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23 mars 2013 6 23 /03 /mars /2013 23:00

La crise chypriote est un bon motif pour reprendre des textes publiés depuis plusieurs années sur ce Blog. Le très court article suivant fait mention de réflexions antérieures qui permettent de bien comprendre le monde tel qu'il est.

 

 

La monnaie est bel et bien un objet politique central et le spectacle de la rue à Chypre est bien là pour nous le confirmer. Sa pénurie fait disparaitre l'ordre politique et un gouvernement régulièrement élu et surtout très fraichement élu - moins de 3 semaines - perd immédiatement toute légitimité.

Comme l'euro de Chypre, est comme tous les Euros, à savoir non pas une monnaie locale mais une monnaie moderne qui est donc aussi réserve de valeur, la violence à venir ne provient pas seulement de la disparition de la monnaie, mais de l'évaporation des patrimoines.

Si la monnaie chypriote était simplement monnaie locale, les billets en circulation pourraient assurer normalement le lien social. Et c'est du reste, ce qui se manifeste encore plus ou moins, dans les rues de Nicosie : on accepte les paiements en liquide qui, eux-mêmes, assureront d'autres paiements.

 Malheureusement, les billets sont aussi réserve de valeur et donc non seulement ils ne représentent qu'une faible part de la masse monétaire totale, mais au-delà, ils ont tendance à être thésaurisés. Il ne peut donc en résulter qu'une diminution drastique des échanges et, pour les moins pourvus, le recours à la seule violence : des magasins devraient logiquement être dévalisés si une solution rapide n'est pas imaginée. Toujours dette diablesse de "loi d'airain de la monnaie"!

Sans la présence d'une aide russe -question difficile car il n'est pas simple de savoir si le pouvoir correspondant représente d'autres forces que les seuls oligarques utilisateurs de la "lessiveuse" chypriote- le scénario le plus probable est, à court terme, le suivant : Les entrepreneurs politiques chypriotes vont porter sur la table bruxelloise un ensemble de coquilles vides - fonds national de solidarité, taxations de comptes au delà d'un certain montant, création d'une Bad Bank, etc. - mais coquilles qui permettront probablement au terme d'une négociation et d'une décision prise comme d'habitude à l'unanimité , de gagner une fois de plus un peu de temps. Et, devant un accord aussi unanime, la BCE s'empressera de maintenir le dispositif ELA ("Emergency  Liquidity Assistance").

Malheureusement le mal est fait et il sera difficile de rétablir l'ordre politique et l'ordre tout court car la fuite des capitaux, certes très probablemnt puissamment réprimée, correspondra aussi à la fin de la lessiveuse: s'il n'est plus possible de lessiver, alors il faut abandonner le pays.  

 Contexte très difficile pour mettre en place un prétendu fonds de solidarité, même en l'appuyant sur des recettes gazières futures généreuses. Qui peut répondre aux questions suivantes : Quelles sont les réserves? A qui appartiennent t-elles? Chypre ou Turquie, voire Israël? Quels investissements, sachant que l'on travaille en pleine mer? etc.

Le gain de temps sera donc beaucoup plus bref que dans les autres accidents de parcours de l'Euro (Irlande, Grèce, Espagne, Portugal, Italie). Le maillon  actuellement mis sur le devant de la table est bel et bien le plus faible de la chaîne , mais cela  ne veut pas dire que c'est à partir de sa rupture que se déclenchera le Big Bang de la fin de l'Euro. D'autres maillons de la chaîne connaissent une fragilisation croissante malgré tous les plans de productivité. 

Parce qu'encore une fois, tous les passagers sont clandestins et qu'ils veulent le rester le plus longtemps possible, le Big Bang sera déclenché là où les secousses seront le plus durement ressenties.   

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21 mars 2013 4 21 /03 /mars /2013 16:15

      

 

La grande question sera celle du niveau de stress de la communauté financière mondiale. Et ce niveau dépend probablement du mode de passage de l’ancien au nouveau système. Sera-t-il le résultat d’une concertation et d’un plan opératoire ?  Et dans ce cas tous les pays seront-ils consultés ? Ou bien le passage s’opère- t-il  de façon sauvage, est le fait d’un ou plusieurs pays, selon un processus non coopératif, voire selon un mode panique ? Hélas la deuxième solution est celle qui devrait logiquement l’emporter.

 

1) la très difficile stratégie coopérative

 

Il est bien évident que la vitesse d’exécution des décisions constitue la variable clé d’un succès.

Il est aussi évident qu’une coopération pour le changement ne peut intervenir qu’au terme d’une analyse commune d’une situation dont on peut déjà anticiper les contours tant ils sont  apparents.

 

Du côté des forces sociales qui tenteront  de maintenir l’euro, nous aurons : les rentiers qui craignent le retour de l’inflation, les « hyper-consommateurs » de marchandises mondialisées éventuellement équipés de crédits à la consommation moins usuraires, les touristes ennemis de frontières prédatrices, mais aussi les entreprises de l’économie réelle qui ont vu disparaitre avec l’euro les charges de couverture de change et les risques pays, mais enfin une grande partie des classes politiques qui, historiquement, ont milité pour la construction de la zone euro. Cela fait beaucoup de monde et cela explique que, malgré la violence de la crise, les sondages, y compris dans les pays les plus meurtris, restent très favorables au maintien de la monnaie unique. (74% des italiens malgré les dernières élections restent favorables- selon l’institut IPSOS -  au maintien de leur pays dans la zone euro)[1].

Du côté des forces qui se manifestent en faveur de la liquidation, les éléments objectifs l’emportent sur la subjectivité des acteurs et, au-delà des entreprises laminées par la sous-compétitivité induite, c’est le constat de la saignée des pays victimes d’une dégradation très lourde des échanges extérieurs qui, malgré tous les plans de rigueur, ne peuvent refaire surface. Curieusement, la situation objective avec ses manifestations concrètes (entre autres chômage de masse, dette publique ingérable et évaporation de l’Etat- providence) n’altère  pas  les engouements enthousiastes en faveur de l’euro. Cela est peut-être dû au fait qu’un groupe de pays, ceux du nord , sont très favorisés par le système : taux de change plus faibles que celui d’un Mark hors Euro-zone, dévaluation interdite pour les partenaires moins compétitifs etc. mais faveurs qui n’apparaissent que sous la forme de récompense d’un comportement jugé vertueux.

De fait la grande difficulté est que – telle une drogue - les aspects séduisants de l’Euro sont très visibles alors que ses conséquences catastrophiques sont invisibles pour le citoyen non initié à la culture économique. Particularité que l’on retrouve par conséquent dans les sondages.

 

La gestion de la crise a  permis de faire naître une réalité que nous avions anticipée dans « Zone Euro : les clandestins le resteront jusqu’au bout »[2], à savoir le report des charges sur la Banque centrale. Celle-ci monétise désormais massivement et son rôle n’est plus tant d’assurer la liquidité dans le cadre d’une stabilité des prix mais de maintenir le prix des obligations publiques et ainsi d’empêcher tout krach obligataire[3]. Sans le dire, il s’agit là d’un nouveau paradigme pour la BCE qui rejoint en cela les autres grandes Banques centrales. Et nouveau paradigme qui ne peut, au-delà des déclarations, déplaire à l’Allemagne, elle-même soucieuse de maintenir ses capacités exportatrices vis-à-vis d’un concurrent japonais qui, lui, en imposant un changement radical de paradigme à sa Banque centrale va retrouver toute la compétitivité perdue depuis 2009[4].

Il s’agit toutefois d’une gestion non pérenne, gestion qui au demeurant n’a pas abouti à relancer le crédit[5] ni à homogénéiser les taux : les exigences d’une mise à niveau des pays du sud supposent de tous autres moyens[6]probablement inacceptables du point de vue allemand.

C’est la confrontation entre cet inacceptable et le cauchemar d’une crise sociale dans le sud qui peut amener à ce qui serait un accord franco-allemand  de démontage de l’euro. Et cet accord serait d’autant plus probable que l’Allemagne va de moins en moins bénéficier des avantages de la zone et de plus en plus payer les charges de son maintien.

Les avantages diminuent  en raison de l’effondrement de la croissance dans le sud. Les politiques de dévaluations internes[7], inefficaces pour ces pays en raison de l’effondrement de la demande interne,  d’un secteur exportateur trop faible, et d’un alourdissement potentiel de la dette publique, sont douloureuses pour les exportations allemandes.[8]

En contrepartie, les inconvénients augmentent avec les prêts accordés au pays du sud par le biais du FESF et du MES. JP Vesperini estime ainsi, qu’au terme des garanties offertes, de la part de l’Allemagne au capital du MES, l’augmentation de la dette de ce dernier pays serait de 319,7 milliards d’euros, soit 12,5% du PIB[9].

Dans le même temps, certains coûts d’une sortie de l’euro pour l’Allemagne diminuent puisque les débouchés augmentent plus rapidement dans les zones à forte croissante qu’en Europe, argument qui doit toutefois être tempéré par le grand retour d’un Japon plus compétitif en raison de la nouvelle gouvernance de sa Banque centrale.

Ce simple constat édictant une fin de partie pour l’Euro ne signifie pas pour autant un démontage aisé des règles du jeu correspondantes.

Même en supposant que les deux grands pays (France et Allemagne) fassent le constat que les coûts du maintien de l’Euro deviennent supérieurs à ceux de son démantèlement[10], il est fort peu probable d’aboutir à un démontage planifié et coopératif. Un tel plan suppose, en effet, une confidentialité peu réaliste en raison du nombre de participants – probablement plusieurs centaines - aux travaux préparatoires. Le risque d’une fuite associée à des gains spéculatifs colossaux,  est en effet important. On peut même penser que nombre de candidats au délit d’initié sont d’ores et déjà à l’affût.

C’est que le démontage pose de multiples questions. La première est celui de son périmètre avec le choix entre démontage complet, celui de la naissance de plusieurs zones (Nord et Sud par exemple),celui d’un euro maintenu en tant qu’enveloppe, celui des taux de change des monnaies reconstituées, celui de leur espace de convertibilité (uniquement en euro ou en toutes monnaies), celui des pertes et gains sur actifs des institutions financières, celui du traitement des dettes publiques, celui de la liquidation ou non des institutions associées comme le MES sans même parler de la BCE, etc. Chacune de ses questions est à elle seule un chantier d’une très grande complexité technique, et on voit mal comment un tel travail pourrait s’engager, dans les ministères,  à Bruxelles ou ailleurs, sans fuites d’autant plus probables, que les conflits d’intérêts sont présents et que les gains associés sont colossaux.

La conclusion est donc simple : le démontage de la zone se fera sans coordination et sera le fait d’un seul pays déclenchant un mouvement et surtout une panique contagieuse.

Et là encore, sachant que conflits d’intérêts et délits d’initiés sont le mélange détonant dans lequel baigne nécessairement le système, non seulement le démontage sera probablement le fait d’un pays, mais il doit aussi être le fait d’un pays dont les capacités de décision politique sont brutales et incontestables, par exemple le fait d’un seul homme. De ce point de vue la dictature constitue le régime idéal….interdit par les traités européens. Il est donc clair que le démantèlement se fera très probablement sous le mode panique, les pays disposant d’un pouvoir exécutif fort étant de ce point de vue relativement avantagés et devenant ainsi des « candidats privilégiés » pour une opération de sortie.

 

2) les conséquences politico-financières à attendre d’un démantèlement sous le mode panique

 

Quelle que soit la solution retenue dans les modalités de reconstruction des monnaies nationales il est donc clair que les décideurs politiques entrent dans l’inconnu et font entrer dans l’inconnu tous les agents qui en dépendent. De la même façon que débuter une partie d’échecs est une aventure où rien n’est écrit à l’avance, ni la série des prises de position ni le résultat du jeu, décider d’une rupture monétaire (qui va bien au-delà de la simple modification de parité au temps de Bretton- Woods ) c’est embrasser une très vaste aventure où la seule certitude est celle de devoir affronter d’énormes courants mimétiques dont pourtant on connait le sens général : « flight to quality ».

Cela passe par d’énormes perturbations « bilantaires » dans ces gigantesques institutions que sont les banques : vaste redéploiement des actifs souverains au profit des bons du Trésor allemands,  effondrement de la valeur des autres actifs souverains et ceux qui leurs sont corrélés (CDS en particulier), évaporation mécanique des fonds propres et insolvabilité immédiate[11]. Cela concerne une masse financière correspondant à plusieurs fois le total du PIB de l’Euro-zone. Toutes les institutions financières sont par contagion affectées : compagnies d’assurances, fonds de pension, Hedge- funds. Tous les marchés sont affectés avec disparition de la liquidité, disparition du marché inter-bancaire, refuges vers l’or et l’ensemble des matières premières financiarisées. Bien évidemment le crédit et le financement de l’économie disparait. Et que dire de la dette publique elle-même grandement déformée, diminuée pour certains, très augmentée pour d’autres ?

Bien évidemment, le marché des actions est lui aussi affecté. D’abord par la réorientation des porte- feuilles en faveur des actions, mais aussi réorientation en faveur des entreprises exportatrices ou importatrices respectivement pour les monnaies dévaluées et réévaluées[12].

Le bilan financier est ainsi extrêmement lourd.

Il n’est évidemment plus possible de se dire qu’il s’agit là d’une simple perturbation et que les marchés vont retrouver leur équilibre : l’euro était la clé de voûte d’un ordre. Sa disparition correspond à un effondrement complet et les institutions des nouveaux marchés sont à rebâtir[13]. Une reconstruction qui passe nécessairement par un retour à l’autoritarisme, une possible route de la servitude dirait Hayek.

On voit mal en effet le présent statut des banques centrales se maintenir (une institution sui generis)[14]. Le retour de la monnaie nationale-là où il y aura dévaluation- ne peut en effet être juridiquement envisagé que par une procédure immédiate de saisie et de réquisition du banquier central…une situation fort exceptionnelle, même dans cet Etat fort qu’était la France avant la construction européenne. La fuite vers la qualité ne peut être endiguée que par l’interdit strict de la circulation du capital avec, s’agissant de la France, de la montée immédiate en puissance de TRACFIN. Cela peut signifier la saisie des banques, la responsabilité pénale des banquiers et non des banques pour toute opération n’allant pas dans le sens du blocage de la panique sur les comptes[15]. Ce grand retour de l’autoritarisme est d’autant plus nécessaire que les forces sociales qui ne voyaient dans l’Euro que les aspects les plus séduisants sont qualitativement et quantitativement très importantes.

Les pays qui réévalueront ne seront pas exempts du retour à l’autoritarisme et même l’Allemagne devra veiller à ne pas s’enliser dans un mouvement de forte ascension de sa monnaie au moment où le grand concurrent japonais se fait très autoritaire sur sa Banque centrale.  

Au-delà de la stricte et très dure répression financière, le grand retour de l’Etat doit aussi se manifester dans l’économie réelle, avec notamment tous les outils habituels que l’on employait à l’époque de Bretton-Woods.  Sauf que les économies étant beaucoup plus interconnectées, la simple lutte contre l’inflation et le contrôle des prix s’avéreront très insuffisants. Il n’y a pas que les bilans bancaires qui seront agités par le mouvement de panique : beaucoup de bilans d’entreprises très engagées dans des liens très denses avec des non-résidents seront concernés (sans compter les travailleurs frontaliers) avec de possibles dépôts de bilan et à l’inverse des effets d’aubaine.

Au total vaincre la panique financière suppose de provoquer une gigantesque montée des coûts des comportements des agents économiques cherchant à préserver et/ou valoriser leurs intérêts. Le monde de la dérégulation financière laisse ainsi la place à celui de l’autoritarisme et de la répression. L’euro-système est une fabuleuse machine régressive hors de contrôle, mais s’en séparer peut nous diriger vers d’autres formes de régression que beaucoup, en particulier ceux qui ne connaissent que la partie visible du système, redoutent. Il ne sera pas facile d’être le dirigeant politique qui prendra le risque ou sera acculé au démantèlement.

Découvrir l’outil bloquant le déclenchement de la panique financière - alors même que la clef de voûte du système est retirée (l’Euro)-  est la tâche principale de celui qui prendra la décision du démantèlement. Comment extraire la clé de voûte sans voir l’édifice européen s’effondrer ?

 

3) Démantèlement contre garantie publique du respect des contrats

 

Au-delà du protocole technique qui ne soulève guère de problèmes (maintien du système des prix internes par définition d’une unité de compte ayant valeur légale et correspondant à un euro, surcharge d’un tampon sur chaque billet avant impression de nouveaux billets par la Banque centrale nationale, échange rapide des pièces, etc..), une garantie juridique est promulguée par le ou les dirigeants politiques ayant pris la décision : garantie  portant sur le maintien nominal de la valeur de tous les actifs au moment où est prise la décision. La prise de décision vaut par conséquent gel de toutes les positions et peut-être fermeture momentanée de la Bourse[16].

Il est d’ailleurs évident que décision de sortie et décision de garantie publique se trouvent dans le même acte juridique, et qu’encore une fois les pays pouvant procéder de manière autoritaire, par simple ordonnance de l’exécutif, disposent d’un avantage. Ce qui pose la question du déclenchement de la panique dans les pays qui ne peuvent agir ou réagir avec la célérité qui s’impose.

La garantie de la valeur nominale, suppose la définition d’un point fixe qui n’est autre que la définition de la nouvelle parité, laquelle doit être déclarée intangible bien au-delà de la période de temps nécessaire à une réorganisation générale aux effets neutres sur tous les bilans et contrats.

Le champ de la garantie offerte à tous les agents économiques du pays sortant concerne les détenteurs d’actifs étrangers : ménages, entreprises, institutions financières, Etat lui-même.

Il s’étend aussi aux non-résidents et étrangers détenteurs d’actifs nationaux.

La notion d’actif doit aussi être précisée.

Il s’agit bien sûr de tous les titres financiers : actions, obligations privées et publiques, produits structurés, produits d’épargne et comptes bancaires, etc. Pour ces titres la garantie repose sur la seule variation (perte ou gain) mécanique de valeur, calculée sur la base du nouveau taux de change. La valeur sur laquelle s’applique le nouveau taux étant celle correspondant à l’heure fixée dans l’acte juridique de décision de sortie.

Mais il s’agit aussi de tous les contrats de l’économie réelle et ce, y compris, les contrats de travail des travailleurs frontaliers.

La garantie publique est le point fixe qui se substitue à l’Euro, une sorte de SAS permettant le passage d’une zone où les taux de change ne sont pas maitrisés vers une zone où ces même taux sont politiquement définis.

La garantie publique du respect des contrats signifie que si les agents économiques du pays sortant ne peuvent perdre, ils ne peuvent davantage  gagner. A titre d’exemple, si des français titulaires de contrats d’assurance-vie incorporant des titres publics grecs ne peuvent être victimes du rétablissement de la Drachme, ces mêmes français titulaires de  contrats semblables incorporant de la dette publique allemande  ne peuvent bénéficier  du rétablissement du Mark. La garantie correspond donc bien à la volonté de neutralité sur les bilans des agents vis-à-vis d’une  sortie de l’Euro. Et cette neutralité est bien ce qui interdit tout mouvement spéculatif. Le déclenchement des CDS est lui-même interdit en ce que la sortie ainsi envisagée n’est en aucune façon un « incident de crédit »[17].

La garantie de l’Etat sortant est  autrement plus douloureuse que les garanties offertes par les Etats, qui, en Octobre 2008, ont dans un même geste bloqué tout effet de panique chez les déposants des banques dont on pouvait anticiper l’effondrement. Alors qu’à l’époque, le risque n’était que potentiel et qu’un effet d’annonce pouvait suffire à bloquer la panique, dans le cas présent d’un démantèlement, il faut aller plus loin et effectivement payer les victimes.

Et le prix à payer est d’autant plus important que le pays sortant est lui-même impécunieux. On voit ainsi mal l’Etat Grec sortant sur la base d’une dévaluation massive être à la hauteur de sa garantie. Et on voit aussi mal les Etats gagnants d’une sortie, redistribuer les gains aux perdants. Outre qu’encore une fois la sortie n’est pas coopérative et négociée, les gagnants sont aussi des agents privés pour lesquels la réévaluation est un profit qui devrait rester privé. Concrètement une entreprise allemande dont les débiteurs sont français doit logiquement bénéficier de la réévaluation du mark, et on ne voit pas comment ce bénéfice pourrait être utilisé pour assurer les garanties de l’Etat Grec. Pour autant s’il est aisé de bloquer les bénéfices au nom du respect intégral de tous les contrats (cela ne coûte rien), il faut bien trouver les moyens de dédommager les victimes d’une sortie de l’Euro.

 

4) Le respect des contrats par des Banques centrales qui monétisent.

 

Si le respect intégral et rigoureux des contrats implique un dédommagement des perdants sans que les gagnants ne puissent aider, il faut trouver un tiers chargé d’assurer la passage de l’ancien au nouveau monde, si possible sans destruction du projet européen. Il faut en effet avoir en tête l’énorme effet destructif d’une explosion non contrôlée de l’Euro.

Dès lors, la solution qui s’impose est le recours aux banques centrales nationales qui sont réquisitionnées dès l’annonce de la sortie.  De fait, il ne s’agit que d’accélérer un processus déjà engagé avec la BCE, qui aujourd’hui tente de maintenir la fiction de l’Euro avec des interventions massives sur les dettes publiques du sud. La présente action de la BCE est déjà bien une tentative d’endiguement de la panique déstabilisatrice avec des « spreads » qu’il faut contenir pour éviter, et un krack obligataire, et un « Bank-run ».

La procédure est donc simple : Pour les pays qui quittent la zone en dévaluant, l’ordonnance de réquisition, stipule que la Banque centrale de l’Etat sortant, crédite le compte du Trésor correspondant, à hauteur des engagements de ce dernier au titre de la garantie du respect de tous les contrats. Les fonctionnaires du Trésor fixent le montant des dédommagements et ordonnent à la Banque les paiements correspondants. Le cas échéant des magistrats et commissaires au compte attestent de la bonne exécution des garanties.

L’unité de compte retenue pour le dédommagement peut être la nouvelle monnaie nationale. Ainsi l’exportateur allemand de marchandises vers la Grèce – si ce dernier pays quitte la zone- se voit payé par son client dans la monnaie dont il dispose, auquel il faut ajouter le prix de la dévaluation, prix exprimé en Drachmes, et au final supporté par la Banque centrale de Grèce. Toujours s’il s’agit d’une sortie grecque, La Société Générale voit, à l’actif de son bilan, ses obligations publiques grecques transformées en drachmes, valeurs augmentées du montant de la dévaluation. On pourrait multiplier les exemples. Bien évidemment s’élèvent d’immenses balances en Drachmes que le « bateau des passagers clandestins »[18] cachait si bien et que le dispositif « Target 2 »[19] cachait plus difficilement.

Il faut donc imaginer que ces balances en Drachmes sont acheminées vers les Banques centrales des Etats correspondants (dans notre exemple celle d’Allemagne pour l’exportateur Allemand, et de France pour la Société Générale) et transformées en nouvelles monnaies nationales.

Au final la monnaie émise (dont la quantité est égale au produit de la dévaluation par le total des engagements) se trouve stockée dans les pays qui sont dans une situation favorable : peu ou pas de dévaluation, peu de dette extérieure, dette publique faible ou nationalisée. De quoi provoquer une hausse des prix plus rapide que dans les pays ayant massivement monétisé.

Le dispositif, retenu, sans doute trop brièvement exposé, et ne réglant pas toutes les situations –comment traiter les CDS même s’il n’y a pas juridiquement « accident de crédit » ? – évacue complètement l’idée de défaut, de soutien au système bancaire, de surveillance des spreads de taux etc.

 

5) Effets indirects : une puissante accélération de la dé- mondialisation financière, voire de la dé mondialisation tout court. 

 

La dé- mondialisation financière est liée à la crise, avec depuis 2007, une diminution de 10% de son volume dans le PIB mondial, des flux de capitaux transfrontaliers qui se sont effondrés de 61% et des banques de la zone euro qui ont réduit leurs créances à l’étranger de 3700 milliards de dollars[20]. Il est bien évident qu’une fin de l’Euro, au moins dans sa présente version, ne ferait qu’accélérer un tel mouvement. Point de vue qui mérite une argumentation précise.

On sait qu’historiquement la mondialisation financière s’est accompagnée d’un fantastique développement des activités spéculatives de tenue de marché, et plus spécifiquement dans les activités de couverture sur risques de change. Tout aussi historiquement, ces activités de couverture ont été largement impulsées par le choix de taux de change flexibles retenus dans le cadre des accords de la Jamaïque du 8 janvier 1976. Ce choix, résultant très largement des activités des lobbyistes de la City[21],  était évidemment profitable pour les activités de couverture.

Avec l’internationalisation et la mondialisation des échanges, avec aussi ce qui est largement congruent, à savoir la totale liberté de circulation des capitaux, et la convertibilité sans limite des monnaies, les activités sur le « FOREX » devaient se multiplier[22] en inventant et en utilisant des produits financiers de couverture de plus en plus raffinés. A l’époque de Bretton-Woods, la fixité des taux de change ne permettait la spéculation que dans un seul sens et uniquement en présence de taux devenus irréalistes. Autoriser l’instabilité par des taux flexibles, c’est aussi autoriser la fortune de la finance, qui se mettra à vendre de la garantie… pour faire face  à l’instabilité que l’on aura créé. De la même façon qu’en favorisant l’instabilité internationale, on favorise l’industrie et la vente d’armes, en favorisant l’instabilité des prix des devises, on favorise l’industrie spéculative[23].

Tant que cette instabilité est probabilisable et peut s’inscrire dans des modèles mathématiques autorisant une profitable réduction d’incertitudes, la tenue de marché par le système financier est relativement aisée et les coûts pour l’économie réelle supportables. Avec la crise, les modèles sont devenus incertains[24] avec d’une part une vertigineuse montée des coûts de tenue de marché, coûts qu’il faut reporter sur les clients de l’économie réelle[25].

La disparition de la zone euro entraine, de ce point de vue, de nouvelles difficultés qu’il faudra maitriser : Peut-on imaginer un élargissement du FOREX pour les nouvelles devises issues du démantèlement de l’euro, avec les coûts correspondants aux nouvelles activités de couvertures ? Sachant que, même en diminution, le commerce intra-zone euro représente encore près de 50% du total des échanges extérieurs, il parait impensable pour les banques européennes de se lancer dans ces nouvelles opérations de couverture à forte consommation de capital…un capital nécessaire pour l’investissement dans l’économie réelle. Et il parait tout aussi difficile pour les entreprises de supporter les coûts de ces nouvelles et nécessaires couvertures pour risques de change. Ajoutons que les nouvelles définitions des taux de change font acheminer les divers pays dans une conception plus politique de la monnaie…. avec évanouissement des modèles probabilistes montés par les banques…[26]

Il apparait donc nécessaire de ne pas adopter un système de taux de change flexible, et de s’en tenir à une conception beaucoup plus proche de celle prévalant à Bretton-Woods, avec toutefois la difficulté que l’environnement mondialisé restera lui probablement dans une situation de grande flexibilité. Cela signifie par conséquent la fin très durable d’une indépendance des banques centrales, le probable contrôle des flux de capitaux, un certain contrôle des changes, etc.

Au total ces réflexions concernant les couts de couverture militent pour un système conservant l’euro en tant que monnaie commune avec des taux de change fixes entre nouvelles monnaies nationales et monnaie commune. Chaque monnaie n’étant convertible que dans la monnaie commune. Cette situation optimale, n’est toutefois accesible que si l’on se place dans une reconfiguration négociée, ce qui n’est pas évident si la déconstruction se déroule selon le mode panique.

Il est très difficile de produire l’image du monde d’après.

 

 Quelques indications peuvent toutefois être tracées. Tout d’abord des Etats qui auront renationalisé leur monnaie, leur dette, et leur Banque centrale. Mais aussi des Etats qui devront veiller à l’équilibre des échanges extérieurs tout en renouant avec des stratégies coopératives à l’intérieur d’un nouveau projet européen, ce qui impliquera des politiques sélectives en matière de mouvement de capitaux et de taux de change négociés régulièrement. La dé financiarisation initiée par la fin de l’instabilité des taux de change se marquera dans la structure des bilans bancaires, bilans moins interconnectés avec le reste du monde, bilans allégés en taille et surtout complètement restructurés, avec un compartiment banque commerciale plus lourd, un compartiment banque d’investissement plus léger et surtout à l’intérieur de celui –ci une diminution importante du sous compartiment « dérivés »[27]. Notons toutefois que la dé financiarisation sera en principe beaucoup plus aisée dans le cas du maintien d’un euro en tant qu’enveloppe extérieure. Mais elle sera néanmpoins  limitée en raison du fait que des produits de couverture doivent être maintenus : les taux de change fixes sont difficiles à définir dans un environnement mondialisé et complètement financiarisé.

Ces banques restructurées et sous la dépendance directe de la Banque centrale et de sa politique de taux seront partiellement libérées de l’aliénation financière qui les empêche d’effectuer leur métier à savoir la sélection des bons investissements dans l’économie réelle. De ce point de vue, il sera assez peu efficient de revenir à toute forme de " Glass- Steagall  Act"  : il n’y a pas à isoler la spéculation, il y a surtout à l’interdire ou à limiter le périmètre de son terrain de jeu.

Le prix à payer de la répression financière ainsi mis en place est bien évidemment l’émergence de produits d’épargne plus rustiques, mais aussi peut-être plus sains en ce qu’ils seront moins chargés de « paris financiers » spéculatifs ( produits structurés) et davantage chargés de " pari " sur l’économie  réelle ( actions).

 

 

 

 

                                                                                                                          

                                                                               



[1] Sondage publié le 10 mars 2013 par le quotidien Corriere della Sera.

[2]Cf : « lacrisedesannees2010.com ».

[3] Au moins dans un premier temps car cette fonction de prêteur en dernier ressort de type « low cost » n’est pas sans danger puisqu’elle est très favorable aux classes d’actifs risquée, les fameux « high yields » qui à leur tour facilitent des emprunteurs dangereux y compris de nouveaux Etats très déficitaires , notamment en Amérique latine.

[4] Avec une base monétaire restée stable entre 2009 et 2012 La Banque centrale japonaise a provoqué une réévaluation de 35% de sa monnaie et ce pour le grand profit des exportateurs industriels allemands.

[5] Les pistes ouvertes à la BCE à ce sujet ne sont pas simples : abaisser le seuil qualitatif du collatéral, relancer la titrisation, diminuer les haircuts sur les actifs présentés à son guichet, etc.

[6] Moyens imaginés dans : « Prochaine étape : l’arrivée du « LTRO » nouveau » in lacrisedesannees2010.com.

[7]Politique déjà proposée en 2010 par Olivier Blanchard et toujours dénoncée par Joseph Stiglitz en ce qu’elle augmente mécaniquement, par la déflation, la dette des ménages des entreprises et surtout des Etats.

[8] Cf  Patrick Artus dans le Flash Economie de Natixis du 4/03/2013.

[9]« L’Euro » ; Dalloz ; 2013.

[10] C’est aussi ce que pensent les dirigeants d’un nouveau parti : « Alternative pour l’Allemagne » qui jugent irresponsable de financer le sauvetage de la zone euro avec « les impôts, la stagnation et l’inflation » qui- selon ces dirigeants- se développent en Allemagne.

[11] On comprend pourquoi jusqu’à présent les stress-tests auxquels les systèmes bancaires sont régulièrement soumis n’ont jamais incorporé l’hypothèse d’une fin de l’Euro.

[12] Ce phénomène est déjà très visible en ce que les indices financiers des pays émergents lourdement exportateurs vers l’Europe évoluent peu depuis maintenant 2 ans  (cf « les Echos du 14/03/2013).

[13] Il est aussi extrêmement clair que la reconstruction sera aussi celle de l’Europe : sortir de l’Euro est un changement radical, pouvant détruire le projet européen tel que jusqu’ici mené. On ne pourra échapper à ce type de réflexion qui toutefois n’est pas dans le périmètre du présent texte.

[14]Catégorie juridique qui ne se classe dans aucune autre et nécessite des textes spécifiques. De fait il s’agit d’une situation où l’Etat s’exclue lui –même des pouvoirs logiquement attribués à ce dont il est propriétaire.

[15] De ce point de vue une plus grande clarté devra être apportée en France sur l’article 121-2 du code pénal qui allège la responsabilité pénale de la personne physique.

[16] La mondialisation n’empêche évidemment pas la cotation des actifs à l’étranger. Pour autant la décision de garantie peut avoir un effet planétaire. Parce qu’elle est assortie d’une condition temporelle ( valeur de marché constatée à la date de… à telle heure…), il n’est plus possible de gagner ou de perdre sur des fluctuations de prix… même à des milliers  de kilomètres de l’Etat ayant décidé sa sortie de la zone-Euro.

[17]L’incident de crédit est tout simplement la constatation d’un défaut de paiement qui, dans le cas des CDS, est dûment établie par un régulateur : l’ISDA ( « International Swaps and Dérivation Association »). Cet organisme, souvent critiqué en raison de possibles conflits d’intérêts  affectants ses organes de décision, dispose  d’un pouvoir déclencheur qui était souvent évoqué avec angoisse lors de la crise grecque.

[18] Cf « l’Euro : sursaut ou implosion » in lacrisedesannees2010.com.

[19] Il s’agit du dispositif de l’euro-système qui assure les paiements transfrontaliers entre les banques des pays de la zone Euro.

[20]  Cf le rapport du cabinet McKinsey de février 2013.

[21] Le ministre français de l’économie et des finances de l’époque, Jean Pierre Fourcade, a fait part à l’auteur de ces lignes, à titre privé, de l’acharnement- durant la conférence de la Jamaïque- de la partie anglaise à vouloir imposer des taux de change complètement libres.  Succès à l’origine, selon Jean Pierre Fourcade, de la renaissance de la City.

[22] 4000 milliards de dollars y sont échangés quotidiennement.

[23] Notons que cette instabilité comme source de profits financiers et de coûts économiques sera progressivement généralisée, les mêmes modèles servant pour l’instabilité  des cours de bourses  que l'on aura préalablement développée en mettantr fin   au    «  fixing », pour l’instabilité des cours des matières premières,  des produits agricoles, etc.

[24]Incertains au sens de Keynes qui s’attachait à bien repérer ce qui est de l’ordre du probabilisable et ce qui est de la méconnaissance radicale.

[25] On estime ainsi que les activités de tenue de marché pour la BNP mobiliseraient aujourd’hui 38% du total de son bilan, soit un peu plus du tiers du PIB de la France. Chiffre à comparer avec le monde de l’économie réelle où les entreprises mobilisent aussi des stocks pour tenir leur marché : moins de 12% du total des bilans dans la Distribution. Ces coûts de tenue de marché sont évidemment supportés par les entreprises de l’économie réelle. Selon le cabinet Azerrisk Advantage, la couverture du risque de change peut aujourd’hui représenter jusqu’à 7% du chiffres d’affaires.

[26] Ce que semble confirmer- mais de façon assez détournée -  une étude de l’Université de Salzbourg : « Democratization and real exchange rates », Furlan, Gächter, Krebs, Oberhofer, University of Salzburg, 2013.

[27]Aujourd’hui encore, le sous compartiment « dérivés » du Crédit Agricole (1ière banque française, 5ième mondiale et total du bilan égal au PIB de la France)  représente plus des 2/3 de sa banque d’investissement.     

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4 mars 2013 1 04 /03 /mars /2013 07:16

 

Dans « les Echos » du 25/02/2013, Dominique Moïsi   se lamente de la cacophonie d’un monde, qui cesse d’être maitrisé par des acteurs souvent nouveaux et autonomes et qui interagissent, sur la base d’objectifs complexes et peu déchiffrables. Bref, il n’y aurait plus – possiblement- de « concert des nations ».

 

Le « théorème de Coase » appliqué à la mondialisation.

 

Il y a bien longtemps, l’économiste Ronald Coase a tenté de nous montrer quelle  était la logique de la construction organisationnelle du monde. Selon lui, la taille d’un organisation dépendrait d’une alternative : pour produire un bien ou service, vaut-il mieux passer par le marché (faire faire c’est-à-dire acheter ou  « buy ») ou utiliser la hiérarchie en donnant des ordres à des collaborateurs chargés de faire (faire soi –même c’est-à-dire « make »)[1]. Cette alternative réside bien évidemment dans les coûts comparés du recours au mécanisme du marché et celui du mécanisme de la hiérarchie. Lorsque les coûts associés au, « make » dépassent ceux résultant du « buy », l’organisation doit maigrir et davantage recourir au marché.

C’est cette logique, aidée en cela par l’effondrement des coûts de transports et de communications, qui est aujourd’hui dominante en mondialisation, ce qui a pour effet d’allonger et complexifier considérablement les chaines d’une production mondiale, avec optimisation des coûts en fonction des conditions locales d’insertion. Un même bien peut ainsi être le fait d’une seule entreprise, ou à l’inverse d’une infinité d’entités réparties sur l’ensemble de la planète. Marchandise « made in the world » comme dit Pascal Lamy, et marchandise qui tend à se généraliser et devenir dominante : automobile, « minerai de viande », « produits dérivés » (finance), etc.

Avec la conséquence que bien des organisations apparaitront démembrées, avec un corps sur tel continent, un bras sur tel autre, la tête sur un troisième, etc. Mais aussi des espaces désarticulés avec des entreprises qui ne travaillent plus ensemble, ou des solidarités de filières incapables d’émerger, Le tissu économique devenant progressivement mité.

Des Etats qui s’automutilent.

Observons que cette logique a été d’une certaine façon favorisée par les Etats eux-mêmes. Parce que la logique généralisée du marché impose la fluidification la plus grande possible, il fallait bien dés- enkyster la monnaie et la finance de la grande machine étatique. Comment démembrer et segmenter la production à l’infinie sans totale liberté de circulation des capitaux ? Et comment assurer la libre circulation des capitaux sans libre marché de l’achat et de la vente des devises ? Donc sans assurer la libre convertibilité, et donc sans « taux de change politisé » selon la savoureuse expression de Jens Weidmann, gouverneur de la Banque centrale allemande[2]. Bref, comment permettre la mondialisation sans détacher la monnaie – malgré ses propriétés publiques garanties par les Etats (cours « légal », unité de compte, etc.)- des Etats eux-mêmes ?

Quand on s’intéresse quelque peu à l’histoire du prêteur en dernier ressort - prêteur qui n’a pas toujours la forme institutionnelle de la moderne Banque centrale ( cela pouvait être une mine d’or, un Hôtel des monnaies, un atelier de rénovation monétaire , etc.) - on s’aperçoit que très généralement, monnaie , finance et Etat constituent un seul et même bloc, une seule et même « entreprise » qui n’a pas besoin de passer par le marché pour se ravitailler. Ce qui veut dire que la monnaie et la finance qui va lui correspondre est une production effectuée en « make ». Les Etats, le plus souvent, ne passaient pas par le marché pour se ravitailler en matière première monnaie : ils la produisaient eux-mêmes, parfois sous cette forme  très « hiérarchique » qu’est la prise de guerre. Maintenant, dans le cas d’une Banque centrale moderne qui produit de la monnaie légale sous forme papier, ce mécanisme du « make » devient particulièrement avantageux, le coût de production du papier étant proche de zéro. Ce qui ne veut pas dire que « l’entreprise Banque centrale/Etat », ce grand corps pas encore démembré, ne connait aucune contrainte : le taux de change doit être évidemment crédible, ce qui suppose une fabrication de monnaie dans les limites des besoins économiques réels. Avec quelquefois des situations exceptionnelles, comme celles des deux guerres mondiales, exigeant le recours massif à la production monétaire.

Lorsque maintenant la célèbre « contrainte extérieure » (années 70-80) devient mondialisation,l’ exigence de  fluidification passe aussi par le démembrement  de « l’entreprise banque centrale/ Etat » là où elle ne s’est pas encore produite.  La victoire du « buy » sur le « make » se doit être générale et Les Trésors publics doivent, tous, divorcer de leur banque centrale, divorce qui interviendra massivement à la fin des années 90, sous la forme d’un impératif, celui de l’indépendance des Banques centrales. Ce divorce devient  le « buy » qui vient remplacer le « make ». Désormais les Etats et donc les Trésors publics doivent avoir recours au marché pour se ravitailler. Un recours devenu la construction progressive d’une partie des dettes publiques comme prix à payer de l’indépendance des banques centrales.

La comparaison avec le monde économique mondialisé est intéressante à plus d’un titre.

 

Etats et entreprises dans le même grand marché

Le  « minerai dette publique » désormais acheté par les « traders-fonctionnaires » des agences de dettes publiques (Agence France Trésor située à Bercy pour ce qui est de la France), est théoriquement aussi « tracé » que le « minerai de viande » de l’industrie agro- alimentaire et aussi « tracé », en théorie que le « minerai de dérivé » de l’industrie de la finance . Il est « tracé » en ce que les Trésors continuent de définir les unités de compte et attribuent le cours légal, mais des surprises peuvent provenir des taux de change et des cours à venir de la dette publique mondialisée. D’où l’auto-développement ou l’effet boule de neige de l’industrie financière : il faut sécuriser les produits avec de l’innovation sur des minerais qu’il faut toujours rendre parfaitement liquides aux fins de la fluidification exigée par la mondialisation. D’où, présentement, 200 000 traders dans le monde chargés de fluidifier les seuls taux de change. Combien sur le « carry Trade » ? Sur les dettes publiques ? Etc. Et tous ces traders doivent être parfaitement informés des états des marchés, d’où la multiplication à l’infini de ce que l’on ose encore appeler des entreprises et qui sont des agences de notation, d’évaluation, des sociétés de conseils, des sociétés d’intelligence économique, etc…dont la « production », concernant dans un même flux, et un modèle indifférencié les Etats et les entreprises , alimente 24h sur 24, et 7 jours sur 7, la spéculation, pour mieux s’en nourrir, le tout en consommant les meilleures intelligences issues des meilleures écoles. Egalement en consommant énormément de capital pour la tenue des marché dont celui des dettes publiques. Sans qu'il soit possible de distinguer l'affectation de ces capitaux aux différents marchés spéculatifs, signalons qu'Alpha Value4 considère que 38% du bilan des 4 grandes banques francaises (soit plus que le PIB de la France) est ainsi affecté à la tenue des marchés ( contre , si l'on ose dire, moins de 13% de bilan pours les stocks de la grande distribution qui elle aussi doit tenir son marché....et 13% qui représente beaucoup moins de 1% du PIB de la France...). De quoi finalement se réjouir quand on apprend avec Le Cabinet McKinsey que la crise entrainerait, depuis 2007,  une renationalisation des systèmes financiers avec un coup d'arrêt à l'expansion des actifs financiers. 

L’utilisation à front renversé du théorème de Coase

Mais il y a plus étonnant encore : la logique de l’arrangement institutionnel au niveau public, désormais plongé dans le grand bain de la mondialisation, est l’inverse de celle retenue dans le secteur privé mondialisé. C’est bien pour réduire le coût global et développer la productivité que l’on est passé du « make » au « buy » mondialisé dans les entreprises. Par contre le passage au « buy » dans la dette publique correspond à une augmentation du coût global de fonctionnement de la sphère publique, coût qui est la différence entre le prix de marché (taux d’intérêt >0) et le coût de la production monétaire par la banque centrale (taux de l’intérêt proche de 0).

Les exigences de fluidification financière développent ainsi de la sous-productivité dans les sphères publiques. Une sous-productivité que l’on tente grossièrement de minorer en se disant que les « traders-fonctionnaires » ont pour mission de réduire le coût élevé d’un choix public quasi délictueux[3]  en recherchant l’offre la plus avantageuse. C’est ainsi qu’avec le plus grand sérieux, donc sans rire, les directions des agences des  dettes publiques, partout dans le monde, s’enorgueillissent de rechercher le financement le moins cher possible des dettes publiques, en offrant les dites dettes sur le marché mondial. Cela représente quand même en 2013 près de 50 milliards de « surcoût » pour chacun des Trésors, Allemand, Français et Italien, sous la forme d’un service de la dette.

Bien évidemment, ces surcoûts artificiellement imposés à ces propriétaires réels des banques centrales que sont les peuples et ceux qui les représentent que sont les Etats, ont une contrepartie sous la forme d’une épargne solide, et en principe bien liquide, pour des agents économiques - eux-mêmes mondialisés- qui profitent ainsi du démantèlement partiel des puissances publiques. Le service de la dette n’est pas perdu pour tout le monde, et donc la fluidification imposée par la mondialisation fait aussi la matière première sans doute essentielle – toujours une question de « minerai »- d’une industrie de l’épargne et de la finance. Une industrie qui se sert ainsi des épargnants, comme le dit E Todd, de boucliers humains, pour exiger que rien ne change dans le monde mondialisé et financiarisé.

 Dominique Moïsi a raison : Il ne peut plus y avoir de « concert des nations », la cancérisation de la société par la finance a fait le naufrage des Etats-Nations. Même ce noyau dur que constituaient les Etats est aujourd’hui démembré.



[1] Cette idée fût émise par Coase pour la première fois en 1937. Elle fût ensuite reprise et traduite dans « l’entreprise, le marché et le droit » ouvrage paru aux Editions d’Organisation en 2005.

[2] Propos repris dans le « Dow Jones News » en date du 22/01/2013.

[3] De fait il s’agit d’un délit en ce que le service de la dette qui va résulter du passage au « buy » des Etats est une atteinte aux droits de propriétés des peuples sur leur monnaie.

4 ) "Les Echos" du 28/02/2013.     

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20 février 2013 3 20 /02 /février /2013 17:11

La littérature concernant l'analyse de la crise n'évoque que fort rarement l'idée de surproduction tant il est admis, qu'au fond la question relève plutôt d'une dépense trop importante par rapport à la richesse produite. La réalité de la crise serait ainsi une dépense excessive plutôt qu'une production surdimensionnée par rapport aux débouchés. Et dépense excessive par rapport aux revenus - dont on sait qu'ils ne sont, comptablement, que simple contrepartie de la production- qui serait ou aurait été financée par un crédit trop facilement croissant.

Dans le monde des apparences et celui des discours dominants, un tel raisonnement parait crédible, la crise financière n'intervenant que pour signifier qu'il n'est plus possible de fonctionner sur la base d'endettements privés et publics en continuelle croissance. Endettements mesurant l'écart croissant entre dépense excessive et production plus réduite. D’où les débats quotidiens selon lesquels nous n’avons plus les moyens de maintenir nos folles dépenses.

Ajoutons que les raisonnements dominants considèrent la mondialisation comme simple effet du fonctionnement des marchés, et que l'idée de dépense excessive ne concerne que l'Occident. Les pays émergents, non endettés, apparaissant ainsi- dans notre modèle dominant de représentation du monde- comme davantage vertueux. Ces mêmes raisonnements n'invitant jamais à se poser la question de la dépense ou de la production excessive à l'échelle mondiale.

De fait ces raisonnements, très éloignés d'une culture historique précise, et surtout très éloignés d'une solide connaissance de l'histoire de la pensée économique, admettent la loi de Say sans même la discuter.

 

 

La loi de Say comme point d’appui d’une construction intellectuelle.

 

L'origine de cette acceptation paradigmatique est connue et provient tout simplement d'un rejet, puis d'un oubli du Keynésianisme dans l'ensemble des formations universitaires, et ce à l'échelle planétaire. Rejet, puis oubli au profit de ce qui allait devenir un aspect essentiel de la théorie dominante, c'est à dire celle de l'économie de l'offre, système de pensée entièrement issu du travail de JB Say dans son célèbre "Traité d'Economie Politique" de 1803, et travail fort bien analysé par Thomas Sowell dans son livre[1].

En résumé la loi de Say consiste à reconnaitre que la production est toujours première et qu'un produit n'est échangeable (ne peut -être vendu) qu'à partir de la création d'un autre produit. D'où ce qui est devenu le célèbre slogan: "les produits s'échangent contre des produits". Concrètement, il ne peut exister de débouché pour des producteurs de chaussures, que s'il existe parallèlement des producteurs d'autres valeurs d'usages qui s'échangeront contre les chaussures. Il n'y a donc pas à s'intéresser à la demande, mais à la production qui permettra l'achat de chaussures. Ce n'est donc pas la dépense qui compte, mais la production, et produire est un acte de création de revenu. Bien évidemment Say se situe dans une économie de troc dont il connait les contradictions: les producteurs qui se portent acquéreurs de chaussures, peuvent rencontrer un refus de vente en raison de l'inacceptation des valeurs d'usages proposées en échange. C'est la raison pour laquelle il introduit la monnaie en tant que valeur d'usage universellement demandée, et offerte par des producteurs de monnaie.

Cette introduction de la monnaie, ne lève que partiellement l'hypothèse de mévente, car Say a bien conscience qu'il peut exister des offres partielles excédentaires par rapport à la demande. Mais précisément parce qu'il se situe, sans le dire, dans un cadre microéconomique avec un système de prix souple, offres er demandes partielles sont en permanence dans un mouvement de "rééquilibration". Un système qui évacue complètement toute idée de déséquilibre.

 

L’organisation financière découlant de la loi de Say

 

Les successeurs de JB Say iront plus loin et Charles Coquelin, dans un article de la "Revue des Deux Mondes" de 1847 expliquera que les producteurs de monnaie doivent impérativement rester dans une logique de "Free Banking"- selon l'expression employée beaucoup plus tard par Hayek- afin d'éviter qu'un Etat monopolisant l'offre de monnaie perturbe l'équilibre et détruise le fonctionnement harmonieux de la loi des débouchés...avec une crise dans la "rééquilibration" permanente des marchés ...donc une crise économique.

Nous avons déjà dans la loi de Say et ses adeptes l'idée selon laquelle le système financier doit-être dérégulé et que le prêteur en dernier ressort qu'est la Banque centrale dominée par l'Etat est une aberration. Avec l'idée très moderne des néo libéraux selon laquelle ce n'est pas la dérégulation financière qui a provoqué la crise actuelle mais au contraire l'excessive réglementation. Les entrepreneurs politiques américains seraient ainsi beaucoup plus responsables de la crise des subprimes que la finance américaine spontanément plus sérieuse.

Réflexions et débats infinis, aujourd'hui sur le thème du "comment sortir de la crise"... qui nous éloignent complètement de la véritable question: La loi de Say qu'on ne discute plus, correspond-elle à une représentation correcte de la réalité? Et cette question n'est plus posée alors même que nous avons complétement oublié que la question des débouchés, bien au-delà de JB Say, a complètement obsédé et le 19ième siècle et le 20ième jusqu'à l'abandon du keynésianisme.

 

Equilibre ou déséquilibre ?

 

Les débats ont commencé très tôt et ont opposé de très nombreux auteurs, avec d'une part les partisans de Say (D Ricardo, J Stuart Mill, Mac Culloch, F Bastiat, C Coquelin , tous les libéraux jusqu'à Hayek et les "supply siders", et même de nombreux marxistes comme Voronstov et Nikolaïon et peut être Marx lui-même), et d'autre part ses opposants ( Sismondi, Malthus, les Keynésiens et de très nombreux marxistes comme Rosa Luxembourg, Boulgakov, Tougan-Baranowsky, et peut être Marx lui-même).

Il n’est pas question ici de détailler ces débats qui vont se dérouler sur plus d’un siècle. Signalons simplement qu’ils vont poser de multiples  questions, dont celle de l’épargne thésaurisée en tant que perturbatrice de l’équilibre (Malthus), de l’investissement dont on discute longuement des débouchés préalables (Sismondi),  de la « demande préalable » et de la « réalisation de la plus- value »  chez les auteurs marxistes (Marx et Rosa Luxembourg parmi les principaux),et déjà avec plus d‘un siècle d’avance sur la réalité d’aujourd’hui, de la question du capital financier perturbateur des équilibres réels (Marx).

De ces débats, dont nous avons les traces précises dans de très nombreux ouvrages et articles, y compris la très célèbre rencontre de 1823 à Genève entre Ricardo et Sismondi[2], il ne reste rien dans l'enseignement universitaire d'aujourd'hui. Rien qui puisse apporter un début de contestation de notre modèle de représentation de la crise. De la même façon il ne reste à peu près rien des nombreux travaux historiques- tels ceux de Romesh Dutt[3] de Maurice Dobb[4] ou plus  tard d’André Philip[5] - qui dès la révolution industrielle ont cherché à comprendre le mécanisme des relations entre les premières nations émergentes -pour reprendre un terme à la mode- et le reste du monde. Rien de cette commune interrogation qui fait que des plus libéraux (André Philip) aux plus idéologues du marxisme (Rosa Luxemboug), l'on se penche sur le pourquoi d'une recherche impérieuse et parfois impériale de débouchés extérieurs. 

Pour autant, sans même porter un jugement définitif, sur la validité de la loi de Say, on se rend compte immédiatement- à la lecture de ces débats qui encore une fois ont littéralement obsédés la réflexion économique pendant près d’un siècle et demi- qu’il existe possiblement un autre paradigme dans l’approche de la grande crise. Ainsi le gigantesque endettement dont on commence à percevoir qu’il n’est plus maitrisable[6] peut être lu, non comme écart résultant d’un revenu et d’une production insuffisante, mais au contraire comme  écart entre une production devenue excédentaire par rapport aux revenus distribués à l’échelle mondiale.

 

Alors, cigale ? ou fourmi ?

 

Le fait empirique est bien perceptible et mesurable : les montagnes de dettes à l’échelle planétaire ne sont plus gérables. Par contre, il y a bien débat possible sur l’origine de cette montagne et donc sur sa nature profonde. La croyance en la loi de Say, aboutit bien à l’idée selon laquelle la crise est affaire de « cigales ». Mais sa contestation aboutit à l’inverse : elle devient le problème des « fourmis ».

Et encore une fois, sans même prendre position, cette contestation devenue presque impensable en raison de l’hégémonie du modèle de Say, est à la portée de ceux qui veulent bien observer les faits avec le doute qui doit caractériser l’attitude scientifique.

 

Il est possible de douter.

 

Sans entrer dans les détails, comment ne pas s’étonner de l’extrême faiblesse de l’investissement dans les économies réelles alors que la machine à produire de la dette et plus encore la planche à billets fonctionne à plein régime ? Comment ne pas s’étonner ainsi que le rappelle Gaël Giraud[7] que sur les 8000 milliards d’euros (4fois le PIB de la France) qui constituent le bilan bancaire français seuls 10% servent au financement des entreprises, et 12% au financement des ménages ? Avec ce petit complément d’information selon lequel sur les 200 milliards d’obligations émises en 2012 au titre du financement du crédit hypothécaire, seuls 22 milliards se sont transformés en prêts immobiliers. Et, à l’inverse, comment ne pas s’étonner des chiffres de la BRI[8] qui énoncent que seuls 7% des activités de dérivés financiers mettent en jeu une institution de l’économie réelle, ce qui signifie comme le rappelle Gaël Giraud que sur les 47000 milliards de dérivés que traite la BNP ( ce qui représente quand même 22 fois le PIB de la France) 44000 milliards n’ont pas pour contrepartie une entreprise de l’économie réelle. Autre façon d'exprimer une même réalité, Ernest§Young signale que s'agissant des banques françaises seules 25,7% de leurs activités sont représentatives de crédits à l'économie, ce qui fait de ces mêmes banques les leaders européens en matière de spéculation. Il est vrai qu'elles disposent aussi de très nombreuses filiales dans les paradis fiscaux (334 pour la BNP, 91 pour la Société Générale,  150 pour le Crédit Agricole) dont plus de la moitié dans l'eurozone.

Si donc l’investissement réel est si faible et si la spéculation est si importante, c’est probablement en raison de la profitabilité comparée, dont chacun sait qu’elle est très faible dans l’économie réelle, et très importante dans les activités de spéculation ou les activités qui lui sont connexes comme le LBO ("Leveraged buyout"). Fait empirique qui nous renvoie aux vieux débats concernant l’importance des débouchés préalables à l’investissement (Sismondi) ou l’utilisation improductive de la plus-value (Marx) ou plus simplement bien sûr à Keynes. L’investissement pourrait manifestement être autrement important et les spécialistes de la transition  écologique sont là pour nous le rappeler[9]. Pour autant, il ne se réalise pas…sans doute pour des raisons de profitabilité…ce qui nous renvoie à de forts anciennes théories discutées au 19 siècle…

Et, de ce point de vue, on se rend compte du caractère secondaire des outils aujourd’hui mis en place pour résoudre les problèmes de la finance. Dire par exemple que la séparation des activités bancaires en activités de crédit et en activités de marché permettrait  d’empêcher un « Crédit Crunch » en raison des surprofits sur activités spéculatives invitant les banques dites  « universelles » à se détourner de l’économie réelle, ne changerait que fort peu la réalité de la crise. La crise financière n’est en effet que le reflet de la crise en termes réels. Et la crise en termes réels doit plutôt être analysée en exploitant le filon de la contestation de la loi de Say.

 

Mais la rupture épistémologique est fort difficile.

 

Dans le domaine des sciences exactes, une rupture épistémologique n’est jamais facile, le passage du système de Ptolémée au monde Copernicien est là pour nous le rappeler. Pour autant, la rupture effectuée, le réel ne conteste guère, et l’Univers réel ne se pose pas la question des enjeux de sa représentation intellectuelle par les humains.

Dans le domaine des sciences sociales, les ruptures épistémologiques sont d’une toute autre nature, et jamais définitivement inscrites dans les schémas mentaux. On pouvait penser que le keynésianisme, même revisité, achevait la rupture avec la vision de Say. Ce ne fût pas le cas. Comme si la vision copernicienne du monde était abandonnée au profit du système de Ptolémée. C’est que dans le domaine des sciences sociales, le réel étudié est constitué d’humains en interrelations continues sur la base d’intérêts. Si donc la vision de la crise ne passe pas par la rupture avec la loi de Say, c’est tout simplement que de puissants intérêts s’opposent à un renversement de vision de nos pratiques sociales. Toutes choses que ce blog tente d’analyser depuis maintenant plus de quatre années.

 



[1] Cf « La loi de Say », ouvrage publié en 1991 chez Litec.

[2] Cf le tome XXII de la Revue encyclopédique : « Sur la balance des consommations avec les productions », Mai 1824.

[3] Cf « The Economic History of India » London, Routledge,1902.

[4] Cf son ouvrage : « Etudes sur le développment du capitalisme », F Maspero, 1971.

[5] Cf son « Histoire des faits économiques et sociaux », Aubier Montaigne ,1963.

[6] Le comportement nouveau des banques centrales est là pour en témoigner. De la même façon le pessimisme croissant sur la possibilité de remettre le système bancaire sur les rails va dans le même sens. Enfin des débats entièrement nouveaux tels ceux concernant  le problème des « holdouts » (fonds vautours dont l’éviction est parfois exigée dans les processus de restructuration de la dette), ou plus étonnant encore les propos du président  du FSA (le régulateur britannique) reprenant l’idée de court-circuiter les banques en distribuant directement le crédit à l’économie, révèlent un début de prise de conscience du caractère inextricable de la situation .

[7] « Le Monde » du 14 février 2013.

[8] Banque des Règlements Internationaux.

[9] Cf par exemple le Think Tank de la Fondation Nicolas Hulot.

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5 février 2013 2 05 /02 /février /2013 23:00

                  

 

Les libertariens ont souvent évoqué les notions de banque libre et de monnaie privée[1]. Il s’agit selon eux d’un système monétaire dans lequel n’existe pas de banque centrale, ni de régulateur au sens moderne du terme c’est-à-dire autorité administrative dépendant de L’Etat. Cela implique par conséquent que l’émission monétaire est le fait de banques, une monnaie ne pouvant se prévaloir d’un quelconque Etat garantissant cours légal et pouvoir libératoire illimité. La monnaie porte aussi le nom de la banque émettrice qui entre ainsi en concurrence avec les autres établissements bancaires. Les fonctions classiques de moyen de paiement, de réserve de valeur et d’unité de compte sont ainsi cédées au marché, lequel est censé détecter la ou les banques qui assurent le mieux les dites fonctions.

 

Le mythe de la monnaie comme bien privé parmi d’autres.

 

Le point de vue libertarien est curieusement normatif alors même que ses représentants sont les seuls économistes à s’être efforcés de construire une théorie de la genèse de l’Etat et de sa nature, théorie qui ne soit pas la traditionnelle « pièce rapportée », au beau milieu des raisonnements économiques, afin de les parfaire ou de les compléter. Pièce rapportée, pour les néoclassiques de façon assez magique : l’Etat vient compléter et parfaire le travail des marchés, devenant ainsi la « main  visible » complétant le travail de la « main invisible » ; et pièce rapportée tout aussi magique pour les keynésiens : l’Etat vient corriger les faiblesses du marché, devenant ainsi la béquille du capitalisme.

Curieusement, parce que les libertariens pensent savoir quelle est la vraie nature de l’Etat : un objet social immortel et surtout inattendu (donc involontaire) issu de l’interaction sociale volontaire, ils proposent des solutions peu probables en matière d’organisation monétaire et financière. Peu probables en ce sens que logiquement le fonctionnement des marchés politiques qu’ils décrivent assez correctement ne peut pas déboucher aisément sur des banques libres et une monnaie privée. Nous verrons au contraire que la monnaie, en raison même de la nature profonde du pouvoir est un objet politique complètement central…même si cet objet est parfois confié – au moins partiellement- à des banques privées, mais toujours régulées par une autorité.

C’est ce qui explique qu’empiriquement, banques libres et monnaie privée furent des objets assez rares, et dont l’existence était éphémère. A cet égard, les ouvrages et articles qui soutiennent le caractère courant de la liberté d’émission[2] dans des espaces devenus réellement marchands, doivent être réévaluées et dans bien des cas, les banques libres disposaient de monopoles légaux, ce qui était notamment le cas de la Banque de France de Napoléon qui n’était pas vraiment libre…ni bien sûr banque centrale. Dans d’autres cas, les banques dites libres étaient probablement davantage des concessions politiques au regard de régions encore insuffisamment soumises à un pouvoir central, ce qui peut correspondre à la situation des banques libres d’Ecosse. Précisons enfin que l’absence de banque centrale ne signifie pas banques libres. Il peut en effet exister d’autres formes de tutelles y compris aux USA d’avant la création de la FED.

 

La monnaie comme «  belles histoire » à raconter aux étudiants

 

Les manuels d’économie délivrés aux étudiants sont souvent plus sobres en ce qui concerne la monnaie. Dépourvus généralement de références ethnologiques et sociologiques, et sobrement pourvus de références historiques, la genèse de la monnaie y apparait comme belle histoire de l’aventure de l’échange marchand, échange lui-même peu expliqué, et qui se borne à la problématique du dépassement du troc, dépassement faisant émerger un équivalent général appelé monnaie. Marx grand dénonciateur, avec sa « Critique de l’Economie Politique » n’ira pourtant pas plus loin avec une monnaie qui ne cristallise que de la valeur travail et assure les « métamorphoses de la valeur ».

 

La monnaie n’est pas un bien public.

 

    Le souci classificatoire reposant sur la distinction bien privé/ bien public ne nous aide pas non plus beaucoup pour repérer la nature profonde de la monnaie. Si elle  permet l’échange privé et se trouve faire l’objet d’une appropriation privative, on sent bien aussi son caractère social et donc public, puisque sa valeur et sa capacité à circuler dépend fondamentalement d’un consensus social. Son utilité en quelque sorte dépend du regard d’autrui, ce qui n’est pas le cas d’un bien réellement privé. Mais la monnaie ne relève pas non plus véritablement de la théorie des biens publics. Le principe de non exclusion ne s’y constate pas : si on ne peut exclure l’usage d’un panneau de circulation routier, l’accès à la monnaie est plus problématique pour celui qui n’a pas les moyens de s’en procurer par le travail, le capital, la famille, etc. De la même façon, le principe de non- rivalité n’est pas respecté et les économistes évoquent par exemple, à offre de monnaie constante, l’effet d’éviction pouvant être engendré par un Etat trop accapareur d’épargne au détriment d’investisseurs privés.

 

La monnaie comme simple bien mis sous tutelle.

 

Les juristes seront d’un bien meilleur secours pour, au moins empiriquement, qualifier la monnaie. A cet égard la notion de service public selon la définition donnée par Léon Duguit est riche d’intérêt. Selon ce publiciste : « toute activité dont l’accomplissement doit être assuré, réglé, et contrôlé par les gouvernants parce que l’accomplissement de cette activité est indispensable à la réalisation et au développement de l’interdépendance sociale, et qu’elle est d’une telle nature qu’elle ne peut être réalisée complètement que par les gouvernants est un service public ».

Il est à priori possible, relativement à la monnaie, de contester une telle définition qui, rédigée au 19ième,  apparait inactuelle, voire à bien des égards erronée. Ainsi les monnaies locales assurent l’interdépendance sociale et fonctionnent fort correctement sans les Etats. Conçues pour assurer l’interdépendance sociale (elles ne libèrent jamais) les Etats y apparaissent complètement inutiles. Toutefois les monnaies dites modernes sont d’une autre nature, car elles sont réserves de valeur et sont de la liberté (« liberté frappée » disait-on autrefois). Parce que l’interdépendance sociale n’est plus faite de réciprocité volontaire et directement visible pour les acteurs, il faut bien une extériorité, venant garantir la réserve de valeur ou le réel pouvoir libératoire de l’instrument monétaire. Dans le cas de la monnaie locale ,il y a auto production du lien qui fait société. Dans le cas de la monnaie moderne, c’est un extérieur qui doit produire la confiance dans l’interdépendance sociale. La monnaie doit donc être effectivement un bien mis sous tutelle. De ce point de vue, Léon Duguit et son idée de service public, exprime bien une réalité indépassable de la monnaie moderne, idée qui sera repris bien plus tard par Richard Musgrave (1957) sous l’expression de « bien tutélaire ».

 

 Aller  plus  loin pour comprendre la nature de la monnaie.

 

Nous voudrions allez beaucoup loin et montrer que cette dernière idée- la monnaie comme bien tutélaire- désigne une réalité beaucoup plus fondamentale  toujours masquée, à savoir que la monnaie est un objet politique central dont le devenir historique est sa progressive dégradation en objet aux apparences simplement économiques. Et donc une apparence redevable de l’analyse économique. Mais une dégradation ne signifie  pas pour autant, un  changement de nature.

 

Historiquement, à l’aube de la naissance du politique et de l’Etat, le pouvoir s’annonce comme instance  récupèrant les propriétés de l’universalisme de toute religion, à savoir l’idée de dette des hommes vis-à-vis des puissances de l’au- delà.  Ce qui était de l’ordre de la dette de vie envers les dieux, devient endettement généralisé envers un pouvoir violent : un « coup d’Etat fondant l’Etat » selon une expression devenue célèbre[3]. Les formes de la dette nouvelle sont autant de sacrifices, variés en qualité, et  variés en quantité de violence: dette de sang,  esclavage généralisé, tribut divers, corvées, impôt. L’impôt moderne, monétaire, trouve ainsi ses racines dans le remplacement du religieux par le politique. Mais la partie de la dette appelée impôt monétaire, n’est vraiment dette que si le pouvoir a la capacité de se faire payer en une  monnaie qu’il a choisi, c’est-à-dire celle qu’il contrôle. Si tel n’était pas le cas, le pouvoir prendrait le risque de se faire payer – la dette des sujets - en une monnaie non admise par ses créanciers, ce qui reviendrait à une libération des sujets vis-à-vis de l’impôt. Par exemple, on voit mal un Etat acceptant de se faire payer en monnaie locale, que l’on pourrait imprimer et qui ne correspondrait qu’à fort peu d’utilité pour lui, tant la monnaie locale échappe à l’universel recherché par l’Etat. Parce que ce dernier exige l’universel seul susceptible de maintenir l’intégralité de la dette des sujets, il ne peut accepter qu’une monnaie parfaitement convertible. Plus concrètement encore, on voit mal un commerçant algérien implanté en France payant ses impôts au Trésor français en Dinars…inconvertibles…

 

La monnaie est le cœur du réacteur du pouvoir en formation

 

On peut ainsi dire, et ce à l’appui des thèses néochartalistes que la monnaie moderne, avec toutes ses caractéristiques, est historiquement la forme choisie par le pouvoir pour le règlement de la partie de la dette des sujets appelée impôt .

Toujours sur le plan historique, la forme choisie par le pouvoir est celle qui rend sa créance la plus universelle c’est à dire la plus liquide possible. Concrètement, parce que le pouvoir exerce des fonctions guerrières coûteuses et qu’il est souvent amené à effectuer des paiements au profit d’autres pouvoirs extérieurs à lui, la forme choisie ou élue -par tous les pouvoirs politiques - sera le métal.

Il est faux de dire que le métal est une valeur en soi, comme pourra l’énoncer Marx et bien des économistes. Le métal est simplement la liquidité universelle qui, spontanément, a généré de l’inter action sociale. Et de la liquidité universelle qu’il affiche, découlera sa fonction réserve de valeur. Liquidité universelle et réserve de valeur sont indissolublement liés.

Ce créancier universel qu’est l’Etat en formation peut aussi contracter des dettes envers d’autres pouvoirs, mais aussi envers des personnes qu’il ne contrôle pas, et qui pourtant sont d’une grande utilité. Il s’agit des mercenaires que l’on rétribuera  en métal. Les mercenaires utiliseront ainsi le métal pour leurs dépenses - de simples dépenses courantes de consommation - auprès des sujets endettés, sujets endettés qui paieront l’impôt à partir des ressources acquises sur les  dépenses des mercenaires.

Le cercle est ainsi bouclé, et le  "Circuit du Trésor" cher à François Bloch Lainé n’est pas une invention de l’Administration française de l’après  seconde guerre mondiale, mais le cœur même de toute chaudière étatique en formation.

Il apparait ainsi que la nature profonde de la monnaie, ce qui constitue en quelques sorte son identité au sens génétique du terme, est fondamentalement politique. Ce n’est pas un bien mis sous tutelle par le pouvoir une fois que celui-ci est né. Il est le moyen de son engendrement et de la violence qu’il génère. C’est la raison pour laquelle la monnaie doit plutôt être désignée comme objet politique  central : elle est ce qui a fait l’Etat. Et elle est aussi l’objet qui en assure son maintien. Telle est sa marque biologique qui permet de bien comprendre les évènements historiques qui la concerne. Elle permet aussi de comprendre ce qui souvent n’est plus discuté, et surtout plus mis en avant, avec l’évolution du pouvoir vers sa forme Etat de droit : « Battre monnaie est un attribut de la souveraineté ».



[1] On pourra citer bien sûr Friedrich Hayek, mais aussi David Friedman ou Pascal Salin. On trouvera en fin d’article une courte bibliographie.

[2] Parmi eux citons Lawrence H White (1995), Kevin Dowd, ou Kurt Schuler.

[3] Cf l’analyse de Pierre Clastres dans « La société contre l’Etat » ,Minuit,Paris,1974.

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3 février 2013 7 03 /02 /février /2013 17:36

 

Je vous propose une nouvelle vidéo sur la monnaie et le 100% Monnaie qui m'a été proposée.

www.centpourcentmonnaie.fr

Elle utilise la représentation visuelle de la feuille comptable afin de mieux appréhender les mécanismes monétaires en jeu. Je l’ai beaucoup appréciée et y ai trouvé un plus par rapport aux autres présentations que l’on trouve sur le marché notamment sur ce qui touche Bâle.

 

 

 

 

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30 janvier 2013 3 30 /01 /janvier /2013 10:41

                                        

La crise de la zone euro a clairement révélé les insuffisances de la construction de la monnaie unique. Insuffisances qui font encore débat puisque le courant dominant et la stratégie correspondante privilégie encore la voie de la solution individuelle (chaque pays est responsable de ses comptes), tandis qu'un autre courant, propose de passer par davantage de solidarité (budget commun , eurobonds,etc.).

Le présent texte se propose de tester la faisabilité d’une construction solidaire en questionnant la théorie rawlsienne de la redistribution.

L’ordre Rawlsien

On sait que Rawls est un auteur américain qui dans sa "Théorie de la Justice" s'est longuement interrogé sur de possibles alternatives à la montée de l'ultralibéralisme américain. Dans sa vision, une bonne société est celle qui n'accepte comme niveau d'inégalités, que celui qui procure le grand avantage aux plus démunis. Il s'agit bien sûr d'une théorie normative: Rawls n'explique pas le monde "tel qu'il est " mais bien "tel qu'il devrait être". En ce sens nous ne sommes pas dans une démarche scientifique. Au surplus Rawls se place dans un monde idéal peuplé d'individus (nous sommes dans l'individualisme méthodologique) qui fait de chaque acteur un personnage auto déterminé. A partir de cette axiomatique Rawls démontre que le contrat social qui doit logiquement naitre d'une société  peuplée d'individus auto déterminés, passe par une négociation sous "voile d'ignorance" où les acteurs négocient une constitution débouchant sur le niveau optimal d'inégalites : celui qui assure le maximum de bien -être aux plus démunis. l'idée de voile d'ignorance définit selon Rawls une situation où les participants à la négociation ne connaissent  pas leur position originelle dans la société: riche, malade, pauvre, handicapé, etc. Cette méconnaissance, et donc le risque correspondant, amenant les sociétaires à faire le choix de la bonne société, celle qui peut protéger au cas où les individus seraient mal placés sur l'échiquier de la distribution sociale.

Ce maximum de bien être, assuré aux plus démunis, est évidemment fourni par les autres individus dont les capacités productives plus grandes, verront les fruits correspondants partiellement redistribués aux plus démunis. Sans le dire ouvertement, Rawls envisage donc un ordre de type social-démocrate.

Son raisonnement vaut évidement dans l'ordre national où les individus sont acteurs d'un espace type Etat-Nation. Ce raisonnement avec construction d'un ordre social "sous voile d'ignorance" est-il adaptable au cas où les sociétaires, devenus citoyens, sont remplacés par des Etats-Nations? Et il s’agit bien d’Etats qui deviennent les sociétaires d’un ordre à contruire, par exemple une europe fédérale ou confédérale. De ce point de vue, les tentatives d’adapter Rawls à l’ordre international en partant des individus ( Charles Beitz ou Thomas Pogge) paraissent irréalistes : la construction d’une Europe fédérale ne peut qu’être le fait des Etats.

Sociétaires " individus" et sociétaires "Etats-Nations" "

La première idée qui vient lorsque l'on passe de l'individu à l'Etat, est que fort banalement le champs de la négociation est fort différent. Les Etats, surtout lorsqu'ils ont atteint la forme Etat de droit, ne sont pas des acteurs auto déterminés, mais des acteurs dont la réalité comportementale est le résultat d'un instable compromis antérieur, celui des groupes sociaux qu'ils sont censés rassembler. Les Etats et donc leurs représentants, c’est-à-dire les entrepreneurs politiques, qui sont ainsi invités à négocier sous voile d'ignorance pour construire le projet européen, ne sont pas des sujets ou des citoyens, mais au moins partiellement des exécutants d'ordres venus de la base. Ils ne sont toutefois pas que cela, car ces exécutants sont des entrepreneurs politiques qui proposent des programmes  achetés par la base, achat qui se matérialise par un résultat électoral  correspondant à la conquête ou la reconduction au pouvoir des dits entrepreneurs. Ils ont donc des intérêts en liaison avec la base, ce qui ne veut pas dire qu’ils ne font que représenter la base : ils ont des intérêts propres.

Si donc la constitution européenne ou le contrat européen a pour but de rendre viable durablement, par exemple la monnaie unique, nous ne sommes déjà plus dans une négociation sous voile d'ignorance. De fait le raisonnement sous voile d’ignorance, difficile à imaginer, mais sans doute possible pour des individus à la recherche d’une bonne Constitution, est une radicale impossibilité logique dans le cas de la construction d’une constitution fédérale européenne. En effet, si l’on imagine un budget fédéral à des fins redistributrices  en vue d’assurer l’édification d’une zone monétaire optimale, cela signifie nécessairement que les sociétaires (les Etats) connaissent la réalité et qu’il ne saurait être question d’en faire abstraction. Et cette réalité est très largement conflictuelle… dès le début de la négociation. Ainsi est-il possible d’estimer la réalité de façon fort contradictoire…Nous ne sommes plus dans l’hypothèse rawlsienne où l’individu incapable de savoir quelle est sa situation se montre beaucoup plus ouvert et coopératif.

Les pays du sud peuvent légitimement mettre en avant qu’ils sont victimes d’une monnaie unique qui ne leur permet pas d’accéder à la compétitivité externe. Mais les pays du Nord peuvent rétorquer que le sud a eu le grand tort historique de s’être  « drogué à l’euro ». En retour ces derniers peuvent répondre que la « drogue euro » fût très favorable au nord qui a pu voir ses exportations garanties par disparition des risques de taux de change. Arguments et contre- arguments peuvent s’enchainer sans fin.

Le raisonnement mené à partir de la matière première euro aurait pu être mené à partir de toute autre considération. Dans le raisonnement initial de Rawls, l’individu est en quelque sorte une pièce détachée ( il ne voit pas que la réalité vécue est le résultat possible d’un jeu social antérieur), pièce simplement soucieuse de sa position vécue comme « naturelle » (malade /bien portant ; jeune/vieux ; riche/pauvre, etc.). Dans le cas d’un raisonnement appliqué à des nations souhaitant construire une Constitution fédérale ou confédérale, il n’y a plus de détachement possible : la réalité est historique et résulte aussi de jeux antérieurs, jeux  dont les acteurs ont une représentation nécessairement non objective donc plus ou moins discutable ou contestable.

Alors que dans un monde d’individus, la négociation sous voile d’ignorance- même très difficile- est pensable et peut aboutir fort logiquement à la bonne société, sociale-démocrate et redistributive de Rawls, il semble illusoire d’aboutir à l’idée de fédération européenne sociale-démocrate et redistributive. Dans le premier cas, le voile d’ignorance peut être imaginé et c’est un peu ce que l’on vérifie, parfois, historiquement lors des changements de Constitution. Bien sûr la société est-elle toujours déjà construite et la situation originelle n’est qu’une construction intellectuelle, et à ce titre raisonner sur des individus et sur des Etats est formellement la même chose. Pour autant la grande différence est dans la matière première : l’hypothèse d’un voile d’ignorance fondateur d’un bon compromis entre Etats est un exercice particulièrement difficile.

 

Impossible « non société » et évidente pérennisation d’Etats

 les Etats  et leurs entrepreneurs politiques en négociation ne sont intéressés à une constitution européenne que si la solidarité est  assurément plus avantageuse que l'isolement. Et quand il est dit solidarité plus avantageuse, c’est évidemment sous l’angle de la conquête ou la reconduction au pouvoir national. Cette question ne se pose pas dans le raisonnement rawlsien où l'individu ne peut être seul, et ce même pour les "ultra" de l'individualisme méthodologique : il faut bien d’une façon ou une autre faire société. Parce que L'Etat est déjà un ensemble protecteur constitué, le passage à la fédération est extraordinairement difficile . Alors que l’association avec mon semblable correspond à une obligation de simple survie dans le cas d’individus, l’association entre Etats ne peut que fort rarement correspondre à de la survie et, historiquement, c’est plutôt la frontière (le dedans opposable au dehors) qui sécurise réellement ou idéologiquement.

Mais il existe beaucoup d’autres causes qui empêchent le contrat rawlsien  fédéral ou confédéral.

 

Choix dominants (Etats-Nations ou mondialisation) et choix dominés ( fédéralisme)

Les groupes qui ont intérêt à la fin des frontières sont moins nombreux à envisager une frontière confédérale intermédiaire. En clair, les partisans de l’ouverture ne se contentent pas du niveau fédéral et préfèrent passer à la mondialisation. C’est que l’échelon intermédiaire apparait pour ces groupes comme la nouvelle forme de la fermeture avec la fin des jeux possibles sur la concurrence fiscale ou sociale ou la fin des prix de transferts fiscalement avantageux. Pour ne prendre qu’un seul exemple , l’Irlande, avec le compromis social qui règle les objectifs de son Etat et de ses entrepreneurs politiques, préfère la mondialisation, à la confédération européenne qui ne pourrait plus accepter son actuel taux d’imposition dérogatoire sur les sociétés  Quand l’intérêt de l’ouverture existe, il se déploie donc plus volontiers au niveau mondial, tout en souhaitant ménager des zones mi ouvertes et mi fermées (les vieilles nations) qui permettent les meilleurs arbitrages possibles.  L’intérêt des groupes partisans de  frontières protectrices n’est pas celui correspondant à la naissance de frontières élargies à l’espace fédéral. Parce que beaucoup plus repliés sur le vieil Etat Nation, ils mesurent mal l’avantage d’un déplacement de protection à un niveau fédéral. Les entrepreneurs politiques eux-mêmes, au-delà de leur obligation de représenter le compromis acceptable sur les marchés politique, compromis assez peu favorable au stade  fédéral ou confédéral, sont eux-mêmes peu intéressés par la perte d’une partie des leviers de commande qu’exige le passage au niveau fédéral.

 

Les idéologies dominent la raison

Maintenant quand il est dit que logiquement le passage au fédéralisme s’opère lorsque l’arbitrage coût/ avantages, l’y incite, il s’agit là d’une affirmation très théorique, très idéologique et fort éloignée des réalités. En particulier il est erroné d’affirmer que la mondialisation exige des regroupements, que nous sommes trop petits, que seuls nous quittons l’histoire, etc. Il est des  petits pays qui ont peut-être intérêt au fédéralisme (Portugal, Grèce), mais il en est d’autres où le compromis social, beaucoup plus tourné vers le libéralisme (Irlande, Lettonie) voit dans le fédéralisme une nouvelle camisole.  Il est donc, à l’inverse des individus rawlsiens qui ne font jamais sécession à la table de négociation, des Etats qui refuseront le passage au fédéralisme et préféreront, soit de voter avec les pieds, soit de bloquer la négociation. Situation qui n’est pas très éloignée de ce qui se passe aujourd’hui, entre la Grande Bretagne qui se contente du grand marché, et d’autres pays soucieux d’aller plus loin pour éviter la ruine de la monnaie unique.

 Mais il est des situations encore plus complexes où le compromis social mis en mouvement par les entrepreneurs politiques est schizophrène. L’exemple  de l’Allemagne est, parmi d’autres, intéressant en ce que  des entrepreneurs politiques seraient à priori favorables au fédéralisme, mais où d’autres sont heureux de voir une cour constitutionnelle (la cour de Karlsruhe) qui interdit de fait tout transfert budgétaire. Et donc toute réelle tentative de fédération ou de confédération.

De cet ensemble de réflexions il apparait clairement que l’apparition d’une fédération d’Etats européens disposant d’un budget réel est extrêmement peu probable. A fortiori un fédéralisme rawlsien avec effets redistributifs, type social-démocratie. Dans ce contexte tout ce qui peut ou doit  être entrepris est logiquement stratégie de contournement : la monnaie unique  exige bel et bien une redistribution fédérale irréaliste, et face à cette constatation, son  maintien ne pourra s’appuyer que sur les artifices de la BCE ou du FESF. Des objets que l’on maintient loin des Etats qui resteront le plus logtemps possible ce qu'ils sont .

 

 

 

 

 

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26 janvier 2013 6 26 /01 /janvier /2013 15:57

Avec le temps acheté par les banquiers centraux qui maintiennent en vie la machine à fabriquer de la dette pour empêcher l'effondrement financier et économique planétaire, beaucoup d'experts persistent dans l'erreur et concluent des raisonnements que le simple bon sens peut aisément récuser.

 Ainsi il est aujourd'hui affirmé haut et fort que si l'austérité est difficilement supportable, les premiers dividendes commencent à se manifester. Le cas de La Grèce, du Portugal de l'Irlande, de l'Espagne, mais aussi de la Lettonie sont ainsi évoqués pour vanter les mérites d'une compétitivité en voie de restauration.

Le moteur de cette compétitivité n'est évidemment pas la hausse de la productivité physique des facteurs de la production, il est plus simplement la baisse  sur la période 2009/2012 du coût salarial unitaire : plus de 20% pour la Lettonie, 12% pour la Grèce, 9,9% pour l'Irlande, 7,9% pour le Portugal, 7,4% pour l'Espagne.

Bien évidemment, il en résulte une baisse de la demande intérieure, elle même favorisée par la baisse de la dépense publique (santé, éducation, etc.). Cette baisse en volume depuis 2009, et calculée à partir d'une base 100 en 1999, correspond à 30 points pour la Grèce et la Lettonie, et approximativement 12 points pour l'Espagne et le Portugal.

Il n'est guère besoin d'être expert, pour comprendre que cette baisse de la demande intérieure, procure des effets bénéfiques en termes de recul des importations: la baisse est le produit de la propension à importer par la variation de la demande intérieure. A l'inverse, la baisse du coût du travail rend les exportations plus aisées, ce qui se manifeste de façon assez spectaculaire. Ainsi entre Janvier 2009 et octobre 2012, l'Espagne voit le volume de ses exportations mensuelles doubler, Grèce et Portugal augmentent de 80% leurs exportations, tandis que l'Irlande, pays déjà très exportateur avant 2008 ne fait que retrouver la situation d'avant la crise.  

Cette embellie due à la compétitivité, est évidemment un choc pour les autres pays fournisseurs et clients , essentiellement le reste de la zone euro, qui doivent encaisser en termes de recul d'activité, aussi bien la chute de la demande intérieure, que le regain des exportations de l'Espagne, du Portugal, de l'Irlande, du Portugal, etc. L'Italie est du reste sur le même chemin. Bien évidemment, les experts en raisonnement erronés risquent de répondre en disant que tous doivent prendre ce chemin difficile mais vertueux. Mais alors, si tous doivent davantage exporter et si tous doivent dégonfler la demande intérieure, aussi en réduisant les dépenses publiques, qui va acheter?

Nous le voyons il est impossible de na pas évoquer la question essentielle, souvent abordée dans ce blog: la configuration actuelle de la mondialisation, avec des chaines de la valeur très découpées pour répondre à la vieille crise du fordisme, n'a fait que développer un écart croissant, entre offre globale mondiale et demande globale mondiale.    Ecart comblé jusqu'ici, par la machine à faire de la dette, dont l'épuisement se matérilise en crise financière gérée faute de solution de façon de plus en plus accrobatique . Les châteaux de cartes sont comme les courbes: ils ne peuvent monter jusqu'au ciel.

A l'inverse, constatons qu le contrôle qualité des raisonnements économiques, n'arrive pas, lui, à décoller.

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23 janvier 2013 3 23 /01 /janvier /2013 23:00

    En relevant son objectif d'inflation à 2% et en s'engageant à racheter 13000 milliards de Yens d'actifs par mois, soit plus de 100 milliards d'euros mensuels, La BoJ répond assez docilement aux injonctions du nouveau gouvernement japonais. On sait aussi qu'en grande partie les actifs correspondats seront de la dette publique.

Logiquement, ce changement doit impulser une baisse du taux de change, une hausse des prix des marchandises à fort contenu en importations et une relance des exportations. Les effets pervers bien connus, si l'on ne change pas les règles du jeu, sont naturellement le risque de l'élévation du coût de l'endettement public, surtout la dette à long terme, dont les taux pourraient incorporer une prime de risque inflationniste. 

Logiquement, la finance devrait s'inquièter d'une telle stratégie en raison de bilans chargés lourdement d'obligations qui pourraient ainsi se déprécier, mettre en péril le système bancaire et le voir réagir en termes de limitation des prêts, donc de récession confortée malgré une volonté publique de relance.

Bien évidemment tout cela est vrai dans le cadre du paradigme dominant qui accepte de concrétiser une modification du rapport de forces entre entrepreneurs politiques et entrepreneurs de la finance protégés par la Banque Centrale, mais qui ne va pas jusqu'au bout du changement minimal exigé pour limiter les effets de la crise.

Pour améliorer substanciellement la situation, il faut casser la machine à faire de la dette, et ne pas se contenter de quantitative easing, même lourd, qui s'appuie toujours sur une logique de marché du financement de la dette publique. La BoJ peut très bien - en supposant un tout autre rapport de forces -ne pas racheter , même de très gros volumes de la dette publique, et simplement être soumise à un Trésor qui exige un financement illimité à coût nul.

Cette stratégie est la seule qui puisse restaurer un minimum de croissance avec forte baisse du taux de change. Le tout bien évidemment dans le cadre d'une stratégie non coopérative, reportant le poids de la crise sur les autres pays victimes de la dévaluation.

 

 Cette stratégie ne serait pas  au surplus nécéssairement défavorable à la finance. La restauration du pouvoir politique sur la monnaie est favorable au maintien de taux bas, ce qui protège les bilans bancaires, tandis que la dépense publique nouvellement augmentée par le biais du financement illimité du Trésor, nourrit les comptes bancaires et donc la liquidité bancaire. cette remarque - si on la généralise aux autres pays- signifie que vraisemblablement, le temps des Banques Centrales indépendantes est probablement dépassé: le coût net global  pour la finance du rétablissement de l'autorité monétaire n'étant peut être pas trop élevé.

Et avec ce dépassement, le monde entrera dans une nouvelle phase  de la grande crise: celle de la guerre des monnaies, chaque pays cherchant à reporter le poids de la crise sur l'ensemble des autres. Ce que semble confirmer le président de la Bundesbank, qui voit dans la perte de l'autonomie des Banques Centrales le risque de la course à la dévaluation et - citation délicieuse - "une politisation plus forte des taux de change"... 

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23 janvier 2013 3 23 /01 /janvier /2013 08:34

On trouvera çi-dessous le plan de ma conférence prononcée au Cercle Aristote le 21 janvier 2013 à Paris:

                  Qu'est-ce qu'une Banque Centrale?

 

-        Vers un changement de paradigme concernant les Banques Centrales ?

-        La monnaie moderne est, historiquement, la forme choisie par le pouvoir pour le règlement de la partie de la dette des sujets appelée « impôt ».

Explication :

    -     Historiquement le pouvoir fait des sujets, des endettés ;

    -    Il récupère pour cela le fondement universel des religions qui  fait  des  hommes, des endettés vis-à-vis des forces de l’au-delà ;

    -     la dette est multiforme : vie, travail forcé, ressources diverses, impôt  monétaire ;

                -     le pouvoir choisit la forme de la monnaie de l’impôt monétaire :  historiquement le métal, car   liquidité universelle et réserve de  valeur.

                  -     La monnaie métallique apparait-historiquement - comme règlement de la dette du pouvoir vis-a-vis des mercenaires qu'il emploie.

 

-        La circulation monétaire à partir des dépenses des mercenaires constitue la richesse qui sera prélevée sur les sujets, richesse appelée « impôt ».

 

-        La première forme de  Banque Centrale est une mine  de métal soudée au Trésor Public.

-        La monnaie est ainsi historiquement un objet politique central bien plus important qu’un simple « bien public ». D’où la bonne compréhension de l’expression :

                               « Battre monnaie est un attribut de la souveraineté ».

 

-        Parce que métallique et réserve de valeur, la monnaie devient  «  loi d’airain » pour le pouvoir.

 

-        La marche progressive du pouvoir  vers l’Etat de droit, devient baisse de niveau d’intensité et partage de la violence d’Etat : des sujets peuvent devenir des créanciers du pouvoir.

 

-La dette publique est un signe tangible de la baisse de la violence d’Etat, et son transfert progressif au secteur privé de la finance.

 

-        Parce que les Banques Centrales, nées d’une baisse de la violence d’Etat, sont amenées à gérer l’objet politique central qu’est la monnaie, elles sont des

                                               institutions politiques centrales

 

-        Le détachement progressif des Banques Centrales vis-à-vis des Trésors correspond au transfert de l’objet politique central au secteur privé de la finance.

 

-        Les évolutions historiques des statuts des Banques Centrales traduisent l’évolution des rapports de forces entre finance et entreprenariat politique.

 

-        L’actuelle indépendance des Banques Centrales est la forme suprême de l’apparent démantèlement du politique.

 

 

 

                                           

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