change complètement libres. Succès à l’origine, selon Jean Pierre Fourcade, de la renaissance de la City.
[22] 4000 milliards de dollars y sont échangés quotidiennement.
[23] Notons que cette instabilité comme source de profits financiers et de coûts économiques sera progressivement généralisée, les mêmes modèles servant pour l’instabilité des cours de bourses que l'on aura préalablement développée en mettantr fin au « fixing », pour l’instabilité des cours des matières premières, des produits agricoles, etc.
[24]Incertains au sens de Keynes qui s’attachait à bien repérer ce qui est de l’ordre du probabilisable et ce qui est de la méconnaissance radicale.
[25] On estime ainsi que les activités de tenue de marché pour la BNP mobiliseraient aujourd’hui 38% du total de son bilan, soit un peu plus du tiers du PIB de la France. Chiffre à comparer avec le monde de l’économie réelle où les entreprises mobilisent aussi des stocks pour tenir leur marché : moins de 12% du total des bilans dans la Distribution. Ces coûts de tenue de marché sont évidemment supportés par les entreprises de l’économie réelle. Selon le cabinet Azerrisk Advantage, la couverture du risque de change peut aujourd’hui représenter jusqu’à 7% du chiffres d’affaires.
[26] Ce que semble confirmer- mais de façon assez détournée - une étude de l’Université de Salzbourg : « Democratization and real exchange rates », Furlan, Gächter, Krebs, Oberhofer, University of Salzburg, 2013.
[27]Aujourd’hui encore, le sous compartiment « dérivés » du Crédit Agricole (1ière banque française, 5ième mondiale et total du bilan égal au PIB de la France) représente plus des 2/3 de sa banque d’investissement.